La 5G promet d’être une mine d’or pour l’industrie. Pour rafler la mise, les entreprises du numérique et des télécommunications se livrent à une concurrence acharnée et une course incessante à l’innovation technologique. Bref passage en revue des enjeux économiques de la 5G.
Les innovations technologiques dans les télécommunications se succèdent à un rythme effréné. Alors que la 5G n’est pas encore opérationnelle, la 6G est déjà en gestation dans les unités de recherche et de développement des entreprises de télécommunications. Cette cadence infernale suit le tempo de la révolution numérique qui, en quelques décennies à peine, a bouleversé tous les secteurs de l’économie.
En assurant la transmission des informations, les télécommunications constituent l’un des rouages essentiels de cet univers du numérique. Le succès planétaire des smartphones, conçus comme de véritables ordinateurs portables, a rapproché davantage encore les industries du numérique, de l’audiovisuel et des télécommunications. Cette convergence a accéléré de plus belle le rythme des innovations dans les télécommunications.
Cet emballement s’explique d’abord par le fait que certaines technologies numériques, en particulier celles liées à l’intelligence artificielle, sont arrivées à un niveau de performance qui a permis de développer de nouvelles fonctionnalités comme la réalité virtuelle et la réalité augmentée, les assistants virtuels ou encore les programmes de reconnaissance vocale et de reconnaissance des images. Grâce à ces innovations, une gamme sans cesse élargie de logiciels peut équiper les ordinateurs, les téléphones portables et les objets connectés. Une seconde explication à cette accélération technologique est d’ordre économique.
Des moyens financiers et humains faramineux sont désormais concentrés dans les mains d’une poignée de multinationales. Elles peuvent ainsi alimenter sans discontinuité la machine à innovations. Dans le secteur du numérique, ce sont les fameux GAFAM (Google, Amazon, Facebook, Apple, Microsoft). Certaines d’entre elles occupent une place centrale dans les télécoms en fournissant les systèmes d’exploitation des téléphones portables et en proposant mille et une applications pour téléphones portables et objets connectés. Le même type de concentration industrielle s’opère dans les autres secteurs d’activité des télécommunications. Dans chaque État, quelques opérateurs seulement se partagent le marché. En Belgique, ce sont Proximus, Orange et Telenet.
Le marché des équipements de télécommunications – les téléphones portables et les stations-relais notamment – est également le domaine réservé de quelques géants industriels comme Nokia, Ericsson, Samsung et Huawei. Ce petit monde des acteurs télécoms engrange des profits qui se chiffrent en milliards. Cependant, la compétition est féroce entre eux, mâtinée de procès et d’accusations réciproques d’espionnage. L’enjeu est d’importance. Les premières entreprises qui pourront proposer l’une ou l’autre des composantes technologiques nécessaires au déploiement de la 5G disposeront d’un avantage compétitif majeur sur leurs concurrents. Quant à celles qui ne suivent pas le rythme des innovations, elles risquent rapidement d’être mises hors-jeu.
La poule aux œufs d’or de cette révolution numérique se niche dans ce qu’on nomme le big data. Les navigations sur internet génèrent déjà des milliards de données. Avec le développement des smartphones et des multiples objets connectés fixes ou mobiles, la collecte et le traitement des données sur nos usages et nos habitudes prennent encore une nouvelle dimension.
Le fantasme du publicitaire, la publicité personnalisée, peut devenir réalité. Rien ne vaut ici les explications enthousiastes d’un expert en marketing lorsqu’il parle des potentialités de la 5G : « En combinant instantanément un puissant vivier de données sur l’activité mobile – par exemple, où se trouvent les consommateurs et ce qu’ils font – avec des informations relatives à l’utilisateur, les spécialistes du marketing peuvent acquérir une compréhension immédiate de leur audience. Ces informations peuvent ensuite être utilisées pour créer des expériences publicitaires hyper-ciblées, qui amènent la personnalisation à un niveau supérieur : une parfaite combinaison entre les préférences de chacun et le contexte du moment pour un impact optimal en temps réel. Dans un futur où chaque appareil sera connecté, du réfrigérateur à la voiture, les experts marketing auront la capacité de diffuser des publicités qui atteindront leurs audiences n’importe où, à n’importe quel moment » [1].
Plusieurs analyses prospectives promettent monts et merveilles aux opérateurs lorsqu’ils auront déployé la 5G. Mais celle-ci nécessitera de coûteux investissements en infrastructures de leur part : acquisition des nouvelles stations-relais et raccordement au réseau internet par la fibre optique. Deutsche Telekom estime que les opérateurs télécoms européens devront débourser pas moins de 500 milliards de dollars (438 milliards d’euros) pour le développement de l’ultra haut débit mobile [2]. Parmi ces coûts figure l’achat aux enchères des nouvelles bandes fréquences spécialement destinées à la 5G. En Belgique, ces enchères pourraient rapporter à l’État pas moins de 700 millions d’euros [3], voire plus encore lorsqu’on voit les prix pratiqués dans d’autres pays européens [4]. L’État souhaite profiter de cette occasion pour introduire un quatrième opérateur sur le marché de la 5G, ce qui permettrait d’accroître la concurrence et par conséquent de réduire le prix des communications pour les consommateurs. Mais cette décision ne plaît nullement aux opérateurs historiques dont les profits escomptés de la future 5G seront grignotés d’autant.
