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La Régie foncière, « Serial Bradeur » du patrimoine public de la Ville de Bruxelles

La mise en tourisme du centre bruxellois par la Ville de Bruxelles se marque notamment à travers la transformation de lieux emblématiques dont les fonctions publiques et utiles à la collectivité sont remplacées par des fonctions commerciales à rayonnement (inter)national. Petite visite guidée.

Dans un pentagone qu’on nous promettait apaisé, il y a maintenant dix ans, grâce à la disparition des voitures sur les boulevards du centre, force est de constater que l’attractivité sous toutes ses formes a relégué ces belles promesses au rayon des accessoires et cédé la place à un tourisme débridé aux effets aussi indésirables que prévisibles, essentiellement tourné vers l’Horeca. Circonstance aggravante : la Régie foncière de la Ville de Bruxelles, organisme communal autonome propriétaire de centaines de logements et de surfaces commerciales, joue un rôle actif dans la privatisation –totale ou partielle – de lieux publics, au prétexte de les redynamiser.

Visite guidée, préambule historique : aux sources de la Régie foncière

Lorsque, dans la seconde moitié du XIXe siècle, la Ville de Bruxelles décide d’enterrer la Senne, il est vrai que sa rivière, au cours sinueux et au débit réduit, régulièrement vecteur d’épidémies, pose de réels problèmes d’insalubrité. Un concours est lancé pour cette partie basse de la ville, essentiellement populeux, où les ruelles étroites ont encore conservé leur disposition médiévale. Mais si un plan d’assainissement se justifie totalement, le choix du projet, le plus destructeur du tissu urbain existant, est plus discutable. Difficile de ne pas y voir une volonté du bourgmestre de l’époque d’éloigner la population pauvre du centre de Bruxelles et d’y attirer la bonne bourgeoise dans de spacieux appartements haussmanniens à construire sur l’artère nouvellement percée entre les gares du Nord et du Midi. Une opération qu’on qualifierait aujourd’hui de gentrification.

Une autonomie de gestion 
peu transparente

Mais la bourgeoise de l’époque préfère décidément le haut de la ville, quand ce ne sont pas ses faubourgs. Le promoteur reste avec la majeure partie de ses biens sur les bras, que la Ville de Bruxelles rachète, à vil prix, devenant du même coup propriétaire de la quasi-totalité des propriétés des boulevards centraux. Ce patrimoine foncier, qu’on appelle alors simplement les « propriétés communales », deviendra plus tard une régie autonome et, en 2002, la Régie foncière que nous connaissons aujourd’hui. Bien que ne disposant pas d’une personnalité juridique distincte de celle de la Ville, la gestion de la Régie reste bien souvent cloisonnée en interne et les décisions, soumises au Collège, ne font qu’exceptionnellement l’objet de débats publics lors des conseils communaux ou lorsque des projets sont soumis à enquête. Un mode de fonctionnement qui interroge, surtout quand les exemples de biens publics livrés au secteur privé se multiplient, comme c’est le cas dernièrement.

Visite guidée, étape 1 : Transformation de la Bourse en Beer Temple

Lancé en 2016, mais dans l’air depuis quelques années, le projet d’un Beer Temple dans l’ancien bâtiment de la Bourse est évoqué pour la première fois lors d’une fête de la bière à la Grand-Place. Porté par des personnalités issues de l’industrie brassicole et du monde politique, comme Philippe Close, alors échevin du Tourisme, ou Sven Gatz, ex-élu Open-VLD faisant la navette entre secteur public et privé, président de la Fédération des Brasseurs au lancement de l’idée, revenu en politique en 2019 en tant que Ministre bruxellois des Finances à l’heure des décisions. Avec de tels parrains, le projet n’a aucun mal à recueillir des fonds publics, venus de tous côtés pour le mener à bien. Des près de 90 millions d’argent public qu’il aura finalement coûtés, 7 millions ont été octroyés par le FEDER (un fonds européen à destination de régions sinistrées) et 13 millions du Fonds Fédéral « Relance et résilience » (lié à la crise sanitaire du COVID-19).

Une privatisation nommée « Équipement collectif d’intérêt général »

Bien sûr, il serait abusif de prétendre que ces 90 millions d’argent public ont été versés au seul projet de Beer Temple, puisque pour « redonner à la Bourse son lustre d’antan » le bâtiment a fait l’objet d’une restauration soignée (il faut le saluer)… à ce détail près qu’une entrée a été percée, à l’arrière du bâtiment, ajoutant l’atteinte au patrimoine à la privatisation de deux étages au profit de la petite trentaine de brasseurs industriels, partie prenante du projet. Un recours est toujours pendant au Conseil d’État, mais les procédures sont longues et les rebondissements, nombreux. Présenté comme « équipement d’intérêt collectif et culturel », le projet a pu suivre son cours, comme l’on sait.

La boussole qui indique le flop !

