Lefebvre, au cœur de sa pensée dénonce la mainmise de la valeur d’échange sur la valeur d’usage [1]. Elle s’organise en mettant la ville au service du système de production industrielle et, partant, de la société capitaliste. Réflexions à partir de la figure du centre commercial.
Avec l’avènement de la société industrielle et le passage au mode de production capitaliste naît dans la ville une inversion du rapport entre valeur d’usage et valeur d’échange. Le passage au capitalisme et à l’ordre marchand provoque une mutation radicale qui inscrit la ville dans une marchandisation d’elle-même et de la vie quotidienne. La ville capitaliste prend la consommation comme centre de gravité : elle crée des lieux de consommation et devient elle-même une marchandise à consommer.
Selon Lefebvre, dans la ville du Moyen Âge occidental, les marchands et les banquiers s’établissaient autour de la place, du marché, de la halle, pour y promouvoir l’échange et le généraliser, pour étendre le domaine de la valeur d’échange ; ce faisant, ils œuvraient la ville et en faisaient usage. Ils constituaient un agent historique et social qui modelait la ville. Le marchand trouvait dans la ville son point de rencontre, son port d’attache, son lieu de stratégie. Mais la ville va peu à peu permettre la concentration des capitaux et l’accroissement de la productivité. Dans le même temps, l’importance de la production agricole va reculer devant l’importance de la production artisanale et industrielle du marché, de la valeur d’échange, du capitalisme naissant. Les anciennes centralités vont laisser la place à des centres de décision [2]. Les noyaux urbains, anciens lieux de rassemblement et de rencontre, notamment en vue d’y promouvoir des échanges commerciaux, vont devenir eux-mêmes valeur d’échange, produits de consommation, sorte de simulacre authentique en trompe l’œil où la ville ne sera plus que le spectre d’elle-même. Avec des gens qui « se ruent vers les ruines des villes anciennes pour les consommer touristiquement en croyant guérir de leur nostalgie » [3].
Dans les années 60, époque où il écrit Le droit à la ville, Lefebvre assiste à la réorganisation du tissu urbain notamment autour de nouveaux temples de la consommation que sont les hypermarchés. Le premier centre commercial à Paris, Parly 2, ouvre ses portes en 1969. Pour l’auteur, le centre commercial n’est jamais qu’une version affadie et mutilée de ce que fut le noyau de la ville ancienne [4] : « les urbanistes ont cru récemment inventer le centre commercial, fonction préexistante mais dépouillée de son rapport historique, de sa fonction d’échange entre la ville et la campagne. » [5] Désormais, le prétexte de la rencontre et du rassemblement sont le lèche-vitrine, la consommation de marchandises.
Dans la typologie qu’il dresse des acteurs de l’urbanisme de son époque, Lefebvre distingue : l’urbanisme des hommes de bonne volonté teinté d’humanisme et de l’esthétisme désuet lié à la nostalgie de l’ancien noyau urbain ; l’urbanisme des administrateurs rationaliste et fonctionnaliste qui donne la primauté à la technique, et l’urbanisme des promoteurs, qui conçoivent et réalisent sans le dissimuler pour le profit [6]. Il attribue les centres commerciaux à ces derniers. On lui opposera que les premiers supermarchés et hypermarchés étaient le fruit des coopératives de consommateurs issues des Maisons du Peuple. Mais il est vrai que celles-ci furent rapidement supplantées par les grands groupes de la distribution à but lucratif [7]. Les grandes surfaces et les centres commerciaux deviennent des outils économiques dont la vocation est de produire du profit : tous les choix, toutes les innovations sont orientés vers la recherche des chiffres d’affaires au mètre carré les plus élevés. Ils vont inverser la question des besoins humains (liés à la valeur d’usage) : les besoins à combler seront ceux de la société capitaliste - la définition de l’homme est ainsi celle dont le mode de production a besoin. Comme le signalait Jean Baudrillard dans son ouvrage La société de consommation, « ce qui est satisfait dans une société de croissance (...) ce sont les besoins mêmes de l’ordre de production, et non les ’besoins’ de l’homme » [8] .
La ville devient dispositif matériel propre à organiser la production, à contrôler la vie quotidienne des producteurs et la consommation des produits.
H. Lefebvre,
Le droit à la ville, p. 83.
En prolongeant la pensée de Lefebvre et de Baudrillard, on peut même aller jusqu’à affirmer qu’aujourd’hui le centre commercial est devenu, lui-même, une pure valeur d’échange, un produit financier, la logique financière et immobilière venant supplanter la logique commerciale, le promoteur prenant le pas sur les commerçants ! Les investisseurs sont à l’affût, les certificats placés en bourse pour ce type de projet produisant un rendement net bien plus intéressant que d’autres placements traditionnels [9]. La démultiplication des projets de centres commerciaux en Belgique et notamment à Bruxelles [10] sont le signe de cette logique exclusivement entrepreneuriale avec laquelle nos pouvoirs publics avancent : le centre commercial est devenu un modèle de placements de produits financiers en l’absence de toute demande de la part des commerçants et des habitants.
