La dernière innovation technologique de l’industrie de la téléphonie mobile, la 5G, devrait être disponible en Belgique en 2020 ou 2021. Au-delà des questions environnementales et sanitaires, son déploiement soulève des questions essentielles.
La dernière innovation technologique de l’industrie de la téléphonie mobile, la 5G, devrait être disponible en Belgique en 2020 ou 2021. Son déploiement nécessiterait à Bruxelles un nouvel assouplissement de la norme de protection sanitaire contre les rayonnements électromagnétiques. Mais la 5G ne pose pas seulement des questions environnementales et sanitaires. En couplant la 5G avec les nouvelles technologies de l’intelligence artificielle et de l’internet des objets, l’industrie du numérique et des télécommunications ambitionne de nous faire basculer dans le monde de l’hyper-connectivité permanente. Ce basculement soulève des questions essentielles sur le modèle de société, celui des smartcities hyper sécurisées, des habitations connectées et des voitures autonomes, qu’entend façonner l’industrie du numérique et des télécommunications.
La 5G, c’est d’abord plus de vitesse et plus de puissance pour les smartphones. Le temps de latence des futurs smartphones 5G, c’est-à-dire leur vitesse de connexion, sera de l’ordre de la milliseconde. Le débit de transmission des données pour l’utilisateur sera quant à lui 10 fois supérieurs à celui de la 4G. La 5G aura également pour spécificité de pouvoir servir de moyen de connexion pour l’internet des objets, la communication machine-to-machine et toute la gamme des objets connectés. Elle pourra ainsi connecter jusqu’à un million d’objets connectés au km². [1].
Forte de ces performances, l’industrie des télécommunications mène une campagne de marketing intense pour vanter les multiples avantages de sa dernière innovation technologique. Si les premiers smartphones estampillés 5G seront disponibles très prochainement, la technologie 5G n’est pourtant pas au point. Elle ne le sera qu’en 2025, au mieux. D’ici là, il faudrait plutôt parler de 4G améliorée ou d’une 4,9G. Par-delà ce problème de calendrier, lorsqu’on examine de plus près les nouvelles fonctionnalités de la 5G, sa dimension « révolutionnaire » pose également question. La plupart des innovations mises en avant ne nécessitent pas la 5G. Nombre d’entre elles étaient déjà possibles avec les précédents standards et la majeure partie des exemples donnés par l’industrie n’ont guère de sens avec une technologie sans fil. Une connexion fixe paraît bien plus pertinente. Quel sens y a-t-il à réaliser des vidéoconférences en pleine rue ? Pourquoi avoir besoin de cette technologie dans un hôpital pour une opération chirurgicale à distance ? La vitesse et la puissance de la 5G permettront de regarder des vidéos en ultra-haute définition depuis son smartphone mais une telle qualité d’images n’a que peu d’intérêt au vu de la taille des écrans. Certes, de nouveaux jeux, et sans doute certains en réalité virtuelle, seront commercialisés mais il est difficile de justifier le déploiement massif de la 5G pour un Pokemon Go version 5G. Dans l’internet des objets, la nécessité de la 5G est également loin d’être évidente. Différentes technologies mobiles existent également déjà pour connecter ces appareils comme le wifi ou Bluetooth. Rien n’assure que la 5G trouvera sa place à l’avenir parmi la multitude des moyens de connexion possible. Le wifi par exemple pourrait également servir de moyen de connexion des futures voitures autonomes.
Le but de la campagne de marketing autour de la 5G est d’abord et avant tout de vendre une nouvelle génération de terminaux mobiles (smartphones, tablettes, etc.) [2]. Ces dernières années, la vente des smartphones stagne. Les promesses autour des performances de la 5G permettraient de redynamiser l’activité des équipementiers. La nécessité de modifier la norme de protection contre la pollution électromagnétique n’est pas quant à elle directement liée à la 5G. Elle est bien plutôt la conséquence d’une augmentation du trafic sur les réseaux de téléphonie mobile. La croissance du trafic mobile est exponentielle. Aujourd’hui, la consommation individuelle de données mobiles s’élève à 5,6 Go par mois [3]. Dans les prochaines années, ce chiffre devrait s’envoler. Si l’on en croit certaines études, cette consommation pourrait atteindre une moyenne de 200 Go par utilisateur dans le monde en 2025 [4]. La vidéo sur smartphones représente à elle seule plus de la moitié de la consommation de la bande passante. Et la 5G va encore doper le trafic.
