En 2004, un premier couple de faucons pèlerins s’installait dans la tour de la collégiale des Saints-Michel-etGudule. D’autres ont suivi. En 2008 à Watermael-Boitsfort, en 2010 à Molenbeek, puis dans d’autres communes de la Région jusqu’à représenter une bonne douzaine de couples aujourd’hui. Autour d’eux s’est déployé un arsenal médiatique dont peu d’espèces ont bénéficié jusqu’ici. Comment expliquer cet engouement et quelles en sont les conséquences ?
Le faucon pèlerin (Falco peregrinus), dont la domestication fut emblématique de la fauconnerie, est un rapace rupestre, c’est-à-dire qui vit en falaises. Puissant, élégant, rapide, agile, ce chasseur hors pair domine les airs en fondant sur ses proies parfois à près de 350 voire 400 km/h. De « pèlerin », il n’a que le nom, qui semble lui avoir été attribué pour la première fois au XIIIe siècle alors qu’il était considéré comme un oiseau de passage. Pourtant, le faucon pèlerin n’est ni migrateur ni grand voyageur sous nos latitudes. Si les jeunes se dispersent après l’envol et errent quelques années dans les régions avoisinantes, les adultes nicheurs, eux, sont sédentaires et ne s’éloignent jamais très loin de leur site de reproduction. Des images filmées à Bruxelles ont révélé que les parents faucons nettoyaient le nid après l’envol des fauconneaux afin de le préparer pour la saison suivante. Les individus sont donc bien fidèles à leur « clocher » et très attachés à leur quartier.
L’espèce niche traditionnellement sur des corniches ou affleurements rocheux en falaise, mais en ville elle trouve des équivalents dans nos bâtiments où elle installe ses nids et, haut perchée, règne en maîtresse. En plus des opportunités de nidification dans ses tours, la ville offre beaucoup d’atouts pour cet oiseau généraliste, sédentaire et territorial. La présence de proies en quantité et tout au long de l’année, et aussi, accessoirement, l’absence de son ennemi naturel, le hibou grand-duc, expliquent assez bien la densité de couples nicheurs observée aujourd’hui à l’échelle de la Région.
Sa présence est déjà attestée de façon épisodique dans les tours urbaines par des ornithologues du xix e siècle (1856, Londres ; 1887, tour de l’hôtel de ville de Bruxelles). Sauf qu’à l’époque on les chassait volontiers (parfois en leur « tirant » dessus), leurs œufs étaient récoltés par les collectionneurs et les fauconniers. Ensuite, dans la seconde moitié du xx e siècle, l’espèce disparaîtra d’une grande partie de l’Europe, et complètement de Belgique. En cause, l’utilisation massive de pesticides organochlorés, dont le fameux DDT, bioaccumulé dans les proies chassées par le faucon, c’est-à-dire d’autres oiseaux.
L’interdiction du DDT au début des années 1970 en Europe, couplée au statut d’espèce protégée (qui incite des groupes locaux à s’organiser et lutter activement contre son braconnage), fut salvatrice pour le rapace dont les populations se sont peu à peu reconstituées à la fois dans les milieux naturels et dans les villes. En 1987, on note son retour dans une carrière en Belgique et une première nidification en 1996. Grâce à la pose de dizaines de nichoirs par l’Institut royal des sciences naturelles de Belgique (IRSNB), la population s’est d’abord petit à petit redéveloppée en Wallonie, puis, en 2004, un premier couple s’installe dans une des tours de la collégiale des Saints-Michelet-Gudule, en plein centre de Bruxelles. Trois jeunes fauconneaux sont élevés cette année-là. Aujourd’hui, on dénombre jusqu’à douze couples nicheurs à Bruxelles. La quantité de proies disponibles en vol (notamment les pigeons) permet une densité de l’espèce beaucoup plus grande qu’en milieu naturel malgré des territoires de chasse réduits.
Les opportunités de nidification trouvées dans le bâti, la quantité des sources de nourriture, un climat plus favorable en hiver, ainsi que le statut de protection de l’espèce sont autant de facteurs qui ont permis la réinstallation du faucon pèlerin à Bruxelles. D’autant que des aménagements spécifiques ont été mis en place pour l’accueillir…
Les individus sont bien fidèles à leur « clocher » et très attachés à leur quartier.