Pour Lefebvre, il faut distinguer l’espace perçu (qui renvoie à la quotidienneté de ceux qui l’habitent), de l’espace conçu qui désigne les constructions techniques souvent associées aux entreprises et promoteurs. L’espace conçu facilite la marchandisation de l’espace en le réduisant à une entité mesurable de telle sorte qu’il sera plus efficacement évalué en tant que propriété. Le centre commercial est un espace conçu sur-spécialisé dans la consommation, il n’y a rien d’autre à faire que d’y consommer. Cette sur-spécialisation en fait un espace mort qui prend toute son envergure hors des heures d’ouverture des commerces.
Les sujets y sont manipulés par des trajets, lumières, stimuli sonores, voire olfactifs. C’est le sommet de l’espace normalisé, panoptique où tout est mesuré, contrôlé. Il devient un espace d’exclusion des populations en générant une accessibilité inégale pour les différentes couches sociales. Alors que, dans la prolongation de l’habiter, le commerce devrait faire partie intégrante de celui-ci comme œuvre des populations qui habitent, produisent et vivent un espace politique. Dans leur version close, enclaves de déambulation sous la double contrainte marchande et sécuritaire, les centres commerciaux nient les vertus la plus riche de l’espace public, sa gratuité, un lieu où il n’y a rien à payer, ni à acheter.
Spectralisation de la ville, mais aussi spectralisation de la quotidienneté. Le centre commercial s’attaque à ce que Lefebvre appelle l’ordre proche des rapports sociaux [11], à la quotidienneté des individus. Baudrillard n’hésite pas à parler de climatisation générale de la vie [12] par cette organisation totale de la quotidienneté que programme le centre commercial. Une nouvelle quotidienneté et un bonheur formaté, l’idéologie d’un bonheur par la consommation insufflé à grand coup de publicité « promouvant une vie quotidienne miraculeusement et merveilleusement transformée. (...) La quotidienneté devient un conte de fée » [13]. La publicité vous enjoint d’être heureux.
Cette confiscation de la quotidienneté prend aujourd’hui une tournure particulièrement aiguë depuis que les centres commerciaux traditionnels organisent aux côtés de la vente de biens, l’exploitation marchande de la culture et des loisirs. Comme l’annonçait Baudrillard en 1970 : « Travail, loisir, nature, culture... tout cela enfin mixé, malaxé, climatisé, homogénéisé dans le même travelling d’un shopping perpétuel. » [14] Et pour donner l’illusion d’une quotidienneté dans un noyau d’urbanité retrouvé, on n’hésitera pas à appeler cet espace total de la consommation « village-machin ».
Lefebvre oppose le loisir commercialisé et organisé institutionnellement à la quotidienneté. Il propose d’en finir avec la séparation entre loisir et quotidienneté et de restituer la fête en transformant la vie quotidienne, en se réappropriant la ville et en réinventant une vie collective. Il s’agit aussi de renouveler le sens de l’activité productrice et créatrice et de briser le cercle infernal où ce sont toujours les mêmes qui produisent ce qui sera consommé par d’autres.
[1] Voir l’article Henri Lefebvre. Le droit à la ville qui explicite cette transformation et le fait qu’elle s’accompagne d’une expropriation des travailleurs par la classe dirigeante de son droit aux valeurs d’usage héritées du lieu urbain.
[2] H. Lefebvre, Droit à la ville, éd. 1972, p.102.
[3] H. Lefebvre, op. cit.
[4] H. Lefebvre, op. cit., p.21.
[5] H. Lefebvre, op. cit., p.61.
[6] H. Lefebvre, op. cit., p.33.
[7] R. Péron, Les boîtes. Les grandes surfaces dans la ville, 2004, p.117.
[8] J. Baudrillard, La société de consommation, 1970, p.90.
[9] De tels certificats immobiliers offrent un rendement net annuel de 7%, bien au-delà du rendement moyen des actions belges de 3% ou des bons d’État à 4%.
[10] La Ville de Bruxelles vient de délivrer en plein mois d’été les permis d’urbanisme et d’environnement pour le projet de centre commercial de 55 000 m² Just Under the Sky sur le site des anciennes poêleries Godin, tandis que la Région flamande et la Région bruxelloise se livrent une guerre sans merci autour de deux autres projets de centres commerciaux : le projet NEO au Heysel (72 000 m²) et le projet Uplace à Machelen (55 000 m²).
[11] Par opposition à l’ordre lointain qui s’institue au niveau du pouvoir et des puissants et qui projettent ses principes et décisions dans l’ordre proche, sur la réalité pratico-sensible (H. Lefebvre, op. cit., p.54).
[12] J. Baudrillard, La société de consommation, 1970, p.23.
[13] H. Lefebvre, op. cit., p.34.
[14] J. Baudrillard, La société de consommation, 1970, p.25.