François Bellenger – 22 octobre 2014
Le long du canal, à proximité du pont Van Praet, pris en étau entre les propriétés boisées du roi et la zone du marché matinal : un bâtiment en briques rouges s’érige avec la lettre G inscrit sur son fronton.
C’est le familistère de Laeken, maison mère composant le site des anciennes poêleries Godin construites sur le modèle d’une utopie sociale, témoins de la révolution industrielle à Bruxelles. Déambulation et regard sur ce site d’une ville mise en péril par un projet « grotesque » de centre commercial.
Espace suspendu
L’activité initiale des poêleries a fait place depuis longtemps à d’autres activités industrielles qui se sont successivement installées dans ces hangars. Il y a environ deux ans, les derniers occupants ont déménagé. Le lieu ainsi vidé est devenu depuis un espace suspendu quelque peu à l’écart de la ville. C’est que le site est pour le moins déconnecté du reste du tissu urbain. Coincé entre un canal, une déchetterie, des voies ferrées et routières, il est par ailleurs très mal desservi par les transports en commun. Une implantation cependant idéale pour sa fonction première : l’activité industriel qui cohabite difficilement avec les autres fonctions urbaines de par les nuisances qu’elle génère.
Mais voilà, vidé de sa substance comme de ses occupants, le site a perdu son langage fonctionnel pour réveiller sa structure architecturale. Ce lieu, peu à peu laissé à l’abandon ou en friche, n’existe plus que par sa présence, la persistance de sa structure. Loin d’un regard romantique sur une ruine moderne, cet espace en suspension, sensible et provisoire, interroge le devenir et les possibles de ce lieu.
Quel futur pour ce lieu stratégique en périphérie proche, jouxtant la zone canal « en reconversion » ? Quels sont les champs possibles pour notre héritage commun : une mémoire collective et un patrimoine industriel Bruxellois ? Quel dessein pourrait initier une réflexion, ouvrir des passerelles entre cette utopie sociale et une modernité peut-être non aboutie ?
Mais l’ébauche qui arrive à toute pompe écrase toute utopie architecturale et sociale. Elle nous ramène sur un modèle d’une modernité dépassée et en échec, consistant en un centre commercial baptisé « Just under the sky ».
Appropriation
Le site Godin s’immerge dans une nouvelle ère, celle de sa transition entre deux états.
D’un côté, les promoteurs et sociétés privées qui font passer en force leur programme sans être inquiétés par les pouvoirs publics et, de l’autre, des associations, des comités et des habitants qui déposent des recours contre l’absurdité de ce projet.
Pendant ce temps, le site Godin va continuer à exister physiquement par ses différentes appropriations. Des palissades délimitent le site du reste de la ville afin d’en priver l’accès aux intrus. Rapidement des percées apparaissent dans les grillages. À la tombée de la nuit et à l’abri des regards, des silhouettes vont et viennent dans cet espace en attente d’un devenir. Des sans-papiers, sans domicile fixe, vagabonds s’approprient les hangars et bureaux de l’ancienne usine. Habitat très précaire, certains y bivouaquent pour une nuit, d’autres s’y construisent un petit lieu de vie avec les moyens du bord.
Certains entrent en scène pour y déverser furtivement leurs surplus de camelote, tandis que d’autres viennent y faire la mitraille. Des badauds, des curieux de lieux abandonnés flânent et prennent des photographies. Des graffeurs laissent des traces de couleurs sur les murs. Les trouées dans les palissades sont bouchées, des entrées sont murées, des autocollants et pancartes d’une entreprise de sécurité dictent leur supériorité sur cette zone. Mais ci-et-là des déchirures dans les palissades voient à nouveau le jour. De toute évidence, le lieu ne laisse personne indifférent...
À ce moment, alors que la machinerie des promoteurs est en route, on se laisse à imaginer une reconversion du site se jouant du canal non comme un miroir d’eau mais comme un territoire à l’œuvre.
Tabula rasa
Des panneaux et des tags font surface aux abords du site. Respectivement, ceux-ci annoncent à coup d’images de synthèse les buts du centre commercial, tandis que ceux-là bombent les palissades pointant l’aberration de cette idée.
