Depuis 2016, la presse immobilière vante les mérites du Coliving, « une tendance d’habitat qui cartonne ». Une rapide visite sur les sites internet des sociétés permet de cerner l’affaire : maisons style auberge de jeunesse branchée, locataires jeunes et souriants et expérience communautaire authentique. Ce rêve a un prix élevé : les loyers dépassent souvent les 700 euros par mois. Dans les quartiers de l’Est bruxellois, ces maisons poussent comme des champignons, témoignant de l’importance des capitaux investis.
Les premiers coliving ont été ouverts à Bruxelles en 2016. C’est principalement quatre sociétés qui se partagent le marché : Ikoab, ShareHomeBrussels, Colive et Cohabs, la plus médiatisée d’entre elles. Elles géraient en décembre 2020 près de 140 maisons (incluant celles dont l’ouverture est annoncée en 2021), représentant environ 1 150 chambres en Région de Bruxelles-Capitale. Elles ont en commun de proposer des chambres individuelles meublées dans des « colocations branchées dédiées aux jeunes actifs généralement nichées dans des maisons de maître décorées avec soin » (L’Echo, 26/9/2020). La location s’accompagne d’un ensemble de services regroupés sous une facture unique (nettoyage régulier, fourniture des produits d’entretien, abonnement à Netflix etc.). Parmi ces services, l’expérience communautaire est centrale : sorties organisées, brunchs, sessions Yoga et concours inter-maisons ; le coliving c’est un peu le club med des jeunes actifs. Les baux commencent par 3 ou 6 mois puis sont prolongés mensuellement. Le locataire peut réserver sa chambre en ligne et les aspects administratifs, réduits au minimum, passent par une application pour smartphone. Cette formule tout compris est loin d’être gratuite : les chambres les moins chères commencent à 600 € par mois et peuvent aller jusqu’à 1 000 € en décembre 2020.
Par ses caractéristiques, location « clé en main », baux courts et vie communautaire, le coliving s’adresse particulièrement au public des jeunes travailleur·euses internationaux présents à Bruxelles. Les locataires sont majoritairement diplômés du supérieur et disposent de revenus suffisants pour s’offrir ce genre de logement. Toutefois, une volonté de diversification est affichée par la plupart des sociétés de coliving en termes de public. Cohabs ouvre ainsi en janvier 2021 la maison Cohabs Osa au Châtelain destinée aux couples et parents seuls, dont le prix des chambres s’échelonne entre 800 et 1 200 € par mois. Dans la presse, Youri Dauber, co-fondateur de Cohabs, « précise aussi qu’un effort sera fait pour diversif ier cette population au sein même du coliving, histoire de ne pas attirer qu’une majorités d’expatriés. “Des chambres seront réservées à des personnes en transition, des mères célibataires ; d’autres, dont le loyer plafonnera à 450 euros, à des locataires plus fragilisés”. » (Moustique.be, 27/9/2020). Ce discours aurait-il pour objectif de « calmer le jeu » face à des acteurs locaux de plus en plus critiques par rapport à ces colocations de luxe ? (Lesoir.be, 5/2/2021).
Car le coliving, c’est aussi, mais peut-être surtout, un nouveau produit d’investissement immobilier, « une tendance devenue un business rentable » (L’Echo, 30/9/2020) Pour développer leur offre rapidement et assurer sa rentabilité, les sociétés de coliving ont en effet dû mobiliser des sommes d’argent importantes depuis 2016. Elles se différencient par leur modèle d’investissement et d’exploitation des maisons (propriété ou sous-location). Deux modèles dominants coexistent, mobilisant des investisseurs d’envergure différente : l’exploitation de maisons détenues par des particuliers ou la propriété de maisons en propre grâce aux apports de fonds d’investissement.
« Colocations branchées dédiées aux jeunes actifs généralement nichées dans des maisons de maître décorées avec soin ».
