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L’impact du télétravail sur l’immobilier de bureau à Bruxelles

L’essor du télétravail, qui a connu une croissance accélérée à la suite de la crise sanitaire de la COVID-19, induit des transformations profondes dans le paysage des bureaux bruxellois. Ces transformations ne sont bien sûr pas sans conséquences sur les personnes qui travaillent et habitent dans la capitale.

Le télétravail, associé à l’organisation en « flex-office » (donc sans poste de travail fixe), bouleverse les modalités d’occupation des espaces de travail. La mutualisation des espaces de travail conduit en fait à une baisse significative des besoins immobiliers.

Une redéfinition des besoins en bureaux

Les spécialistes de l’immobilier de bureau estiment que le télétravail pourrait induire une baisse de 50 % de l’espace de bureau par télétravailleur·euse. Dans ce contexte, Bruxelles est d’autant plus concernée que le recours au télétravail est plus fort dans les grandes entreprises de service, publiques ou privées [1], et que ces entreprises sont surreprésentées dans la capitale. Plus de 40 % des travailleur·euses actif·ves dans la capitale auraient recours au télétravail d’après les estimations actuelles, d’abord dans les grandes structures. Or, ce sont ces mêmes grandes entreprises qui ont la plus grande marge de rationalisation de leurs bureaux. Selon des estimations du courtier immobilier Cushman & Wakefield, 100 000 m² de bureaux (soit un peu moins d’1 % du parc) pourraient « disparaître » chaque année du parc immobilier bruxellois en raison du développement du télétravail.

Les acteurs multisites, comme les acteurs bancaires, la Commission européenne ou la Régie fédérale des bâtiments, recentrent leurs activités sur des localisations stratégiques, notamment le quartier européen, le centre-ville (y compris le long du piétonnier) et le quartier Nord.

En 2021, il était prévu que la Commission européenne réduise son parc de bureau de 200 000 m² d’ici 2030, soit environ 25 % de son espace de bureau. Trois ans plus tard, cette stratégie s’est amplifiée, avec une réduction prévue atteignant désormais 240 000 m², 20 % de plus qu’anticipé. Cette décision est motivée par la généralisation du travail hybride et les coûts croissants liés à l’énergie. De même, la Régie fédérale des bâtiments entend quitter la tour des finances, ainsi que plusieurs grands sites de bureaux proches des gares du Nord et du Midi dans les prochaines années. Le choix des bâtiments mis en vente est fonction de leur consommation d’énergie [2], mais aussi de leur loyer élevé – conséquence notamment des opérations de revente et prise en location menées sous la direction de Didier Reynders au début des années 2000 [Lire Sale and lease back : un cadeau aux géants de l’immobilier aux frais du contribuable]. Le secteur bancaire et des assurances, qui avait déjà fortement réduit son nombre d’implantations à la suite de réductions massives de personnel, continue également sa logique de recentrage dans la capitale.

Parallèlement, des entreprises ayant un moins grand nombre d’implantations, voire un seul site principal dans la capitale, telles que KBC, Proximus et Engie, revoient et réduisent leurs implantations pour mieux intégrer ces nouvelles dynamiques.

On le voit, ces ajustements ne sont pas uniformément répartis. Les quartiers centraux, modernes et bien desservis, émergent comme les espaces attractifs, tandis que les zones périphériques ou dotées de bâtiments plus anciens subissent un risque accru de vacance immobilière [Lire Bruxelles : une ville façonnée par le bureau].

Cette redistribution reflète une stratégie de rationalisation économique des entreprises, mais pose également des questions sur l’avenir de ces espaces laissés vacants. En l’absence d’une intervention publique structurée, ces mutations pourraient renforcer la polarisation entre quartiers recherchés par les acteurs immobiliers et zones en déclin, aggravant ainsi les inégalités territoriales au sein de la Région bruxelloise [Lire Une conversion de bureaux pas toujours vertueuse]. Le Bureau Bruxellois de la Planification (Perspective.brussels) souligne également que la demande en bureaux de seconde main est en déclin, accentuant ainsi la nécessité d’une politique proactive de reconversion pour éviter une prolifération de friches immobilières. Des reconversions vers d’autres types d’activités, comme des espaces d’enseignement, des crèches, des maisons de retraite et bien sûr du logement interviennent à Bruxelles.

Impact sur les travailleur·euses

Le télétravail qui bouleverse les modalités d’occupation des espaces de travail a évidemment aussi des impacts sur les (télé-)travailleur·euses.

Ainsi, notre étude en cours sur l’impact social du télétravail dans la capitale [3] laisse apparaître des résultats contrastés. Si en moyenne le télétravail est vécu positivement, les raisons de ce vécu positif et les clivages qu’il crée ou renforce méritent d’être évoqués. Ainsi, nombre de télétravaileur·euses voient cette organisation du travail comme un moyen de ne plus devoir se rendre sur le lieu de travail, évitant ainsi le stress et le temps perdu liés aux trajets, le bruit et l’inconfort sur le lieu de travail en particulier dans les entreprises ayant recours au flex-desk. C’est aussi vu comme une alternative à l’impossibilité de bénéficier d’un temps partiel ou d’un départ à la retraite anticipé, ou encore comme un moyen de se libérer, au moins partiellement, de la pression hiérarchique.

