L’histoire du Marais Wiels surgissant dans les ruines de la crise financière de 2008 a beau être connue, les découvertes animales qu’on continue à y faire – parce qu’on en prend soin – amènent à repenser le statut de la « nature » en ville.
Le Marais Wiels est apparu à Forest, non loin du croisement de l’avenue Van Volxem et de l’avenue Wielemans-Ceuppens. Au début du XXIe siècle, le site historique de la brasserie, fermée en 1988, s’est retrouvé entre les mains d’investisseurs désireux d’y implanter un vaste complexe de bureaux. En 2007, lors des travaux, des fondations furent creusées dans un renfoncement de plusieurs mètres de profondeur et d’environ 9 000 mètres carrés. Durant ces opérations, des forages profonds visant à ficher des pieux de béton ont entrainé une résurgence de la nappe phréatique. Progressivement, l’eau issue de la nappe, provenant des parois et venue d’averses, s’accumula sur le site, le sol argileux la retenant. La crise financière de 2008 achevant d’empêtrer le projet, les travaux furent interrompus et le site laissé à l’abandon.
Des riverains et riveraines se prirent d’affection pour ce lieu particulier et ses nouveaux habitants volants, nageants, fleurissants, coassants, chantants ou vrombissants.
De la végétation s’installa. Les photographies aériennes du site datant de 2012, disponibles en ligne sur le portail cartographique de la Région (BruGIS), témoignent de l’expansion d’algues dans l’eau et d’une couverture basse sur la terre ferme. Celles de 2014 révèlent des dynamiques naturelles de plus en plus marquées : l’eau couvre désormais la plupart des piliers de béton, vestiges du projet immobilier ; deux roselières ont commencé à s’épanouir dans le nord et le sud du site. En 2015, le naturaliste forestois Léon Meganck réalisa un inventaire des nombreuses espèces végétales et animales présentes sur le site, concluant que, du point de vue écologique, il pouvait être caractérisé comme « marais en plein dynamisme » [1].
Des riverains et riveraines se prirent d’affection pour ce lieu particulier et ses nouveaux habitants volants, nageants, fleurissants, coassants, chantants ou vrombissants dont ils prirent soin notamment au cours d’opérations régulières de nettoyage. Une lutte s’engagea pour protéger des projets d’aménagement ce qu’on prit l’habitude de nommer le « Marais Wiels » [2]. La construction d’un ensemble immobilier abritant 170 logements de luxe fut prévue en 2018. Mais deux ans plus tard, en pleine crise du Covid, la Région bruxelloise fit l’acquisition du site. Aujourd’hui, fin 2023, environ 6 000 mètres carrés du plan d’eau sont repris pour désignation comme « étang régional » dans le nouvel atlas hydrographique de la Région, mais la partie septentrionale du site (dont 3 000 mètres carrés de plan d’eau) est toujours visée par des projets immobiliers.
Les observations rapportées dans la suite de cette note trouvent leur origine dans une opération de nettoyage et d’entretien du site. En janvier 2023, une campagne de débroussaillage de la saulaieroselière établie dans le nord-ouest du Marais Wiels fut entreprise en lien avec Natagora par des bénévoles. L’objectif était de contenir la constitution de sol par dépôt de matière organique et la dynamique d’assèchement et de rehaussement du plan d’eau que favorisent les saules, pour maintenir le caractère marécageux du site. En parallèle, de nombreux déchets issus du chantier de 2007 ou déposés illégalement par la suite furent collectés. À cette occasion, un tube de frigolite d’environ deux mètres de long et ouvert dans la longueur – probablement le vestige d’une isolation ou d’une protection – fut découvert à la limite sud-ouest de la zone de saulaie-roselière couvrant le nord du Marais. Les photographies aériennes citées plus haut permettent d’établir que ce tube fut abandonné entre 2012 et 2014.
Dès l’abord, l’objet se révéla particulier : il s’agissait d’une véritable île de frigolite. Sa partie supérieure, formant un creux, était remplie de terre. Diverses plantes – de l’herbe, des ronces, mais aussi un arbuste d’environ deux mètres de hauteur – s’étaient établies dans cette jardinière-radeau improvisée. L’arbuste était même parvenu à percer son conteneur flottant pour s’enraciner en-dehors de celui-ci. En déplaçant l’objet, un de ses bords se rompit. Des dizaines d’araignées jaillirent de la frigolite qui était percée de nombreuses galeries de quelques millimètres de diamètre.