Ikoab, par exemple, fait acquérir ses maisons par des investisseurs privés : « La société se substitue à l’investisseur en tous points – recherche du bien, négociation du prix, supervision des travaux de rénovation, décoration et ameublement, gestion locative – si ce n’est l’achat de la maison, pleine propriété de ce dernier. » (L’Echo.be, 20/3/2019). « Il faut compter entre 700 000 et 1 millions d’euros pour investir dans un projet, avec un rendement annoncé de 6 à 8 %. L’investisseur a à sa charge les frais de dossier (15.000 euros), l’achat du bien et le coût des travaux. Ikoab se rémunère en dégageant des marges sur les fournitures ou les chantiers, et ensuite en prélevant 10 % des loyers pour la gestion locative. Les biens sont mis en location six ou sept mois après l’achat. » (lesoirimmo. be, 19/05/2019). Un article de l’Echo de mars 2019 titré « Quand l’originalité paie en immobilier » répertorie d’ailleurs Ikoab parmi les « produits immobiliers alternatifs, assortis par ailleurs d’un florilège de services pensés pour décharger le bailleur de ses obligations et responsabilités » (L’Echo, 20/3/2019). Par contre, Cohabs est propriétaire des biens qu’elle gère et fait régulièrement des levées de fonds. La dernière, lancée en septembre 2020, visait une augmentation de capital de 50 millions d’euros, principalement destinés à acheter des nouveaux biens. « Dans le viseur pour ce tour de table, des assureurs, des fonds d’investissement et des privés. Il nous revient qu’AG Real Estate a déjà montré son intérêt pour être de la partie. » (L’Echo, 26/9/2020). Colive annonce également, quelques jours après Cohabs, avoir signé « un partenariat stratégique et financier avec un groupement d’institutionnels », à hauteur de 30 millions d’euros (L’Echo, 30/9/2020). Cet intérêt des promoteurs est confirmé par KBC Brussels qui déclare sur son site que « Le succès du coliving a vite fait d’attirer l’attention des promoteurs immobiliers. Pratiquement toutes les plateformes proposant du coliving ont été contactées pour envisager un développement à plus grande échelle. Besix et AG Real Estate ont montré clairement leur intérêt pour cette nouvelle forme de logement et envisagent de monter de gros projets à Bruxelles en collaboration avec des plateformes existantes ou en autonomie. » (kbcbrussels. be, 2021).
Les maisons de coliving ne se sont pas réparties équitablement dans l’espace bruxellois. Elles sont localisées dans l’Est de la première couronne urbaine, au sein des communes de Saint-Gilles (19), Ixelles (34), à proximité du Quartier européen et de l’avenue Louise, ou du quartier Nord sur les communes de BruxellesVille (29), Etterbeek (15), Schaerbeek (15) et Saint-Josse (6) Voir carte ci-contre. Cette offre est donc doublement concentrée : d’un point de vue géographique (quelques quartiers) et d’un point de vue morphologique (un type de bâti particulier à savoir les grandes maisons unifamiliales traditionnelles). De plus, la croissance du secteur devrait se maintenir : d’ici la fin de 2022, Cohabs prévoit par exemple de posséder 1 000 chambres à Bruxelles, plus du double de son offre actuelle (L’Echo, 26/9/2020). Un marché qui attire de plus en plus d’entreprises, puisqu’en octobre 2020, la société française de Coliving Colonies a annoncé vouloir ouvrir 1 000 chambres en Belgique (La Libre, 22/10/2020). Au regard de cet élément, le nombre de maisons de coliving déjà existantes ou en cours de construction à Bruxelles n’est pas anecdotique. Sur les segments visés, le secteur soustrait un nombre important de maisons du marché traditionnel. Croisés avec les données sur la vente de biens immobiliers (Statbel), le nombre de maisons gérées par des sociétés de coliving à Saint-Gilles représente par exemple 11 % des maisons vendues dans la commune depuis 2015, 6 % à Ixelles et 5 % à Etterbeek. Il faut ajouter à ces chiffres déjà significatifs le nombre (méconnu) de maisons louées à la chambre par des propriétaires de plus petite envergure.
Ironie de l’affaire, le coliving est parfois présenté dans la presse comme une réponse à la crise du logement abordable : « le but, c’est aussi de rendre aux jeunes la possibilité de s’établir dans des quartiers qui ne leur seraient pas accessibles autrement et donc d’amener un nouveau souffle en ville » (Moustique. be, 2020). Nouveau souffle qui devrait bientôt atteindre des communes jusqu’à présent peu concernées puisque Cohabs et Colive s’engagent, à l’avenir, à développer de nouvelles offres plus démocratiques avec des loyers entre 400 et 450 euros et « pour cela, il faudra peut-être qu’on se délocalise dans d’autres communes moins chères. » (Lesoir, 5/2/2021).