Pour rentabiliser leurs futurs investissements, les opérateurs misent avant tout sur la souscription de nouveaux abonnements. L’équipementier Ericsson parle de 2 milliards d’abonnements 5G dans le monde en 2024 [5]. Mais pareils chiffres sont sujets à caution. Comment croire Ericsson, alors qu’il est directement intéressé par la vente du matériel dédié à la 5G ? D’autres études sont nettement moins optimistes. Il est loin d’être évident que les consommateurs soient disposés à payer plus pour disposer de la 5G. Mais les opérateurs ont sans doute encore de beaux jours devant eux. La croissance exponentielle du trafic mobile, que ce soit ou non avec la 5G, devrait leur assurer de solides revenus pour l’avenir.
Si les opérateurs réaliseront les plus importants investissements dans la 5G, ce ne sont pourtant pas eux qui empocheront les plus grosses parts du gâteau. Les équipementiers engrangeront proportionnellement à leurs investissements des gains bien plus conséquents. Avec environ 130 millions de smartphones vendus chaque mois dans le monde [6], on peut imaginer les bénéfices qu’ils escomptent de la prochaine génération de smartphones 5G. Dans les usines de production automatisée du géant chinois Huawei, un smartphone est aujourd’hui assemblé en 28,5 secondes de travail humain [7]. Parmi les entreprises actives dans ce secteur, épinglons encore le cas du fabricant de puces Qualcomm qui est en bonne position pour détenir le monopole sur ce segment particulier du marché de la 5G. Régulièrement condamné en justice pour abus de position dominante, Qualcomm est à peu près seul aujourd’hui à être capable d’équiper les futurs smartphones de modems 5G.
Dernière catégorie d’acteurs, les entreprises du numérique. Ce sont elles qui développent les systèmes d’exploitation des téléphones mobiles.
Avec Android, Google supplante dans ce domaine actuellement tous ses concurrents avec 80 % des parts de marché, devant iOS d’Apple. Autant dire qu’il ne reste que des miettes pour les autres. Nul doute que ces deux mastodontes du numérique feront tout pour conserver leur mainmise avec la 5G. Les fournisseurs d’applications et de contenus pour smartphones ne participent pas directement à l’élaboration de la technologie 5G mais ils n’en jouent pas moins un rôle central. Ils boostent en effet l’ensemble du marché des technologies mobiles avec une offre sans cesse élargie de produits et services en tout genre. Parmi ces entreprises, celles qui proposent de la vidéo et des jeux pour smartphones sont parmi les plus lucratives.
La consommation de vidéos et de jeux pour téléphones portables ne cesse d’augmenter. En 2028, la vidéo pourrait représenter pas moins de 90% de l’ensemble du trafic mobile [8].
Le développement d’une technologie aussi complexe que la 5G requiert un soutien actif de la part des États. Pour les pouvoirs publics, la 5G est synonyme de croissance – maître mot de l’action politique. Il faut dès lors selon eux à tout prix l’encourager, quels qu’en soient les coûts sociaux et environnementaux. Une étude estime que la 5G pourrait apporter à l’économie mondiale pas moins de 12 300 milliards de dollars en 2035 [9]. Mais, comme pour toutes les prévisions financières sur la 5G, il est extrêmement difficile de se faire une idée un tant soit peu objective des retombées économiques réelles. L’Union internationale des télécommunications, une agence de l’ONU, déplore dans une étude, pourtant favorable à la 5G, l’absence d’analyses indépendantes sur cette question [10]. Elle recommande aux États la prudence avant d’investir massivement dans la 5G.
Mais cet appel à la retenue a peu de chance d’être entendu. Les grandes puissances de ce monde – Chine, États-Unis en tête –, engagées dans une compétition pour l’hégémonie commerciale et technologique, font de la 5G une priorité nationale. En témoigne le décret de l’administration Trump interdisant aux entreprises américaines d’utiliser le matériel de télécommunication des équipementiers chinois. Le gouvernement américain fonde cet embargo sur des soupçons d’espionnage mais son motif réside surtout dans la guerre commerciale sans merci à laquelle se livrent les deux super-puissances.
L’Union européenne n’est pas en reste. Elle espère aussi devenir le « leader » du secteur. « Le plan d’action pour la 5G » élaborée par la Commission vise une couverture 5G ininterrompue d’ici à 2025 dans la totalité des zones urbaines et des grands axes de transport terrestre (autoroutes, routes nationales et trains).