S’il faut prendre avec prudence le discours marketing de l’industrie des télécommunications, il est essentiel par contre de s’interroger de manière plus large sur les évolutions en cours dans le numérique auquel des technologies mobiles comme la 5G servent d’instruments de connexion. Depuis le succès fulgurant des premiers PC dans les années 80, le numérique occupe une place sans cesse plus importante dans nos existences. Avec le développement de l’internet des objets, un nouveau seuil sera franchi dans cette extension continue du numérique. Une multiplicité d’objets en tout genre sont métamorphosés en objets connectés. Cela va de la brosse à dents intelligente, aux enceintes connectées en passant par les compteurs communicants [5]. Des capteurs sont placés sur chacun de ces objets afin de collecter des données. Celles-ci sont ensuite interprétées par des logiciels d’intelligence artificielle qui déterminent une action en retour, que la machine effectue d’elle-même ou qu’elle suggère aux humains d’accomplir. En 2017, il y avait 5,9 milliards d’objets connectés dans le monde (en ne tenant pas compte des tablettes, ordinateurs portables et smartphones). En 2018, il y en avait environ 15 milliards et il devrait y en avoir 21,5 milliards en 2025 [6].
Avec toute la gamme des objets connectés, le numérique ne se limite plus à son usage sur des écrans d’ordinateurs et de smartphones. Il s’étend désormais à l’ensemble des objets de notre quotidien. Pour l’industrie du numérique, chaque espace-temps de nos vies, à la maison, en voiture ou au travail, constitue une opportunité de marché à saisir. Parler d’« objets connectés » paraît d’ailleurs insuffisant dans la mesure où ce ne sont pas tant finalement des objets qui sont connectés que les habitations, les routes, les villes, les usines et jusqu’à nos propres corps. Analysant cette nouvelle configuration, le philosophe Éric Sadin affirme que « l’extension de capteurs sur nos surfaces corporelles, domestiques et professionnelles, croisée à la puissance de l’intelligence artificielle constitue l’horizon industriel majeur de notre époque et de la troisième décennie du xxi e siècle » [7].
L’emprise des technologies numériques est non moins problématique au plan social et politique. Les prouesses réalisées dans le domaine de l’intelligence artificielle et de l’internet des objets exercent une forme de fascination. L’intelligence artificielle en vient ainsi à être perçue comme potentiellement plus performante que les cerveaux humains et serait de ce fait plus apte à prendre des décisions complexes. Les compteurs communicants sont présentés ainsi comme un outil indispensable pour réaliser la transition énergétique. Les smart cities s’inscrivent dans la même perspective. Elles prennent pour modèle les usines connectées qui fleurissent partout dans le monde avec leurs capteurs disséminés sur l’ensemble des chaînes de montage pour accroître la productivité. Pilotées par le même type de logiciels d’intelligence artificielle, les smart cities optimiseraient le fonctionnement des villes. Le trafic routier sera mieux régulé, l’énergie mieux distribuée, la gestion des déchets sera améliorée et la ville sera sécurisée grâce à la multiplication de caméras de surveillance intelligentes.
Cette foi dans les technologies numériques comme remède aux maux de ce monde est du même ordre que celle qui animait les apôtres des OGM et du nucléaire. Ces technologies nous étaient vendues comme la réponse, dans un cas à la faim dans le monde, dans l’autre aux besoins sans cesse croissants d’énergie. Plutôt que d’interroger les causes de ces problèmes – le déséquilibre des rapports Nord-Sud ou l’insatiable soif d’énergie de nos sociétés consuméristes –, pareille solution technique permet d’esquiver ces questions dérangeantes et de maintenir les choses en l’état. La solution technique a également pour conséquence de confier à des entreprises privées, et souvent à des mastodontes économiques, le soin de donner leurs réponses à des problèmes sociaux essentiels. Les géants du net sont déjà bien implantés dans l’éducation et la médecine. Avec les smart cities, ils lorgnent sur les politiques de gestion urbaine. Précurseur, Google a obtenu de pouvoir mettre en chantier un prototype de ville-modèle dans un quartier de Toronto [8].
