Exigence démocratique et reconnaissance faciale.
Le recours, par l’institution policière, aux technologies de reconnaissance faciale fait aujourd’hui l’objet de vives discussions. Les lignes qui suivent entendent rendre à l’invocation du droit à la vie privée quelque chose de sa radicalité politique originale. L’auteur nous invite à concevoir le droit à la vie privée comme un moyen permettant de garantir effectivement la possibilité de résistance ou de désobéissance – ressorts essentiels de l’action politique dans des démocraties nécessairement imparfaites.
Le recours, par l’institution policière, aux technologies de reconnaissance faciale fait aujourd’hui l’objet de vives discussions. Ses défenseur·euses mettent généralement en avant : gains d’efficacité (réduction des taux de criminalité), diminution des coûts (baisse des effectifs policiers) ou amélioration des conditions de travail (dispensant les policier·es de fastidieuses enquêtes). Ses détracteur·ices leur opposent : une relative inefficacité (donnant lieu à des erreurs importantes de discrimination), une augmentation des coûts (licences logicielles, caméras haute définition et puissants serveurs) ainsi que des risques pour certains droits humains, notamment le droit à la vie privée – tel qu’il se trouve consacré par l’article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.
Dans les lignes qui suivent, je m’attacherai à compliquer cette invocation du droit à la vie privée, souvent vague et dogmatique, afin de lui restituer quelque chose de sa radicalité politique originale. L’enjeu est au moins double. Contre l’invocation vague : esquisser quelques-uns des effets concrets de la reconnaissance faciale sur des situations sociales. Et contre l’invocation dogmatique : avancer des raisons de penser le droit à la vie privée comme un bien devant être préservé, plutôt que comme une contrainte devant être levée [1].
Penser le droit à la vie privée comme un bien devant être préservé, plutôt que comme une contrainte devant être levée.
Précisons les termes. Les systèmes de reconnaissance faciale auxquels nous nous intéresserons articulent typiquement : (i) une base de données rassemblant des images de personnes, (ii) une base de données centralisant des flux de vidéo-surveillance, (iii) des algorithmes permettant de croiser, à des fins d’identification, les images contenues dans ces deux bases de données. En théorie, la police belge peut recourir aux technologies de reconnaissance faciale si et seulement si une disposition légale l’autorise explicitement à consulter des bases de données rassemblant des images de personnes à des fins de reconnaissance faciale. La seule base de données remplissant aujourd’hui ces conditions est une base de données européenne visant à faciliter les contrôles d’identité des demandeur·euses d’asile par les policier·es. En pratique, des enquêtes administratives, journalistiques et académiques ont permis d’établir que la police belge – aux niveaux local comme fédéral – a effectivement recouru, ces dernières années, à plusieurs reprises, à des systèmes de reconnaissance faciale, en dehors de tout cadre légal. Les avancées en matière d’analyse automatique d’image, le recours de plus en plus fréquent par la police à la reconnaissance faciale et la relative pauvreté des arguments avancés dans les discussions parlementaires nous imposent de réfléchir à ces enjeux politiques [2].
La reconnaissance faciale nous met d’abord face à un problème posé par la plupart des dispositifs répressifs. Ceux-ci cherchent généralement à accroître l’asymétrie de pouvoir entre gouvernants et gouvernés – schématiquement : un policier armé d’un fusil automatique peut plus facilement contraindre plusieurs individus. Le problème posé par ces dispositifs tient alors à la tension, à laquelle semblent confrontées la plupart des institutions politiques, entre exigences sécuritaire et démocratique. L’exigence sécuritaire pose la nécessité de la préservation des biens et des personnes. Elle se matérialise aujourd’hui, le plus souvent, par l’engagement d’effectifs policiers et l’acquisition de dispositifs techniques. Elle contribue, de fait, à creuser l’asymétrie entre gouvernants et gouvernés – sans laquelle la sécurité ne pourrait être garantie. L’exigence démocratique pose, idéalement au moins, l’identité des gouvernants et des gouvernés. Les décisions démocratiques seraient ainsi respectées, non pas tant en raison de l’effectivité d’un appareil répressif, qu’en raison de leur capacité à répondre de façon exigeante aux problèmes vécus par l’ensemble des personnes concernées. L’exigence démocratique semble, par contraste, associée à une relative symétrie entre gouvernants et gouvernés – sans laquelle la démocratie finirait par emprunter à la tyrannie ses moyens. La difficulté propre au raisonnement politique tient à la nécessité d’articuler ces deux exigences : démocratique et sécuritaire.
La police belge a recouru ces dernières années, à plusieurs reprises, à des systèmes de reconnaissance faciale, en dehors de tout cadre légal.
