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La fin de l’État-providence sabre le logement social : le cas de Rotterdam

Avec 34 % de logements sociaux, les Pays-Bas sont les champions incontestés d’Europe. Seulement 7 % du parc locatif est aux mains du privé tandis que 60 % [1] des logements sont occupés par leurs propriétaires. Les Pays-Bas défendent une vision universaliste de l’accès au logement social.

© Manu Scordia - 2023

La ville de Rotterdam, deuxième ville en termes de population, a un taux de logement social plus élevé que le reste du pays avec 38 % de logements sociaux locatifs publics. En comparaison avec les autres pays européens, le marché du logement y est largement cadré par les pouvoirs publics. Qu’est-ce qui explique cette situation singulière, mais aussi le revirement politique ces dernières années d’un système universaliste vers un système généraliste où le logement social s’adresse aux plus précaires ?

Un projet politique inédit en Europe

Au sortir de la Seconde Guerre mondiale, une grande partie des Pays-Bas doit être reconstruite. La ville de Rotterdam a été particulièrement touchée par les bombardements alliés et allemands. Tant son port que ses quartiers résidentiels sont rendus inutilisables. Dans le même temps, le pays connaît un taux de natalité élevé en comparaison avec ses voisins européens. Les pouvoirs publics néerlandais cherchent à répondre au mal-logement en promouvant un large éventail de logements sociaux pour loger cette population grandissante. Tout le monde est susceptible d’avoir accès à un logement avec un loyer modéré sans critère de plafond de revenu.

Ce parc locatif social continue d’exister tout au long des trente glorieuses dans un contexte économique favorable aux investissements sociaux et à la défense du modèle d’État providence qui est mis en place par le pouvoir public hollandais [2]. La promotion du logement social s’accompagne d’un projet urbanistique et architectural innovant pour l’époque [3]. L’objectif est de bien loger la population hollandaise, dans de bonnes conditions, mais aussi dans un cadre agréable. Cette vision reste en héritage aujourd’hui, notamment dans les choix architecturaux qui accompagnent les nouvelles constructions de logements sociaux [4].

La fin de l’État providence hollandais

À partir des années 1970, le modèle d’État providence hollandais connaît une crise politique et économique. À l’instar des autres pays occidentaux, l’économie des Pays-Bas souffre de la concurrence internationale portée par des pays d’Asie du Sud-Est dans un contexte de mondialisation grandissante ainsi que de crises pétrolières successives. À ces enjeux internationaux, la réponse proposée est la contestation du modèle social existant et la promotion du paradigme néolibéral qui se met en place à partir de cette décennie en Amérique du Nord et dans une bonne partie de l’Europe [5]. Dès le début des années 1980, le gouvernement néerlandais soutient activement l’accession à la propriété privée et amorce une réduction progressive de cette spécificité nationale de fort soutien aux bailleurs sociaux. À partir des années 1990, les gouvernements successifs choisissent, pour réduire les coûts, de promouvoir les investissements privés dans le logement social. Cela s’accompagne d’une réduction effective des dépenses dans le domaine du logement social, jusqu’à couper complètement les fonds en 1993 [6]. Ces politiques s’accompagnent aussi d’une rationalisation de la sélection des ménages ayant droit aux aides sociales.

Il faut savoir que les logements sociaux aux Pays-Bas appartiennent aux woning corporaties, les corporations de logements. De droit privé, elles n’ont pas le droit d’accumuler du capital. Elles doivent réinvestir les profits dans la préservation du parc actuel et la construction de nouveaux ensembles. D’initiative privée, le système existe depuis 1851 et les logements produits alors peuvent être apparentés à des foyers de travailleurs. Les attributions de logements se font selon différents modèles dont le Choice Based Lettings qui permet aux demandeurs de logement d’exprimer leur intérêt à être pris en considération pour l’attribution de logements sociaux désignés. L’État limite son action à un soutien financier, les corporations de logements ont pour rôle de gérer entièrement le parc social, de la construction à la maintenance en passant par la sélection des ménages y ayant accès. Par ailleurs, l’État permet aux bailleurs sociaux d’avoir accès à des emprunts à faible taux et d’acquérir les terrains publics disponibles à des prix très attractifs.

Au moment de la baisse des aides de l’État dans les années 1990, les corporations de logements vont proposer des logements avec des loyers plus élevés et vendre une partie de leur portefeuille immobilier dans l’objectif assumé de rester rentable. En ne retenant plus le revenu du ménage comme critère de sélection, les corporations vont accueillir de plus en plus de ménages aisés. Le système du logement social hollandais commence à s’effriter. Les partis politiques de droite, puis de gauche, vont pousser à la construction de logements acquisitifs en remplacement des logements sociaux détruits (3.000 logements acquisitifs construits contre 4.000 logements sociaux détruits en 2002) pour attirer, selon les termes de la mairie de Rotterdam en 2006, les « ménages désirés » dans les « quartiers à problèmes » [7].