Pour autant, le « coliving » n’est pas une pratique d’une si grande originalité : cela fait des dizaines d’années qu’à Bruxelles et ailleurs, des personnes décident de vivre ensemble, phénomène qui porte habituellement le doux nom de « colocation ». Dans les années 70, les colocations et cohabitations étaient plus fréquemment le fait de groupes marginaux, décidés à expérimenter une vie collective. Depuis une vingtaine d’année ce phénomène s’est intensifié, et touche désormais une grande partie des habitants de Bruxelles. On pense immédiatement aux étudiants, ou encore aux jeunes actifs, mais on oublie souvent que d’autres profils se tournent vers la colocation : familles vivant à plusieurs générations sous le même toit, ou encore ménages précaires, familles monoparentales, etc.
Un travail plus complet sur les avantages sociaux et les intérêts humains de la vie en colocation serait certainement intéressant, cependant sans idéalisme, la plupart des personnes se tournent vers la colocation pour des raisons financières, notamment en raison des prix élevés du marché du logement. Et c’est là que le cercle vicieux commence : les loyers augmentent, donc de nombreuses personnes se tournent vers la colocation pour économiser sur le loyer. Ils se mettent en recherche d’une maison « familiale », qu’ils occupent à plusieurs ménages. Puisque des maisons familialles peuvent désormais se louer à des groupes de personnes composés de plus de deux adultes percevant un revenu et que la demande pour ce type de bien augmente, les prix à la location des maisons unifamiliales augmentent (de même que les prix à l’achat).
Au même titre que d’autres phénomènes, la colocation fait pression sur les prix du marché immobilier : il est possible d’attendre un revenu locatif supérieur lorsqu’on loue un appartement ou une maison dans laquelle chaque chambre sera occupée par quelqu’un qui perçoit un revenu (ou est en âge de payer un loyer). Puisque les prix des loyers augmentent, habiter en colocation devient une solution pour s’en sortir financièrement. D’une pratique choisie pour des valeurs communautaires, la colocation passe ainsi doucement à une pratique contrainte par la situation économique. Le succès du coliving a vite fait d’attirer l’attention des promoteurs immobiliers.
L’existence des statuts de cohabitant et d’isolé continue d’exclure durablement de nombreuses personnes de l’accès à des revenus individuels pleins et entiers.
Selon l’observatoire des loyers de 2018, 11 % des logements bruxellois seraient occupés en colocation, l’ampleur grandissante de ce phénomène et les appétits qu’il génère a même poussé les autorités régionales à en tenir compte dans l’ex futur nouveau RRU. En effet, la révision du Règlement Régional d’Urbanisme (la réglementation qui fixe les normes « par défaut » de la construction en RBC) fixait de nouvelles normes dans le cadre de rénovation ou de construction neuve de logement censées accueillir plusieurs ménages. En mars 2021, le secrétaire d’État à l’urbanisme Pascal Smet a annoncé une refonte profonde du RRU qui devrait entrer en vigueur pour 2023, « Parmi les points d’attention pour cette nouvelle réforme, Pascal Smet cite les nouvelles formes de logement, telles que le cohousing, dont les normes actuelles entraveraient le déploiement. » (L’Echo, 26/9/2020).
La future prise en compte par l’administration de l’urbanisme pose cependant plusieurs questions.
Premièrement, si l’administration de l’urbanisme entend mieux tenir compte de la cohabitation de plusieurs ménages, les droits sociaux ne semblent pas suivre le même chemin. En effet, l’existence des statuts de cohabitant et d’isolé continue d’exclure durablement de nombreuses personnes de l’accès à des revenus individuels pleins et entiers. Comme le pointait récemment le collectif « Droit à un toit » ainsi que les mouvements féministes « 8 mars » et « Angela D », des milliers de personnes se trouvent prises entre le marteau et l’enclume : habiter seul et payer des sommes folles pour un loyer ; ou habiter à plusieurs et se couper de revenus de remplacement complet (CPAS, chômage, mutuelle) ou de rétributions fiscales (chef de ménage avec enfant à charge). Ainsi, les femmes monoparentales habitant en colocation rencontrent de grandes difficultés à faire valoir leur statut de cheffe de ménage, avec des conséquences financières annuelles à trois chiffres. Certaines personnes y arrivent [1] et convainquent l’ONEM ou l’ONE, mais les règles diffèrent selon les CPAS de chaque commune, et les contrôles se passent plus ou moins bien selon les compétences administratives et sociales des contrôlés. L’arbitraire règne en maître.