Des dizaines d’araignées jaillirent de la frigolite qui était percée de nombreuses galeries de quelques millimètres de diamètre.
Dans les journées suivant l’intervention, les araignées furent identifiées avec l’aide généreuse de Brigitte Segers de l’Institut des sciences naturelles : il s’agit probablement de représentantes de l’espèce Piratula hygrophila (petites pirates aimant l’humidité) de la famille des Lycosidae ou pirate wolf spider en anglais. La spécialiste exclut que ces araignées soient à l’origine du creusement des galeries observées : celles-ci avaient dû préexister à leur installation.
Une observation plus poussée a permis d’identifier un probable responsable des galeries : le ver de farine, larve du ténébrion meunier (Tenebrio molitor) – dont quelques spécimens adultes ont également pu être observés dans les galeries. En 2015, une équipe de scientifiques avait déjà mis en évidence la capacité de ces vers à biodégrader le polystyrène à l’aide de microorganismes présents dans leur intestin. La nouvelle avait fait grand bruit parce qu’aucun produit chimique nocif résiduel ne s’accumule dans leurs tissus lorsqu’ils consomment de la frigolite. Des vers de farine nourris au plastique pourraient dès lors alimenter de la volaille d’élevage, dans une perspective de « gestion durable » des déchets. Une ferme expérimentale a d’ailleurs été installée à Florange en Moselle pour tester ce potentiel [3].
Des vers de farine nourris au plastique pourraient dès lors alimenter de la volaille d’élevage, dans une perspective de « gestion durable » des déchets.
Résumons-nous : des araignées avec un nom rigolo squattant des galeries creusées par quelques larves dans un morceau de frigolite qui flotte depuis presque dix ans sur un marais apparu dans une friche post-industrielle. De l’insignifiant dans un non-lieu ? Je ne le pense pas. Pour qui s’y arrête, l’affaire prend vite de l’ampleur : elle a la capacité d’interroger et force à penser.
Il y a, d’abord, ce capitalisme du début du xxi e siècle qui saisit les lieux que d’autres habitent avec la capacité légale et financière de les éventrer, avant de les laisser tomber quand l’affaire ne paraît plus rentable. Il incombera à celles et ceux qui restent de trouver les moyens de « vivre dans les ruines » selon l’expression consacrée par Anna Tsing [4], jusqu’à ce qu’un autre investissement se profile pour le lieu. C’est contre cette logique que se soulève le Marais avec celles et ceux qui l’habitent et le fréquentent, qu’iels soient humains ou d’une autre espèce. Il faut en effet à la suite de Lena Balaud, Antoine Chopot et Allan Wei, reconnaître que « si l’excavation et le percement de la nappe phréatique sont à mettre au compte du développeur du site, c’est bien la puissance hydrique d’une nappe d’eau sous pression qui s’est révélée être une formidable puissance d’interruption des travaux d’aménagement du site ». L’eau a interrompu quelque chose tout en offrant des possibles ; elle a créé des niches dans lesquelles se sont engouffré·es les vivant·es – de toutes espèces – qui sont venu·es former l’entité écologique et sociale du Marais Wiels. C’est ce qu’on peut, toujours avec Ana Tsing, qualifier de « résurgence », c’est-à-dire « l’œuvre de nombreux organismes, qui négocient à travers leurs différences, pour forger des assemblages de viabilité multi-espèces au milieu de la perturbation [5] ».
Cet éclairage n’est pas sans importance parce que les débats publics autour de la préservation du Marais Wiels achoppent notamment sur l’argument de la « non-naturalité » du site. Interrogé sur le dossier, Rudi Vervoort, ministre-président de la Région, déclarait ainsi aux journalistes du journal en ligne Mammouth que « le Marais n’est pas un espace naturel, mais la conséquence d’une remontée de la nappe phréatique comme il s’en passe dans beaucoup de chantiers en Région bruxelloise [6] ». L’argument sousjacent est qu’il n’y aurait nulle nature à protéger dans cet accident fruit de l’action humaine.