La reconnaissance faciale nous met ensuite face à un problème posé par la plupart des dispositifs techniques. L’enjeu est ici de saisir l’ensemble des transformations sociales susceptibles d’être suscitées par de tels dispositifs. Nous sommes souvent amenés à porter notre attention sur ces quelques tâches, habituellement exercées par les humains, que les ingénieur·es semblent effectivement parvenir à déléguer à des dispositifs techniques – dans notre cas : une tâche relativement limitée de comparaison d’images. Le risque tient à ce que nous négligions une série d’autres transformations, notamment : l’écart entre les tâches effectuées par les humain·es et les tâches déléguées aux machines. Dans le cas des systèmes de reconnaissance faciale, cette transformation est au moins double. En premier lieu : l’automatisation permet de charger un système informatique de ce qu’autrement une multitude d’humains devraient faire. Elle limite le nombre d’humains nécessaires à l’exécution d’une telle tâche. En second lieu : l’automatisation stabilise l’exécution d’une directive qui aurait pu trouver, dans certains contextes, à ne pas être appliquée ou à être appliquée différemment. Les technologies de reconnaissance faciale ont donc bien pour caractéristiques essentielles d’accroître l’asymétrie entre gouvernant·es et gouverné·es et de limiter les possibilités de désobéissance.
Le problème se ramène alors à la question de savoir s’il est politiquement opportun de construire des espaces communs au sein desquels la résistance aux institutions devient pratiquement impossible. La difficulté tient dès lors à ce qu’il nous faut apprécier les rôles que peuvent jouer les mouvements de désobéissance ou de résistance – légaux ou illégaux, civils ou incivils – dans l’acquisition d’avancées sociales, morales et politiques. Historiquement, le mouvement américain des droits civiques, militant pour l’abolition des dispositions légales organisant la ségrégation raciale, illustre de façon particulièrement claire l’importance pratique de la possibilité de désobéir et de résister, afin de voir certaines luttes progresser. Politiquement, la résistance est souvent considérée comme légitime dès lors que les voies traditionnelles ne permettent pas aux institutions démocratiques d’entendre ou de prendre en charge certains des problèmes les plus criants et urgents vécus par leurs citoyen·nes. Dit autrement : il revient aux défenseur·euses de la reconnaissance faciale de montrer que celle-ci ne menace pas de priver les citoyen·nes de stratégies pourtant essentielles à nos vies démocratiques.
« Toute personne a droit au respect de sa vie privée et familiale, de son domicile et de sa correspondance. Ce droit englobe le droit à un nom, le droit au changement d’état civil et à une nouvelle identité, la protection contre les écoutes téléphoniques, la collecte d’informations à caractère privé par les services de sécurité d’un État et les publications portant atteinte à la vie privée. Ce droit permet aussi aux membres d’une minorité nationale d’avoir un mode de vie traditionnel [3]. »
Aux défenseurs de ces technologies de montrer que celles-ci ne mettent pas en péril certains des ressorts essentiels aux processus démocratiques.
Le droit à la vie privée m’intéresse ici surtout dans la mesure où il semble contribuer à la préservation, même minimale, des possibilités de désobéissance et de résistance vis-à-vis de nos institutions démocratiques. L’argument – s’il fait du droit à la vie privée un moyen plutôt qu’une fin – présente deux avantages, au moins. D’abord, il part de présupposés qui me semblent largement partagés, principalement : l’importance et la faillibilité des institutions démocratiques quant à l’organisation de la vie en commun. Ensuite, il contribue à renverser la charge de la preuve : il revient maintenant aux défenseur·euses de ces technologies de montrer que celles-ci ne mettent pas en péril certains des ressorts essentiels aux processus démocratiques. Pour autant, l’argument ne permet pas de conclure à la nécessité d’interdire la reconnaissance faciale : il nous impose par contre d’articuler – plutôt que de choisir – entre exigences sécuritaire et démocratique. Il est possible de reformuler ce qui vient d’être dit, de façon plus provocante. L’exigence sécuritaire ne serait en réalité pas assez ambitieuse : se concentrant exclusivement sur les gouverné·es, elle manque de voir que l’insécurité est parfois le fait des gouvernant·es.
[1] Les lignes qui suivent ne s’attardent donc pas sur les critiques visant son inefficacité ou son coût, dans la mesure où elles-ci ne concernent que peu la reconnaissance faciale : elles n’auraient pas grand-chose à dire de systèmes ne faisant que peu d’erreurs ou ne représentant qu’un coût modeste.
[2] Pour les rapports de l’Organe de l’Information Policière, voir : DIO19005 et DIO21006. Pour un article scientifique établissant l’usage de la reconnaissance faciale par la police belge, voir : L. ROOSELEERS et J. MAESSCHALK, « Digitalisering in de lokale politie in Vlaanderen en Brussel : Waar staan we ? », Panopticon Vol. 42, no. 5, 2021, p. 419-438. Pour un article de presse discutant du recours à la reconnaissance faciale par la police belge, voir : F. DE HALLEUX, « Comme au procès Pélicot, la police belge utilise aussi un logiciel de reconnaissance faciale », sudinfo.be, 10 septembre 2024.
[3] Article 8 de la Convention européenne des droits de l’homme.