Plus gênant encore, le risque désormais consiste en ce que seuls les logements répondants rigoureusement aux nouvelles réglementations de l’urbanisme permettent la domiciliation en tant que ménages isolés… Or, les logements qui ne correspondent pas sont souvent plus anciens et donc moins chers. Bien entendu, si tous les cohabitants travaillent, n’ont pas d’enfants et aucun problème, tout va bien. Le paradoxe est donc celui-là : la colocation, c’est plus facile pour les personnes les plus stables économiquement, alors même que ce sont les personnes les plus en difficulté qui en éprouvent la nécessité financière. Nécessité ellemême provoquée par l’augmentation des valeurs foncières, augmentation des valeurs foncières que le phénomène de colocation, et plus encore la forme financiarisée du co-living, viennent renforcer.
Deuxièmement, cette réforme de l’urbanisme prend acte que la promotion immobilière (petite ou grande) entend investir ce segment si particulier du marché immobilier. Indirectement, ce qui est désormais offert c’est bien le droit de réduire la superficie habitable individuelle de chaque ménage, et donc d’engranger de plus grands bénéfices pour un même bien. Or, les loyers ne sont pas taxés à leur valeur réelle, et la fixation du revenu cadastral est toujours basée sur une valeur théorique des loyers calculée en 1975 et simplement indexée depuis… valeur qui ne saurait tenir compte d’un phénomène qui était encore mineur à l’époque. Par ailleurs, une taxation sur les loyers sans contrôle de ceux-ci fait peser le risque de voir les bailleurs reporter cette taxe sur leurs locataires et donc de faire (encore) augmenter les loyers.
Le coliving n’est rien de plus que la préemption par un système capitaliste d’une pratique de débrouille qui existe depuis des années.
Pour conclure, l’évolution des prix sur le marché du logement poussent de plus en plus de personnes à avoir recours à vivre en colocation, qui elles mêmes tirent ainsi les prix à la hausse. Profitant de cette situation lucrative Exploitant ce modèle lucratif, les société de coliving ne sont rien de plus que la préemption par un système capitaliste d’une pratique de débrouille qui existe depuis des années. Ce nouveau produit immobilier est également un produit expérientiel : vous pouvez désormais acheter une vie communautaire entre gens biens, organisée, temporaire et fun. Il permet en retour en rendement plus élévé que d’autres produits immobiliers, car il augmente la densité de locataires solvables au sein des biens et permet d’exiger des loyers élevés en raison des services fournis. Les communes et les types de biens visés étant jusqu’à présent très réduits, les effets sont concentrés sur un marché immobilier assez spécifique : les maisons unifamiliales « de cachet » dans des quartiers branchés. Toutefois, les développement récents du secteur sont et seront certainement de plus en plus inquiétant pour les « autres » habitant·es de Bruxelles. En septembre 2020, Cohabs a ainsi annoncé avoir acquis les 4 000 m² du Passage du Nord ; la rénovation du Gesù à Saint-Josse devrait comprendre 8 000 m 2 de coliving (Bruzz.be, 20/1/2021) ; Colive déclare également dans la presse travailler sur des projets de grande envergure (Lalibre, 13/2/2020). Dans les prochaines années, ces sociétés de coliving pourraient donc représenter une forte concurrence pour les habitant·es bruxellois·es qui voudraient mettre en pratique les principes de l’habitat partagé. Sans aucune régulation du marché immobilier, et notamment de la valeur des loyers, aucun frein à ces développements n’est possible sans plonger dans la misère ceux qui cohabitent par nécessité financière.
[1] En se basant notamment sur une jurisprudence de 2017 selon laquelle les colocataires ne sont pas nécessairement cohabitants.