C’est ici que notre île de frigolite percée de galeries mérite attention. Cet improbable assemblage vient, en effet, interroger à nouveaux frais la distinction entre artificiel et naturel. Pour les amis et amies du Marais baignant dans ses eaux en janvier 2023, ce tube de frigolite était de toute évidence un déchet, un produit artificiel pétrochimique, de l’anti-nature qu’il convenait d’éloigner de cet écosystème résurgent pour favoriser sa viabilité. Araignées et ténébrions sont venus éroder ces certitudes : une fois qu’ils furent découverts, il a été question de retourner au Marais cet objet détourné et réinventé en nourriture et abri par Tenebrio molitor. La rapide palabre qui s’est ensuivie a finalement retenu que les risques à long terme seraient plus importants que les gains. L’île de frigolite n’est pas retournée à l’eau.
Ce court moment de doute a néanmoins débouché sur de nouveaux enseignements : la catégorie de « nature » conçue comme une pureté ne nous sera d’aucune utilité pour penser le Marais, pas plus qu’aucun autre espace de « nature » en ville, ni pour décider collectivement de son avenir. Le ténébrion nous montre que ce qui se passe en ce lieu est d’un autre ordre et que nous devons apprendre à en parler autrement pour agir de manière appropriée. Depuis longtemps, son espèce côtoie la nôtre et nous tissons des devenirs en rapport l’un à l’autre. Si durant des millénaires les larves de l’espèce se sont nourries d’arbres en décomposition, elles se sont ensuite installées au cœur des sociétés humaines, profitant notamment de réserves de farine mal protégées – ce qui leur a valu leur nom commun et la caractérisation de nuisibles. Elles ont également été entretenues comme appâts de pêche ou comme nourriture pour animaux de compagnie. Nous l’avons vu, leur appétit pour le polystyrène, récemment découvert, inaugure de nouvelles formes de coexistence, menant dans une autre direction les liens entre cette espèce et la nôtre.
Les ténébrions sont donc, depuis et pour longtemps, en interaction avec les humains. Cela n’empêche aucunement Tenebrio molitor de disposer de ses propres capacités d’action, comme celle de s’investir dans la résurgence du Marais Wiels, créant au passage un habitat pour Piratula hygrophila. Le ténébrion nous invite à acter que la « nature », la plante ou l’animal en ville ne peuvent désormais se réinventer dans d’autres conditions que « dans les ruines du capitalisme ». Vouloir accompagner et protéger leurs efforts, même s’ils ne sont pas caractérisés par une illusoire « pureté naturelle », n’a rien d’incohérent. L’épisode de l’île de frigolite nous enseigne que la voie à suivre ne sera pas toujours immédiatement claire, mais qu’elle en vaut la peine. Les créatures de la résurgence apportent un surplus d’expériences du quotidien – luxuriance de la végétation, chants d’oiseaux, croassement des grenouilles – que ceux et celles qui s’y sont attaché·es cherchent à protéger pour leur vi(ll)e. À qui veut bien lui prêter attention, Tenebrio molitor montre qu’au-delà de ces trésors la résurgence fait émerger des laboratoires riches de devenirs possibles.
Le ténébrion nous invite à acter que la « nature », la plante ou l’animal en ville, ne peuvent désormais se réinventer dans d’autres conditions que « dans les ruines du capitalisme ».
[1] L. MÉGANCK, « Le Marais Wiels – Brass – Bli:B », rapport inédit, 2015, p. 2
[2] L. BALAUD, A. CHOPOT & A. WEI, « La part sauvage des communs ? Une enquête écologique au Marais Wiels », Terrestres, 14 février 2023 [https://www.terrestres.org/2023/02/14/ la-part-sauvage-des-communs-une-enqueteecologique-au-marais-wiels].
[3] « Les vers de farine, futur du recyclage du polystyrène », France-Soir, 4 novembre 2021.
[4] A. L. TSING, Le Champignon de la fin du monde. Sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, Paris, 2015.
[5] A. L. TSING, Proliférations, Marseille, 2022, p. 45-46.
[6] D. HEYLIGHEN & É. HALLET « Marais Wiels : nœud politique en eaux troubles », Mammouth, 26 octobre 2022 [https://www. mammouth.media/marais-wiels-noeud-politique-en-eaux-troubles].