Dotée entre-temps d’une nouvelle identité au fonctionnement analogue à la Régie foncière, dont elle a quitté le giron, BourseBeurs est aujourd’hui une sorte de mini-Régie dont l’Organe d’Administration mixte est constitué d’élus (majorité et opposition) et de membres issus de l’industrie brassicole. À sa tête depuis peu, un directeur venu du Musée Heineken de Rotterdam, appelé à la rescousse de ce projet qui, pour sa deuxième année d’existence, clôture dans le rouge. Mais à la Ville de Bruxelles, où l’incantation est de mise, on continue de « croire » à ce projet, lourdement renfloué avec de l’argent public, en ce compris l’ouverture d’une ligne de crédit d’un million et demi pour garantir les salaires des employé·es. Une ardoise décidément salée pour un projet monopolisant deux étages entiers d’un bien public sans arriver à décoller.

Visite guidée, étape 2 : 
l’Hôtel Continental

À quelque temps de là, en 2023, c’est l’Hôtel Continental qui faisait l’objet d’une enquête publique, dans le cadre d’un projet « visant à développer un environnement urbain qui favorise l’activité commerciale et professionnelle tout en respectant le patrimoine historique [1] ». Tout un symbole pour cet ancien siège de la Régie foncière, rendu « inutile » suite au regroupement de l’ensemble des services de la Ville de Bruxelles vers le tout nouveau bâtiment de Brucity. L’occasion de créer du logement, Bruxelles en manque cruellement ! Mais contrairement à la note explicative où l’on peut lire que le projet « participe au développement d’une ville mixte par la création de nouveaux logements au centre-ville », on n’en trouve aucun dans ce projet qui, en revanche, prévoit la reconversion en espaces Horeca de plus de la moitié de sa superficie, soit 1 754 m², sans oublier une terrasse extérieure place De Brouckère et un roof-top poétiquement décrit comme « un espace perché sur la toiture, offrant des perspectives nouvelles et des opportunités d’usage variées ». 400 m² de bureaux et 200 m² de commerces complètent l’offre.

Un choix dans le droit fil de la piétonnisation de l’hyper-centre, à des fins exclusivement touristiques et événementielles, dans une surenchère sans fin et sans freins de consommation comme seul acte ayant encore droit de cité dans ce grand centre commercial à ciel ouvert. Tout un symbole pour cet ancien siège de la Régie foncière, celui d’un rendez-vous manqué avec ce qui constitue historiquement son principal objectif : proposer des logements de qualité à loyers maîtrisés afin de limiter la spirale spéculative du marché privé.

Visite guidée, étape 3 : 
la Galerie Bortier ou la ville pour estomacs pleins et cerveaux vides

C’est l’un des dossiers chauds du moment, truffé de passe-droits et d’irrégularités qu’on ne fera qu’effleurer ici, où ce qui était une oasis de culture depuis plus de 175 ans est devenu, en dehors de tout appel à projets et sans permis, un foodcourt, cédé par la Régie foncière à la SA Choux de Bruxelles, gros acteur de l’Horeca ubérisé, de plus en plus présent sur le territoire bruxellois.

Un choix qui s’est fait au terme d’un lent processus de précarisation, d’invisibilisation puis d’éviction de la plupart des libraires, pour « redonner à la galerie son lustre d’antan », oui, encore cette formule… Car les temps sont durs et « le secteur du livre est en crise ». Le livre, c’est vieux ; la mangeaille, c’est tendance : la Régie a donc opté pour un projet « rentable ».

La rentabilité, parlons-en !

Souvent comparée, toutes proportions gardées, aux bouquinistes des quais de la Seine à Paris, la Galerie Bortier aurait donc fait les frais de son manque de rentabilité aux yeux de la Régie foncière. Or, on l’ignore souvent mais les Bouquinistes des quais de la Seine ne paient aucun loyer – et n’en ont jamais payé, ni en anciens ni en nouveaux francs, ni en euros – à la Ville de Paris. Autrement dit, ils ne « rapportent » rien à cette ville et ne sont pas « rentables » ! Par contre, en termes d’image, la Ville de Paris a compris depuis longtemps qu’elle avait tout à gagner de leur présence. On se souvient de la levée de boucliers, à l’approche des JO, quand il a été question de les faire disparaître ! La Ville de Paris a eu l’intelligence de comprendre qu’enlever les Bouquinistes des quais de la Seine serait une erreur monumentale, et elle a fait machine arrière.

