Inter-Environnement Bruxelles
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Le bureau entre vide et surenchère

Un dossier de l’Atelier de Recherche et d’Action Urbaines (ARAU), de l’Institut de Gestion de l’Environnement et d’Aménagement du Territoire (IGEAT) de l’ULB et d’Inter-Environnement Bruxelles (IEB).

Dès l’après-guerre, Bruxelles a vu son développement intimement lié à la croissance du secteur tertiaire. Des premières installations d’ensembles de bureaux dans le centre historique aux vastes opérations immobilières des années 1960-1980, la fonction tertiaire a été à la fois moteur économique, levier d’aménagement du territoire et prétexte à de profondes transformations urbaines, parfois brutales. Le texte de Christian Dessouroux (géographe à l’IGEAT), qui ouvre ce dossier, retrace, sur huit décennies, la géographie du bureau à Bruxelles. Entre vagues de concentration-déconcentration au gré des évolutions du marché immobilier, entre essor destructeur du tissu urbain et recomposition spéculative, le chercheur développe les ressorts d’un modèle tertiaire toujours très présent à Bruxelles et dont l’héritage a laissé les traces révélatrices d’une politique publique qui peine à cadrer les velléités des investisseurs.

En effet, il faudra attendre la fin des années 1970 pour voir émerger sur le territoire bruxellois les premières tentatives de planification et de régulation du marché de bureaux. Après une période de ralentissement liée à la crise économique et pétrolière, la prolifération des bureaux, tant dans les quartiers centraux que dans les quartiers périphériques, reprendra de plus belle, et ce, malgré les premiers outils d’encadrement mis en place par la Région bruxelloise, comme le montre l’article de Claire Scohier (IEB) et de JeanMichel Bleus (ARAU). Si depuis 2014, le marché semble se contracter au vu des derniers rapports officiels de Perspective.brussels, une observation plus fine met en lumière les nombreuses nouvelles superficies autorisées par les permis d’urbanisme. On assiste, dans les quartiers bien desservis, à d’importantes opérations de démolition-reconstruction des superficies existantes pour procéder à une densification des surfaces démolies et reconstruites au nom de la mixité des fonctions (bureaux et logements).

Cette mise constante de nombreuses superficies de bureaux sur le marché crée inévitablement du vide. Après un moment de résorption, la vacance immobilière est repartie à la hausse. Les superficies de bureaux vides dépassent aujourd’hui le million de mètres carrés, soit près de 9 % du stock. Depuis quelques années, une partie de ces surfaces est reconvertie en logement. En 2021, la conversion de bureaux est à l’origine d’environ 23 % des superficies nouvellement créées en logement. A priori une bonne nouvelle, si ce n’est que ce dernier est majoritairement privé et donc inabordable financièrement, comme le montre l’article de Jean-Michel Bleus (ARAU) qui s’interroge sur les mesures que pourraient prendre les pouvoirs publics pour assurer une reconversion vertueuse d’un point de vue écologique et social de cette masse conséquente de superficies bâties mais vides.

Les objectifs de mixité des fonctions et de durabilité environnementale servent de prétextes pour alimenter le cycle immobilier financiarisé.

Ce vide s’est sans nul doute amplifié depuis la crise sanitaire Covid-19, en raison du télétravail qui a pris racine à ce moment et s’est perpétué une fois la période de crise passée. Le chercheur Mathieu Strale (IGEAT) montre que si le télétravail est perçu comme un bienfait par certains, il constitue un élément qui renforce des tendances inquiétantes déjà présentes sur notre territoire : outre l’obsolescence plus rapide du parc de bureau, il contribue à renforcer les inégalités sociales et géographiques de la capitale, à favoriser l’exode urbain et à réduire des emplois adaptés à la main-d’oeuvre bruxelloise. Et d’en appeler à une intervention des pouvoirs publics pour mieux anticiper ces phénomènes.

Pour illustrer les dynamiques décrites ci-dessus, nous avons décidé d’analyser un peu plus les trois quartiers affublés du nom de Business Central District (CBD) : les quartiers Nord, Midi et Léopold. Martin Rosenfeld (IEB) et Jean-Michel Bleus (ARAU) retracent l’évolution du quartier Nord depuis les transformations violentes du plan Manhattan jusqu’à celles, plus insidieuses, qui sévissent encore aujourd’hui pour accueillir toujours plus de superficies spéculatives. Claire Scohier (IEB) et Mathieu Strale (IGEAT) vous conduiront dans le quartier Midi, un quartier préservé des affres de la Gotham City jusqu’à l’arrivée de la gare TGV dans les années 1990. Les ambitions ferroviaires donneront le ton pour dévitaliser ce quartier habité au nom d’une aura internationale qui ne viendra jamais. Enfin, Marco Schmitt (AQL) nous conduira dans les dédales urbanistiques liés à la présence des institutions européennes dans le quartier Léopold, forcé de devenir européen.

Pour clore ce dossier, Aline Fares (IEB) nous plonge dans le narratif des investisseurs, en quête permanente d’espaces où investir les masses colossales d’argent levées sur les marchés financiers. Le bureau reste un placement attractif non pas en raison d’une « demande réelle » d’occupant·es bruxelloi·es à la recherche de surface de bureaux, mais bien en raison d’une demande de projets dans lesquels investir l’argent. Les objectifs de mixité des fonctions et de durabilité environnementale servent en réalité de prétextes pour alimenter ce cycle immobilier financiarisé. Et la vue souvent court-termiste de nos édiles facilite la tâche des investisseurs. Ainsi Mathieu Strale (IGEAT) nous décrit, à l’appui de nombreux exemples, la technique du Sale & Lease Back, qui consiste à vendre une partie de son patrimoine immobilier public tout en continuant à l’occuper en tant que locataire pour réduire la dette publique. Une opération juteuse pour l’investisseur acquéreur dès lors que les loyers payés dépassent après quelques années le prix de la revente.