Dans un entretien filmé datant de 1972, Henri Lefebvre jugeait une science à l’époque nouvelle, l’urbanisme. Un jugement qui semble toujours d’actualité...
« L’échec est complet […] L’urbanisme s’est réduit à un mélange de considérations idéologiques et surtout de mesures administratives selon un compromis plus ou moins habile entre [le] pouvoir et les intérêts privés. Cela ne veut pas dire qu’il faille abandonner l’idée d’une science de l’espace. » [1]
Est-ce à dire que les outils dont les pouvoirs politique et administratif bruxellois se sont dotés, des outils comme le PRAS ou les PPAS, revendiqués comme des conquêtes des luttes urbaines passées, que ces outils sont au service des spéculateurs et pas des habitants ?
Selon Lefebvre, l’organisation de l’espace urbain a suivi une évolution comparable à celle du travail, le territoire s’est spécialisé en espaces monofonctionnels rendant possible la marchandisation de cet espace. D’une valeur d’usage, l’espace urbain s’est converti en promotion de la valeur d’échange, se vidant d’une partie importante de sa substance de socialisation. C’est ainsi que les bureaux, dont la valeur marchande était jusqu’il y a peu plus importante que le logement, se sont durablement imposés dans le paysage bruxellois, au point d’en faire en Europe la deuxième ville de bureaux (vides) par habitant, derrière Zurich. [2]
En 1968, Lefebvre constate la disparition de l’art d’habiter, œuvre d’une activité humaine complexe, à l’opposé de l’usage monofonctionnel du territoire : d’un côté, les bureaux, de l’autre les logements. Le combat entre bureaux et logements est le produit de cette vision « moderne »du territoire, une opposition entre fonctions qu’il convient d’endiguer en protégeant une fonction faible face aux coups de boutoir de la fonction forte.
Le Plan de secteur de 1979 et le PRAS adopté en 2001 sont la projection cartographique de cette lecture fonctionnaliste de la ville : d’un côté les zones administratives, de l’autre les zones de logement. Entre elles, les zones mixtes et de forte mixité, sans doute les plus urbaines, au sens de la pensée de Lefebvre. Il s’agit à l’époque de lutter contre la cannibalisation du logement par les bureaux en sanctuarisant le logement dans certaines portions du territoire.
Mais l’urbanisme des promoteurs [3] n’étant jamais très loin, les réglementations urbanistiques bruxelloises permettent de déroger au PRAS grâce aux plans particuliers d’affectation du sol (PPAS), pour imposer du bureau dans un quartier populaire (quartier Midi) ou plus récemment, pour permettre la construction d’une tour de logements de luxe dans un quartier affecté jusqu’alors à des activités économiques (Willebroeck). En matière d’urbanisme, le jugement de Lefebvre valable en 1971 reste aujourd’hui d’une douloureuse acuité.
Restaient, jusqu’il y a peu, les zones industrielles ou portuaires, qui n’attiraient la convoitise de personne jusqu’à ce que le terrain de jeu des spéculateurs devienne suffisamment rare pour leur donner une valeur (d’échange) digne de ce nom. C’est bien le projet de modification du PRAS, dit démographique, dont l’enquête publique s’est clôturée cet été [4].
La valeur d’usage subordonnée à la valeur d’échange pendant des siècles, peut reprendre le premier rang. Comment ? Par et dans la société urbaine, en partant de cette réalité qui résiste encore et conserve pour nous l’image de la valeur d’usage : la ville.
H. Lefebvre,
Le droit à la ville, p.118.
On pourrait pourtant sans y prendre garde rattacher le PRAS démographique à l’idéal de Lefebvre puisque la zone d’entreprises en milieu urbain (ZEMU) proposée par le gouvernement bruxellois se veut l’outil de (re)création d’une certaine mixité fonctionnelle [5]. Cette mixité est malheureusement factice. Il suffit pour s’en persuader de constater qu’entre 2003 et 2008, les 14% du territoire bruxellois affectés aux zones mixtes et de forte mixité ont contribué à 34% de l’ensemble des nouveaux logements. Une preuve évidente que dans une ville où la valeur d’échange prime sur la valeur d’usage, les fonctions ne cohabitent jamais de façon harmonieuse mais sont bel et bien en concurrence et que la fonction forte (ici principalement le loft) l’emporte sur la fonction faible (l’atelier).
Il ne faut donc pas se méprendre sur le sens que donnait Lefebvre à l’art d’habiter : « Dans les villes d’autrefois, les espaces n’étaient pas spécialisés. Par exemple, la place du marché était aussi une place de rassemblement, sur laquelle le peuple venait exprimer ses opinions et ses décisions politiques quand il était consulté. »
Pour IEB, l’art d’habiter passe immanquablement par la réappropriation politique des espaces urbains ou « droit à la ville » ne rime pas tant avec « participation » qu’avec un idéal d’autogestion du territoire par ses habitants [6]. En attendant que cette utopie ne devienne réalité, en commençant par le niveau politique local, il s’agira de lutter pied à pied avec les thuriféraires de la valeur d’échange.
Cette lutte ne peut s’arrêter à la revendication de la captation de tout ou partie de la plusvalue générée par telle ou telle opération immobilière [7] mais elle doit s’affranchir des contraintes de la« main invisible du marché » en passant par ce que Lefebvre appelle la réforme urbaine, alter ego de la réforme agraire [8], que nous pourrions interpréter comme une réappropriation collective du foncier urbain au nom de l’intérêt général...
[2] Lire l’article Le droit à la ville pour qui ?
[3] Voir l’article La ville consommée.
[4] Voir PRAS démographique / Clash démocratique et le dossier d’IEB : PRAS « démographique ».
[5] La proposition est de convertir une série de zones dédiées jusqu’alors exclusivement à l’industrie en zones acceptant la cohabitation harmonieuse de logements et d’entreprises « à caractère urbain ».
[6] Voir supra l’article Participation piège à con.
[7] Comme IEB l’a fait récemment pour les projets d’urbanisation de Tour et Taxis, pour la tour Up-site ou pour le projet « Prowinko » sur l’ancien site Héron.
[8] Une réforme agraire est une réforme offrant des terres aux paysans qui la cultivent, en les « confisquant » à leurs propriétaires. Elle a pour but de redistribuer les terres de culture.