En effet, son retour était attendu par les ornithologues bruxellois et il fut célébré à la hauteur des craintes qu’avait nourries sa potentielle disparition. Pour présenter cette espèce mythique au public, l’IRSNB, aidé d’autres associations naturalistes (Natagora, COWB, LRBPO), installa très vite des caméras dans les nids, posa des longues vues au pied des sites de reproduction et mit des dizaines de supports numériques pour quiconque souhaitait suivre de près la vie de ces rapaces. Leur nidification a rapidement marqué les esprits au point qu’on en a fait les stars d’un nouveau genre de téléréalité qui, chaque année, couvre leur installation au nid au mois d’avril jusqu’à l’envol des petits vers le mois de juin. On peut tout savoir d’eux : d’où viennent les parents, combien d’œufs ont été pondus, le moindre frétillement de coquilles, ce qu’ils mangent, les intrus… tout est filmé !
L’interdiction du DDT au début des années 1970 en Europe, couplée au statut d’espèce protégée fut salvatrice pour le rapace.
À l’origine, seul le nid du couple de la cathédrale Saints-Michel-et-Gudule fut équipé de caméra d’observation avec un dispositif de visionnage dans une cabine disposée sur le parvis. Une parenthèse dans la ville pour les passantes et passants qui pouvaient alors s’arrêter et se familiariser avec les mœurs du rapace. Plus tard, d’autres sites ont suivi et sont filmés annuellement : l’église de Saint-Job (Uccle), le couple du campus du Solbosch de l’ULB (Ixelles), la maison communale de WoluweSaint-Pierre. L’Institut et le projet « Faucon pour tous » qu’il porte sont encore aujourd’hui les référents pour l’espèce à Bruxelles. Chaque année, leurs ornithologues visitent les nids afin de baguer les jeunes avant l’envol. Chaque reprise de bague et observation vient enrichir nos connaissances sur l’espèce et ses stratégies en milieu urbain, parfois nouvelles et bien différentes qu’en milieu naturel. Ce suivi acharné, par moment voyeuriste et intrusif, permet de réagir rapidement en cas d’éventuelles menaces pesant – à nouveau – sur les pèlerins.
Cet engouement sensationnel autour du pèlerin tient à de multiples facteurs : la quasidisparition de l’espèce sur le continent européen et son retour en héros dans les années 1990 ; les moyens déployés pour son retour, sa protection et son expansion ; ses qualités de chasseur hors pair et sa grâce qui lui confèrent un certain charisme. Enfin, aux yeux de beaucoup de naturalistes, le faucon pèlerin, contrairement aux espèces « exotiques » qui s’installent chez nous, a pour lui d’être « indigène » et n’est dès lors pas suspecté d’être un – nouveau – « perturbateur ». En plus, certains vantent son impact positif sur quelques espèces abondantes en ville (pigeons, corneilles, perruches…). Cependant, de plus en plus d’experts jugent les populations de pèlerins arrivées à leur limite à l’échelle de Bruxelles. D’ailleurs, à ce jour, aucun nouveau projet de nichoir n’est envisagé.
Ces dispositifs ont rendu l’espèce « emblématique », une porte d’entrée pour amener les habitantes et habitants à s’intéresser à la présence des oiseaux sauvages au cœur de la ville et à l’ornithologie de façon plus générale.
Mais, au-delà, son observation serrée a permis d’en savoir plus non seulement sur l’oiseau mais aussi sur d’autres présences animales à Bruxelles. Ainsi, on a recensé pas moins de 65 espèces d’oiseaux au menu du rapace, de toutes tailles, allant de petits passereaux (pipits, pinsons, fauvettes…) à de plus imposantes (pigeon ramier, corneille noire…). Ces recensements reprennent bien entendu des espèces communes mais offrent également des informations précieuses sur d’autres espèces – parfois insoupçonnées – qui passent discrètement dans le ciel de notre capitale. Les trophées du pèlerin viennent donc enrichir la liste des présences attestées à Bruxelles, avec des espèces parfois rares comme le râle des genêts ou le bécasseau cocorli.
Par ailleurs, les populations urbaines de faucons pèlerins adaptent et modifient leurs comportements de chasse en fonction de l’offre en proies disponible avec une très grande efficacité. C’est d’ailleurs ce qui explique en partie la répartition de l’espèce sur notre globe et sa capacité à coloniser – presque – tous les milieux. À Bruxelles, cette plasticité surprenante est poussée à son paroxysme avec l’observation de comportements de chasse de nuit. Les clochers éclairés leur permettent d’attendre, en embuscade, le passage de migrateurs nocturnes tels que la bécasse des bois, la caille des blés, le pluvier argenté… ou encore – plus rarement – des chauvessouris. Cette adaptation aux potentialités offertes par l’éclairage public est remarquable pour un rapace communément diurne.
