Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

Le logement d’abord

Mi-2023, lors d’un atelier de reportage dessiné, un groupe de dessinateur·ices croque pendant une semaine la gare du Midi et ses alentours, ses chantiers perpétuels dont celui du Métro 3. Mille histoires à raconter. Entre l’agitation et le flux, les magasins et le photomaton… iels observent que certaines personnes sont immobiles et ne se pressent pas pour attraper un train…

© Axel Claes, Elise Debouny, Maaike Beuten, Denis Glauden, Poorva Goel, Eva Hilhorst et Francesca Quinzi - 2025

Depuis la crise du covid, le sans-abrisme en Région bruxelloise a explosé. Fin 2024, Bruss’help recensait 9 777 personnes sans-chez-soi, soit 25 % de plus qu’en 2022. La décision de la secrétaire d’État à l’asile et à la migration, Nicole de Moor (CD&V), de ne plus octroyer d’accueil aux demandeurs d’asile hommes, a aussi contribué à l’ampleur de l’errance à Bruxelles et une grande partie de ce public échoue à la gare du Midi avec sa vie cabossée.

Un jour, la presse et les réseaux sociaux se font l’écho du récit d’un couple avec enfants qui a passé une nuit devant la gare – en attendant le premier train – et qui a assisté à des rixes. Leur récit devient la justification du « grand nettoyage » de la gare du Midi, orchestré par les autorités nationales et locales ; il lance la campagne électorale de 2024 sur le thème de la sécurité. Prendre le contrepied de la déshumanisation des personnes qui trouvent refuge dans la gare est alors devenu l’angle pour aborder une deuxième semaine d’atelier et partir à la rencontre d’une série d’associations : DoucheFLUX, Médecins du Monde, le Samusocial, Infirmiers de rue et DUNE.

Ces acteurs de terrain leur parlent d’autres mesures – plus humaines et plus performantes à long terme – pour faire face à ces situations, dont le housing first (HF), en partant du principe que le sans-chez-soirisme n’est pas une fatalité. Le programme Housing First est né à New-York dans les années 1990, lorsque le Dr. Sam Tsemberis, psychologue clinicien, s’est rendu compte qu’il y avait un nombre croissant de personnes sans-abri dans les rues, dont une partie souffrant de maladies mentales ou d’addiction échappait aux programmes traditionnels de réinsertion. Ce constat a remis en question l’efficacité des programmes dits « par paliers », qui requièrent la sobriété et l’abstinence des individus, et où le logement se trouve en dernière étape de parcours. Le HF se base sur l’idée que logement est un droit fondamental et propose de fournir immédiatement un logement stable et un accompagnement psychomédicosocial. L’accompagnement et le logement sont séparés ; l’individu peut décider de stopper l’accompagnement et garder le logement ou, en cas de perte de logement, maintenir l’accompagnement. La seule exigence est de respecter les obligations liées au statut de locataire : le paiement du loyer et le respect du voisinage.

Le dispositif fera rapidement ses preuves et sera adopté dans plusieurs pays européens avec la Finlande, le Danemark et l’Irlande comme pays pionniers ; il sera encouragé par une recommandation européenne en 2010. Il s’implantera progressivement sur tout le territoire belge à partir de 2013, dans le cadre d’une expérimentation financée par le fédéral à Bruxelles, Anvers, Gand, Charleroi et Liège. En Région bruxelloise, ce seront les asbls Infirmiers de rue et Smes qui mèneront ce travail exploratoire avant d’être rejointes par DIOGENES et le Samusocial. Elles créeront une coupole en 2015 pour mener leur travail en concertation. Il faudra toutefois attendre 2018 avant que le dispositif sorte de sa phase exploratoire pour obtenir une véritable reconnaissance légale via l’ordonnance relative à l’aide d’urgence et à l’insertion des personnes sans-abri. L’ordonnance permettra aux structures proposant le HF de sortir de leur fragilité budgétaire et d’obtenir un agrément pour une période de cinq ans renouvelable, ouvrant le droit à un subventionnement structurel. Ceci devrait permettre à d’autres structures, telles DUNE et DoucheFLUX, de rejoindre le réseau.

À ceux qui rétorquent pragmatiquement qu’une telle mesure est inévitablement très coûteuse, certainement plus que le dispositif historique par palier, alors que nous sommes dans un contexte budgétaire étriqué, on pourra opposer une étude réalisée en 2022 par le Département d’économie appliquée de l’ULB (Dulbea) [1] à la demande du Syndicat des Immenses [2] : elle évalue les coûts directs et indirects liés au sans-chez-soirisme en Région bruxelloise afin d’estimer le coût moyen annuel statique de l’utilisation des services par personne sans-abri (accueil d’urgence, interventions de la police, hospitalisations, soins psychiatriques, séjours en prison…) et de le comparer au coût annuel moyen d’une remise en logement. Il en résulte une balance favorable aux mesures de relogement des personnes qui vivent dans la rue. Reste que Bruxelles manque de logements financièrement abordables et c’est bien là que le bât blesse.

L’autre problématique pointée par nos reporters et reporteur·ices est celle de la consommation de drogue en rue, et plus spécifiquement de crack, source de sentiment d’insécurité pour nombre d’habitant·es. Il est établi que les personnes qui consomment du crack dans l’espace public sont souvent en situation de pauvreté et n’ont pas accès à un logement. Un rapport sorti en 2025 et réalisé par l’Université de Gand [3] établit que le logement est une condition préalable essentielle pour pouvoir travailler efficacement sur les problèmes liés à la drogue. On y lit du reste que les initiatives de « Housing First » ont démontré que l’accès à un logement stable entraînait non seulement une réduction de la consommation de drogue dans l’espace public, mais qu’il contribuait aussi à renforcer la stabilité sociale.

Tous ces éléments ont décidé IEB à publier ce reportage dessiné réalisé en 2023-2024 aux abords de la gare du Midi afin de partir du regard premier des usagers et usagères d’un quartier. En compagnie d’Élise Debouny et d’Axel Claes, nous sommes retournés voir DUNE asbl et Infirmiers de rue, et allés rencontrer le Smes pour qu’ils nous livrent leurs réflexions, interrogations, révoltes, doutes et combats pour faire face à ce qui ne devrait pas exister : des personnes qui perdent tous leurs droits, leur santé, y compris mentale, leur dignité et jusqu’à leur vie car personne ni l’État ne leur fournit le socle fondamental de toute existence : un logement.


Les huit principes du housing first

  1. Le logement est l’un des droits humains ;
  2. Choix et contrôle par les usager·es des services ;
  3. Séparation entre le logement et le traitement ;
  4. Les services d’accompagnement sont orientés vers le « rétablissement » ;
  5. Appliquer le principe de la réduction de risques ;
  6. L’engagement actif sans coercition ;
  7. La personne est au centre de l’accompagnement ;
  8. L’accompagnement sera proposé aussi longtemps que de besoin.

Source : Housing First Europe


[1Dulbea, Le sans-chez-soirisme : suite ou fin ?, 18 juillet 2022.

[2Groupe de pression et d’action créé dans le giron de l’asbl DoucheFLUX, « pour mettre fin au sans-chez-soirisme et défendre les droits des immenses : individu·es dans une merde matérielle énorme, mais non sans exigence » : https://syndicatdesimmenses.be

[3Université de Gand, Consommation de crack dans l’espace public en Région de Bruxelles-Capitale, Gand, 2025.