Le progrès des technologies numériques et des télécommunications a également un coût social et environnemental faramineux. Depuis le début de l’ère industrielle, le même processus se répète inlassablement. C’était déjà au nom de la même conception du progrès que les ouvriers, dès l’aube de la révolution industrielle, étaient contraints à des conditions de travail inhumaines. Il n’est sans doute pas abusif à cet égard de comparer la condition actuelle des petites mains du numérique – dans les usines asiatiques d’assemblage de smartphones, au sein d’entreprises comme Uber et pour les employés de bureau connectés 24h sur 24 – à celle de leurs aïeux du xix e siècle. Et hier comme aujourd’hui, les dévastations environnementales générées par le progrès industriel sont systématiquement minimisées. Le virtuel entretient l’illusion d’un univers coupé de tout rapport à la réalité matérielle. Le secteur du numérique est pourtant l’un des plus énergivores et des plus polluants de la planète. Aujourd’hui, l’énergie globale consommée par l’usage immodéré du numérique est supérieure à celle du transport aérien, soit près de 10 % de la production électrique mondiale. Cette consommation augmente sans cesse. Or, quasiment rien n’est fait pour freiner ce phénomène. Au contraire, la consommation numérique est encouragée en permanence, comme en témoigne toute la publicité autour de la 5G. Les conditions de production des appareillages numériques est tout aussi catastrophique. L’extraction des métaux rares nécessaires à la fabrication de composants essentiels des ordinateurs et des téléphones portables constitue un scandale environnemental et humanitaire sans nom. [9]. À l’autre bout de la chaîne, les déchets électroniques s’accumulent quant à eux dans des décharges en Afrique. Seul un tiers de ces déchets sont recyclés. Or, ceux-ci contiennent des substances qui présentent des risques environnementaux et sanitaires considérables s’ils ne sont pas traités de manière adéquate.
L’usage devenu massif de la téléphonie mobile a également généré une forme inédite de pollution industrielle, la pollution électromagnétique. Celle-ci résulte de l’accumulation d’ondes provenant de multiples sources : les ondes des antennes dédiées à la 2G, 3G, 4G et bientôt la 5G mais également celles générées par les téléphones portables eux-mêmes, et enfin les ondes produites par les différentes technologies mobiles : wifi, Bluetooth (utilisé notamment pour les souris et les écrans sans fil), et celles des objets connectés. La croissance exponentielle du trafic mobile et l’essor fulgurant du marché des objets connectés font de la question de la limitation de la pollution électromagnétique un enjeu essentiel de luttes récentes [10]. A Bruxelles, jusqu’en 2014, la limite légale était de 3 V/m. Le seuil de tolérance a été revu à la hausse en 2014 à 6 V/m lors du déploiement de la 4G. Elle devrait passer bientôt à 14,5 V/m. Chaque nouveau standard de la téléphonie mobile est ainsi prétexte à une nouvelle régression environnementale. Les opérateurs plaident d’ailleurs déjà pour 41,2 V/m. Pour l’industrie des télécommunications, les limites juridiques à la pollution électromagnétique constitue l’une des plus sérieuses entraves à leur développement. Or, en principe, dans le droit européen, les normes de protection environnementale ne peuvent être revues à la baisse. C’est le principe dit de « standstill ». Pour assouplir ces règles, l’industrie, par la voie de leurs lobbies, invoque constamment l’idée de progrès. Jusqu’à présent, les pouvoirs publics, à Bruxelles comme presque partout dans le monde, suivent le raisonnement de l’industrie. Mais ils discréditent de la sorte leurs discours sur la nécessité de protéger impérativement la santé et l’environnement [11].