Des pressions à un détricotage tous azimuts

Tandis que les loyers ne cessent d’augmenter, le logement social se raréfie. En ville, il faut attendre une dizaine d’années après avoir été inscrit sur une liste d’attente, pour avoir accès à un logement social, comme dans la plupart des autres pays européens. La pression sur le logement abordable rend aussi plus difficile l’accès aux logements d’urgences pour les sans-abris et les personnes qui en ont le plus besoin. Le fameux système universaliste bat de l’aile.

Plusieurs villes hollandaises vont se mettre à investir dans le recyclage de conteneurs qui devaient accueillir, à court terme, des personnes souffrant de troubles psychologiques ou des personnes dépendantes à la drogue, pour y construire des logements. Appelés les « maisons de la dernière chance » [8] par les hollandais-e-s, ces logements se sont développés et ont été de plus en plus utilisés pour loger les étudiants les moins riches. Les conteneurs partaient de Rotterdam pour être transformés en Chine en appartements et retournaient dans les villes hollandaises pour être « empilés » sur 3 niveaux. Pensées pour n’être utilisé que quelques années, les maisons conteneurs se sont pérennisées pour s’installer durablement dans le paysage des villes universitaires du Pays-Bas.

Les politiques européennes s’en mêlent, appuyées par les lobbies et syndicats de promoteurs immobiliers qui dénoncent le non-respect par l’État hollandais des normes européennes de la libre concurrence par sa politique très cadrée du marché immobilier. La cour de justice de l’Union va imposer aux Pays-Bas en 2012 d’ériger un plafond de revenu pour accéder au logement social. Il s’agit d’un passage forcé d’un modèle universaliste à un modèle généraliste. Le pouvoir en place de droite en 2011 va accepter ce seuil. Le gouvernement de gauche qui le remplace en 2012 prévoit de le réévaluer, mais, en réalité, ce seuil est toujours appliqué aujourd’hui [9]. L’OCDE a même été jusqu’à formuler en 2020 des recommandations préconisant une réduction de la proportion de logements sociaux dans le parc immobilier. L’OCDE promeut notamment le rétablissement d’un équilibre entre l’offre locative gérée par les coopératives d’habitat et le marché locatif privé, ce dernier étant particulièrement sous-développé aux Pays-Bas. Ces décisions contribuent à fragiliser économiquement les corporations de logements, et à remettre en cause un modèle de logement public ayant pourtant fait ses preuves. Les municipalités se reposent sur les corporations pour attirer des ménages plus aisés et créer de la mixité sociale dans les quartiers populaires.

Toutefois, l’État intervient encore aujourd’hui pour enrayer la crise du logement abordable de plus en plus patente. Des lois ont été adoptées pour freiner le développement des locations de courte durée comme le AirBnb. En 2021, l’État a réduit d’un milliard d’euros les taxes sur le logement social pour soutenir les corporations et leur permettre de construire un million d’unités de logement d’ici à 2030. Enfin, les loyers ont été plafonnés sur le marché privé. Ce qui n’empêche pas un des rares modèles généralistes en Europe d’être battu en brèche.


[1Tresor, D. (2021). Le logement social aux Pays-Bas, un modèle historique en cours de réforme. Consulté le 10 juillet 2023.

[2Hamel (M.-P.), 2006, Les transformations de l’État-providence néerlandais et l’accès aux droits sociaux. In : Recherches et Prévisions, n°86, La nouvelle administration. L’information numérique au service du citoyen. pp. 55-63.

[3Lebeau R., (1955), L’effort constructeur des Pays-Bas d’après-guerre. In : Revue de géographie de Lyon, vol. 30, n°2, pp. 137-144.

[4Papeil, F. (2018). Rotterdam, image de ville moderne. [Mémoire]. Ecole nationale supérieure d’architecture de Toulouse.

[5Klein, N. (2010). La stratégie du choc : la montée d’un capitalisme du désastre.

[7Traduit de l’anglais depuis Uitermark, J., Kleinhans, R., & Duyvendak, J. W. (2007). Gentrification as a governmental strategy : Social control andsocial cohesion in Hoogvliet, Rotterdam. Environnement and Planning, 39.

[8Stroobants, J., & Stroobants, J. (2012, 10 septembre). Viens chez moi, j’habite dans un conteneur. Le Monde.fr.

[9Tresor, D. (2021). Le logement social aux Pays-Bas, un modèle historique en cours de réforme. Consulté le 10 juillet 2023, à l’adresse