Pour réaliser son plan, la Commission a déboursé 700 millions d’euros dans un partenariat public-privé avec le monde de l’industrie. Pour favoriser le déploiement rapide de la 5G, la Commission encourage également ses États membres à éliminer les obstacles réglementaires qui freinent les investissements de l’industrie des télécommunications. Ces « entraves » sont au nombre de trois : les procédures urbanistiques trop longues pour l’installation des antennes 5G, les taxes locales et les frais de location des emplacements jugés trop coûteux, enfin les normes de protection contre la pollution électromagnétique [11]. Dans un pur esprit néolibéral, le sens et la finalité de ces différentes normes ne pèsent rien face aux calculs économiques. Elles ne sont envisagées que comme des freins au commerce et au progrès industriel, qui doivent dès lors être éliminés.
La Belgique et Bruxelles entendent également présenter leurs plus beaux atours pour accueillir la technologie du futur. « Il est en effet impensable que la capitale de l’Europe apparaisse comme le mauvais élève d’une Union connectée » [12]. L’IBPT (Institut belge des services postaux et des télécommunications) et l’État fédéral, par la voix de son ministre des télécommunications Alexandre De Croo, relaient fidèlement les recommandations de la Commission sur les obstacles réglementaires aux investissements dans la 5G. Il faut « libérer le potentiel de la 5G », lit-on dans un rapport du Sénat [13] , reprenant sans vergogne, à un mot près, un slogan de l’équipementier Ericsson : « Il faut libérer le potentiel commercial de la 5G ». La précédente ministre bruxelloise de l’environnement, Céline Frémault, a bien entendu le message sur les normes environnementales, relayé par le lobby belge des télécoms, Agoria. La norme bruxelloise devrait ainsi être assouplie lors de la législature actuelle et passer de 6 V/m à 14,5 V/m. C’est encore insuffisant pour l’industrie des télécommunications qui bataille déjà pour réduire cette protection à 41,2 V/m.
Mais quel est le sens de cette course à la 5G ? Qu’est-ce qui justifie ces régressions ? La technologie 5G servira avant tout à répondre à l’augmentation continue de la vidéo et des jeux connectés pour smartphones. Demain la 5G ou une autre technologie mobile permettra de disposer d’un lave-linge connecté et de profiter dans sa voiture de toutes les offres publicitaires personnalisées de Google. Alors que se précise jour après jour l’ampleur de la catastrophe environnementale générée par le productivisme exacerbé de nos sociétés, ne serait-il pas temps de changer de paradigme ? Ne serait-il pas temps de se donner d’autres priorités que la quête du profit à tout prix auquel se résume, en définitive, la compétition pour la 5G ?
[1] A. SINGOLDA, La 5G est en route. Avec quels bénéfices pour les marketeurs ?, 21 janvier 2019.
[2] C. DE LAUBIERE, « [Téléphonie : 5G, la course est lancée→https://www.lemonde.fr/economie/article/2019/01/06/5g-la-course-est-lancee_5405669_3234.html] », Le Monde, 6 janvier 2019.
[3] S. SOURIS, « La 5G n’arrivera pas en Belgique avant au moins 2020 », L’Écho, 18 janvier 2019.
[4] En Italie, premier pays européen à avoir mis aux enchères ses fréquences 5G, l’État a obtenu 6,5 milliards d’euros (C. DE LAUBIERE, « Téléphonie : 5G, la course est lancée », Le Monde, 6 janvier 2019).
[5] H. SODERPALM, [Ericsson voit près de deux milliards d’abonnements à la 5G en 2024→https://www.zonebourse.com/ERICSSON-AB-6494918/actualite/Ericsson-voit-pres-de-deux-milliards-d-abonnements-a-la-5G-en-2024-28738222/], www.zonebourse.com, 11 juin 2019.
[6] Planetoscope, [Ventes mondiales de smartphones→https://www.planetoscope.com/electronique/728-ventes-mondiales-de-smartphones.html], www.planetoscope.com.
[7] G. ROBERTS, Huawei, 5G and the Fourth Industrial Revolution, strategika51.org.
[8] T. PEYROTTY, 5G : [un marché mondial à plus de 1000 milliards d’euros à horizon 2028→https://www.universfreebox.com/article/46729/5G-un-marche-mondial-a-plus-de-1000-milliards-d-euros-a-horizon-2028], 18 octobre 2018, www.universfreebox.com
[9] P. GARREAU, 5G : la promesse d’un monde interconnecté, www.Journaldunet.com, 15 mars 2017.
[10] ITU, Poser les jalons de la 5G : perspectives et difficultés, 2018.
[11] Commission européenne, Un plan d’action pour la 5G en Europe, 2016.
[12] Sénat de Belgique, Demande d’établissement d’un rapport d’information sur la nécessaire collaboration entre l’État fédéral et les entités fédérées relative à la levée des obstacles législatifs et réglementaires empêchant le développement harmonieux de la 5G en Belgique, 16 mars 2018.
[13] Ibid.