L’industrie des télécommunications exerce également un intense lobbying auprès de l’Organisation mondiale de la santé. Les recommandations de l’OMS en matière de pollution électromagnétique servent en effet de référence dans de nombreux États pour la détermination des limites légales à la pollution électromagnétique. Or ces recommandations, qui fixent le seuil de tolérance aux ondes électromagnétiques à 41,2 V/m, font l’objet de nombreuses critiques. Ce seuil a été établi en ne tenant compte que des effets thermiques des ondes. Depuis son adoption en 1998, de nombreuses études scientifiques ont montré que les ondes électromagnétiques ont également des effets biologiques et altèrent des mécanismes du vivant. En 2011, le Centre international de recherche sur le cancer (CIRC), une autre agence de l’OMS, a classé sur base de ces nouvelles études les ondes électromagnétiques comme « cancérigènes possibles ». Le seuil de 41,2 V/m de l’OMS n’a cependant pas été modifié [12].
La manière dont cette recommandation capitale de l’OMS a été prise soulève par ailleurs de graves problèmes de conflits d’intérêts qui ne sont pas sans rappeler ceux liés au tabac et aux pesticides. La recommandation de l’OMS est en effet elle-même basée sur les études d’une autre organisation internationale, l’ICNIRP (Commission internationale pour la protection contre les rayonnements non ionisants). L’ICNIRP est une organisation créée par des scientifiques issus du secteur du nucléaire. Elle a été présidée pendant de très nombreuses années par Michael Repacholi qui était également le coordinateur auprès de l’OMS des études sur les champs électromagnétiques. Or, il est avéré que Repacholi œuvrait en sous-main pour l’industrie des télécommunications. Plusieurs de ses collègues au sein de l’ICNIRP ont été également dénoncés pour ce même type de faits. En dépit de pareilles révélations, le seuil de 41,2 V/m est toujours maintenu. Le lobbying de l’industrie ne faiblit pas. Mais l’accumulation des preuves sur la dangerosité des ondes électromagnétiques et les appels de plus en plus pressants de scientifiques pourraient malgré tout faire bouger les choses.
L’industrie des télécommunications risque d’être confrontée, avec la 5G, à un autre problème majeur : l’emplacement des futures antennes 5G. Les ondes spécifiques utilisées pour la 5G nécessitent en effet d’installer des micro-antennes dans les villes tous les 100 à 150 mètres. Pour placer celles-ci, les opérateurs de téléphonie mobile ne se contenteront plus des toits comme aujourd’hui. Ils utiliseront le mobilier urbain disponible : panneaux publicitaires, feux de signalisation, voire bouches d’égout. Or, il est loin d’être évident que les habitants et les pouvoirs politiques locaux approuvent sans ciller l’implantation de centaines, voire de milliers de nouvelles antennes dédiées à la 5G sur leur territoire [13].
Le déploiement de la 5G et tous les fantasmes suscités par l’intelligence artificielle et l’internet des objets se heurtent enfin à une dernière difficulté et non des moindres. Il est vraisemblable que tous les dispositifs de surveillance, de publicité ciblée et d’assistance virtuelle de la société de l’hyper-connectivité suscitent dans un avenir proche des oppositions de plus en plus virulentes. Les résistances au déploiement des compteurs intelligents ont surpris les marchands du futur connecté. Cette lutte, qui allie critique environnementale et critique des dernières innovations numériques, ne restera sans doute pas sans lendemain, du moins peut-on l’espérer.
[1] Voir La 5G sur Terre comme au ciel
[2] Voir 5G : la course aux profits
[3] Pour se donner une idée, 5,6 Go équivaut environ à 60 h de streaming.
[4] T. DELOZIER, 5G : la consommation de données mobiles pourrait s’envoler jusqu’à 200 Go par mois en 2025, 13 mai 2019, www.lesnumeriques.com
[6] R. LOUKIL, L’Internet des objets, une opportunité de 151 milliards de dollars en 2018 et 1567 milliards en 2025, www.usine-digitale.fr, 29 août 2018.
[7] É. SADIN, La siliconisation du monde, L’échappée, 2016, p. 20.
[8] Lire à ce sujet J. HAËNTJENS, Comment les géants du numérique veulent gouverner nos villes, Rue de l’échiquier, 2018.
[12] Les normes actuelles limitant l’exposition de la population aux champs électromagnétiques protègent l’industrie
[13] Voir La 5G sur Terre comme au ciel