Une méconnaissance du lieu 
et une erreur de casting

À Bruxelles, par contre, ni les responsables de la Régie foncière, ni les autorités communales, ni le nouvel exploitant du lieu, n’ont eu cette intelligence de comprendre que l’image d’une galerie de bouquinistes est infiniment plus originale – et même plus rentable, pour peu qu’on lui donne un minimum de visibilité – qu’un énième foodcourt. Répétant en boucle que « personne ne connaissait cette galerie, pas même les Bruxellois », alors qu’une pétition de soutien aux libraires avait récolté plus de 13 000 signatures en quelques semaines, Ville et Régie foncière ont superbement ignoré ce signal et poursuivi dans la voie du repreneur privé qui allait « ressusciter la galerie ». Se contentant de calculer la rentabilité espérée au m², ignorant que l’atout n°1 de la galerie, intrinsèquement lié à ses qualités architecturales, c’est précisément sa tranquillité, le repreneur s’est fourvoyé dans ce qui ressemble, moins d’un an après le lancement du projet, à une grossière erreur de casting, s’ajoutant au sentiment de gâchis depuis le jour où la Régie foncière décidait de lâcher les libraires pour « redynamiser la galerie ». Quel cynisme !

Visite guidée, étape 4 : 
le Palais du Midi, victime du métro 3

Mais en matière de cynisme, difficile de faire pire que le Palais du Midi, autre bâtiment éclectique de la même époque que les précédents, autre dossier chaud d’un « moment » qui dure depuis déjà 5 ans, dont tout un quartier subit les conséquences, avec un méga-chantier en cours et, plus récemment, le départ des commerçants, des écoles et des clubs de sport. Car ce projet de démolition en règle avance, inexorablement, avec la délivrance du permis, le 21 août, malgré les incertitudes croissantes qui planent sur le dossier du métro. Sur les visuels de l’enquête publique lancée en février 2025, on peut voir un Palais flambant neuf avec de multiples espaces verts, et cette phrase : « Le Palais retrouve sa gloire et peut à nouveau jouer un rôle dynamique dans le tissu urbain ». Une véritable insulte à tout le quartier qui depuis 20 ans jouait précisément « ce rôle dynamique dans le tissu urbain », avant l’arrivée de ce projet urbicide !

Et si le métro n’était 
que le prétexte ?

À la légitime colère soulevée par ce projet, s’ajoute le doute qui s’insinue sur les véritables raisons de la démolition du Palais du Midi dont le destin est peut-être lié à un autre projet : celui d’un grand Mall touristique allant de la Gare (internationale) du Midi à la Bourse (ou au Beer Temple, s’il existe encore). Et malgré la promesse de Philippe Close, en juillet sur BX1, de renoncer à la démolition du Palais du Midi si le métro ne se fait pas, on ne peut s’empêcher de penser qu’elle se fera, même sans métro, et que, ne pouvant être tenu pour personnellement responsable de la démolition du Palais du Midi, la situation l’arrange. Au vu de la gestion des autres dossiers, où priorité est donnée au tourisme et à l’Horeca, il ne serait pas étonnant de voir surgir, dans le Palais du Midi rénové, un food market axé sur l’identité méditerranéenne à laquelle, le bourgmestre l’assure, la Ville tient beaucoup. La convention signée par les commerçant·es mis·es sur la touche stipule d’ailleurs qu’iels seraient prioritaires au retour, une fois les travaux terminés. Mais il n’est pas précisé si ce retour dans la place se ferait en tant que locataire de la Régie foncière ou comme partenaire ubérisé d’un food market dans le genre du Choux de Bruxelles. Ce ne sera pas pour tout de suite et il s’agira d’ouvrir l’œil, et le bon, mais on espère surtout que ce projet de démolition-transformation n’ira pas jusqu’à son terme.

En guise de conclusion de cette visite de lieux gérés – et bradés – par la Régie foncière sans égard des conséquences sur l’habitat et, plus généralement, sur l’existant, revenons à notre point de départ : quand le chantier de voûtement de la Senne mené par une compagnie anglaise du nom de Doulton, fut l’occasion d’éloigner la population pauvre du centre de Bruxelles. Quelques années plus tard, Pierre Bortier, celui-là même qui donna son nom à la galerie, écrivait dans une brochure consacrée à la dépopulation rurale au profit des grandes villes :

« Par un engagement formel (on pourrait ajouter public et solennel), M. le Ministre de l’Intérieur et M. le Bourgmestre de Bruxelles ont déclaré que la pioche du démolisseur ne devait toucher à l’ancien quartier de Notre-Dame-aux-Neiges, qu’après la construction de nouvelles maisons d’ouvriers. Cet engagement, pas plus que celui de la Compagnie Doulton, lors de la création du Boulevard central, n’a été tenu. Quelle est donc la valeur d’une parole ministérielle en Belgique ? Que vaut la promesse d’un Bourgmestre de Bruxelles ? On ne sait ce qui doit étonner le plus ou le manque de prévoyance ou le manque de parole ! » [2]

Un texte de 1878 qui n’a pas pris une ride !


[1F. Holsbeek, « Réhabilitation de l’Hôtel Continental à Bruxelles : nouvelle enquête publique », architectura.be, 19 juin 2024.

[2P. Bortier, Le Danger social de la dépopulation rurale, 1878, Imprimerie Vanderauwera.