En été 2013, le balai mécanique des bulldozers à vérin hydraulique éradique tous les hangars du site. Calorifuge désamianté, charpentes hachées, ferrailles ciselées, gravats éparpillés… Une fois le tout concassé et benné, le nouveau paysage est une table rase « sang brique ». Seul reste debout le familistère qui est classé. Les autres bâtiments, faisant pourtant partie du même ensemble, donnant sens à l’entièreté, n’auront pas eu cette chance. Les projets rêvés disparaissent dans la poussière sous le poids du centre commercial. Le nom faussement rêveur « Just under the sky » tourne sa veste pour celui de « Docks Bruxsels ». Une négation propre s’offre dans cet intitulé. Ce centre commercial n’opère aucune relation directe avec la nature même d’un dock qui est de charger et décharger des marchandises. Ce dock, imposteur, canalise des produits finis qui arrivent par camion. Ce projet tourne le dos à l’histoire et confisque l’espoir de voir tout type d’activités industrielles lié à l’outil canal s’établir à nouveau sur le site.
Farce déguisée
La communication prônant le centre commercial, avec son lot de publicités, d’images de synthèse et de vidéos 3D bat son plein. Projet dont l’artificialité se fige loin d’une réalité bruxelloise, tandis qu’une mini-usine à béton, installée sur le site débite hors normes des coulées qui se déversent sur cette zone marécageuse afin de consolider les bases de deux souterrains pouvant accueillir pas moins de 1 700 voitures.
Déconnecté des besoins des Bruxellois, l’espace est décrit comme un complexe agréable où il fera bon déambuler, voir même flâner. La nouvelle génération de centres commerciaux, malgré ses prétentions comme lieu de vie et de détente, voire même un quartier à ciel ouvert, reste basée sur le modèle ancien avec ses stratégies purement commerciales et consuméristes, voilées sous un décor ayant pour première vocation de suivre des trajectoires surveillées, dictées par des réseaux, acheminant le consommateur d’une enseigne à l’autre, en simulant le divertissement.
Ce centre commercial et son grand parking illustrent une nouvelle fois l’incapacité de nos décideurs et des promoteurs à dépasser cette vision du tout-à-la-voiture qui dicte encore tant de projets bruxellois. Godin, les 3 500 parkings de Tour et Taxis, les nouveaux parkings souhaités par les autorités en périphériques du nouveau centre piétonnier de Bruxelles font partie du même combat. Les bétonneurs s’affairent à creuser le sol, tandis qu’associations et habitants s’évertuent à démontrer le côté insensé de leurs projets. Alors que Bruxelles regorge de parkings vides ou à moitié pleins, qu’une plateforme se mobilise dans le pentagone pour enrayer le processus, Docks Bruxsels construit son grand parking et s’embourbe dans ce vieux concept de la circulation, comme l’élite de nos déplacements en ville : la construction d’un centre commercial accessible en priorité en voiture.
Ruine Moderne
Les nouveaux panneaux, de « Just under the sky » à « Docks Bruxsels » lorgnent les contours du site en construction, visibilité accrue vers la circulation automobile. Au crépuscule, une flopée de projecteurs éclaboussent le site de son béton omniprésent, dominés par la rythmique des cinq grues et le cortège des phares de voitures sur le pont Van Praet. Les structures en béton, des poutres en croix, pour soutenir les étages des parkings font office d’un grand cimetière à ciel ouvert prêt à accueillir ses premiers clients.
Le chantier est rudement surveillé. Outre l’entreprise de sécurité qui rôde, ils ont installé à chaque angle, un poteau où se dressent deux caméras dont une à 360°, un détecteur de mouvements, un projecteur et un haut-parleur.
Pendant que ce chantier avance à haute dose d’énergies fossiles, d’autres, comme le centre commercial NEO, à quelques kilomètres à peine, signent leurs accords entre élus, promoteurs et actionnaires. 60 ans après les premières constructions des centres commerciaux en périphérie des villes, grâce entre autres à l’accessibilité en voiture, on recopie, on re-développe ces mêmes formules aujourd’hui en périphérie de Bruxelles. Ayant vu les limites de ces modèles consuméristes, et à peine après avoir eu le temps de digérer nos erreurs, on nous régurgite ces archétypes obsolètes teintés d’artifices.
L’utopie coopérative mise en place par Godin et les ouvriers s’enterre peu à peu sous ce béton néanmoins friable. Loin d’être une construction réfléchie à long terme, ces programmes consuméristes qui conquièrent nos villes sont le miroir d’un échec de notre héritage commun : la modernité.