L’omniprésence du faucon pèlerin a aussi ses conséquences sur d’autres espèces. Chasseur hors pair, ce rapace domine et impacte tout le réseau trophique. Nous avons vu que le tableau de chasse de ce super-prédateur est impressionnant en termes de variété d’espèces. Mais il est également impressionnant en termes de nombre de proies capturées, et ce, spécifiquement en période de nidification. Un couple de pèlerins nicheurs peut élever jusqu’à quatre jeunes. Ces fauconneaux ont alors besoin d’une grande quantité de nourriture pour arriver au bout de leur développement et réussir leur envol. Dans son ouvrage, Géroudet estime qu’un couple de faucons pèlerins chasse jusqu’à dix proies par jour pour une nichée âgée d’une vingtaine de jours [1]. Cette estimation, multipliée par le nombre de couples dans la capitale aboutit à un nombre d’environ 2 500 oiseaux chassés en seulement quelques semaines. Il faudra alors y ajouter toutes les proies capturées par individu hors période de nidification (environ une proie par jour) pour se rendre compte de son impact sur l’avifaune locale.
À l’instar d’un grand prédateur, ses afficionados considèrent donc qu’il exerce une pression sélective favorable. Le faucon s’attaque principalement aux espèces les plus abondantes – et généralement, en conséquence, problématiques, entraînant un contrôle des populations, maintenant l’équilibre et la santé de l’avifaune et, plus largement, de l’écosystème. En effet, bien que varié, son régime est, en ville, en grande majorité constitué de pigeons bisets domestiques. La prédation assurée par le faucon est à ce titre présentée comme une présence régulatrice du pigeon. Car, au-delà de la capture directe d’oiseaux, sa simple présence peut suffire à tenir éloignés les grands groupes d’oiseaux (pigeons, étourneaux, mouettes…). L’intervention efficace de fauconniers dans les stades ou les aéroports afin de faire fuir certains ailés non désirés est d’ailleurs à ce jour la méthode la plus efficace. Son impact sur le reste de l’avifaune indigène ou de passage n’est pas non plus négligeable. La nouvelle édition de l’Atlas des oiseaux de Bruxelles (2022-2025) [2] permettra de dresser un état des lieux des populations d’oiseaux en région bruxelloise et, nous l’espérons, de tirer des conclusions précises et documentées concernant la présence du pèlerin à Bruxelles depuis une vingtaine d’années.
Son observation serrée a permis d’en savoir plus non seulement sur l’oiseau mais aussi sur d’autres présences animales à Bruxelles.
En élargissant la focale au-delà du cas emblématique et médiatisé du faucon pèlerin, on peut s’interroger plus largement sur la place des oiseaux à Bruxelles, à l’émerveillement qu’ils procurent, aux paysages visuels et sonores de la ville dans lesquels ils s’inscrivent. Récemment qualifiées d’antistress, l’observation et l’écoute des oiseaux seraient d’ailleurs une activité bénéfique à la santé mentale.
La période de confinement du printemps 2020, en limitant les activités humaines au strict minimum, a dévoilé éphémèrement la trame de fond que couvrent les bruits de la ville. Une fois débarrassée des moteurs et des klaxons, la symphonie des chants d’oiseau s’est vite rappelée à nos oreilles. À l’échelle de seulement une saison, on a pu percevoir ce monde, ordinairement masqué par le vacarme de la ville mais qui fait pourtant bel et bien partie de notre quotidien. L’ornithologie, jusqu’alors pratiquée par une minorité de passionné·es, a traversé les foyers et s’impose petit à petit comme un outil puissant de reconsidération de notre insertion dans le monde. Si de multiples actions de sensibilisation se sont développées autour du thème (le grand recensement des oiseaux de jardin annuel de Natagora, la mise en place de nichoirs dans les écoles et les quartiers, etc), le faucon pèlerin y est certainement aussi pour quelque chose. En faisant office de « carte de visite » de l’ornithologie urbaine, c’est une formidable porte d’entrée vers les secrets des oiseaux. S’intéresser au pèlerin débouche inévitablement sur la découverte des autres espèces qu’il chasse et auxquelles il est lié et permet de s’interroger sur la notion d’habitat urbain, de biodiversité et de chaîne alimentaire en ville et, in fine, de la place du vivant en milieu anthropisé.
[1] P. GÉROUDET, Les Rapaces diurnes et nocturnes d’Europe, Delachaux & Niestlé, 1965.