Le télétravail est aussi vécu différemment en fonction des conditions d’habitat. La littérature scientifique et la presse immobilière estiment en majorité que le recours au télétravail induirait la recherche de logements plus grands, disposant d’espaces extérieurs. En parallèle, le télétravail pousserait certains ménages à aller habiter plus loin, quitte à faire une longue route, mais moins fréquemment. Cette migration accrue vers la périphérie est l’hypothèse retenue par le Bureau Fédéral du Plan pour ses perspectives d’évolution de la population. Selon ses anticipations, à l’horizon 2040, la population bruxelloise serait 6 % moins nombreuse par rapport à un scénario n’intégrant pas une augmentation du recours au télétravail. De fait, les chiffres récents sur la sortie de ménages bruxellois vers la périphérie témoignent d’une augmentation depuis 2021. Cependant, il faut rester prudent avec de telles hypothèses, car elles sont fortement contraintes par le coût de l’immobilier et donc la capacité effective des ménages à louer ou acheter des biens plus grands et/ou plus éloignés du centre.

Dans ce cadre, le télétravail risque d’ailleurs de renforcer les inégalités entre celles et ceux qui peuvent disposer à domicile d’un espace de télétravail calme, équipé de matériel informatique de qualité, sans enfants, conjoint·e ou colocataire partageant le même espace, et les autres. Entre celles et ceux qui peuvent accéder ou pas à un espace de coworking à proximité, financièrement abordable ou payé par l’employeur, celles et ceux qui peuvent choisir ou non leurs jours et modalités de télétravail.

Ce sont surtout des trajets en transport en commun, et en particulier en train, qui seraient « économisés » par le télétravail.

Impact sur les autres dynamiques urbaines

En transformant l’organisation de la journée de travail, le télétravail a également des conséquences sur d’autres dimensions urbaines.

La première dimension à laquelle on pense est celle de la mobilité. La baisse des déplacements domicile-travail est l’une des premières motivations avancées par les télétravailleur·euses. De ce fait, le télétravail est souvent envisagé comme une solution, au moins partielle, aux problématiques de mobilité urbaine.

De fait, le Bureau du Plan estime que le recours au télétravail devrait réduire de 6 % les déplacements domicile-travail en Belgique d’ici 2040. Et cette baisse serait de 12,2 % à Bruxelles et même de 23 % pour les navettes entrantes, dans la mesure où le télétravail est d’autant plus pratiqué que l’on vit loin de son lieu d’emploi.

Pour autant, cette baisse ne concerne que les déplacements liés aux trajets vers et depuis le lieu de travail. Les autres formes de déplacements connaîtraient quant à elles une hausse, notamment pour motif d’achats ou d’activités récréatives et familiales à proximité du domicile. Ensuite, dans la mesure où le télétravail est d’autant plus pratiqué que les travaileur·euses vivent loin de leur emploi et qu’iels sont employés dans un grande structure, ce sont surtout des trajets en transport en commun, et en particulier en train, qui seraient « économisés » par le télétravail. Car l’usage du chemin de fer pour se rendre au travail augmente avec la distance domicile-travail et est plus fort pour les emplois à horaire stable et chez les grands employeurs recrutant dans l’ensemble du pays. Ainsi, 61 % des télétravailleur·euses utilisent le rail pour se rendre sur leur lieu d’emploi contre 35 % des non-télétravailleur·euses.

De ce fait, les hypothèses du Bureau du Plan quant à l’impact du télétravail sur les parts modales tablent sur une baisse de la fréquentation des transports en commun, tandis que la plus grande périurbanisation, l’augmentation des déplacements en journée et le plus faible recours au télétravail dans les emplois à horaire flexible ou ouvrier induiraient une hausse de 0,5 % des déplacements automobiles. Se pose aussi la question de la reconfiguration de la fréquentation des transports en commun. La décorrélation des courbes de la demande (diminution aux heures de pointe en raison du télétravail ; augmentation continue aux heures creuses, en soirée et le week-end) pose la question d’un redéploiement de l’offre en transports, en particulier de l’élargissement des plages horaires et de l’augmentation des fréquences de voyage en dehors des heures de pointe, pour capter d’autres formes de déplacements là où la voiture domine faute d’alternatives.

Outre la mobilité, le recours au télétravail va aussi avoir des effets sur le reste de l’économie bruxelloise. En premier lieu au niveau des emplois liés directement à la fonction de bureau : secrétariat, nettoyage et entretien des bureaux, gardiennage, restauration d’entreprises. Tous des métiers où les Bruxellois·es peu diplômé·es sont surreprésenté·es d’après Actiris [Lire l’encadré « L’emploi de bureau »] . Autre secteur concerné, celui du commerce et de l’Horeca, avec une baisse potentielle de la consommation dans les quartiers de bureau, au profit d’une hausse à proximité des lieux d’habitation des télétravailleur·euses, ainsi qu’une baisse du « tourisme d’affaires » en raison d’un recours plus fréquent aux « téléconférences ».

Quelle action des pouvoirs publics bruxellois ?

L’essor du télétravail à Bruxelles est un élément qui renforce les tendances déjà latentes : dualisation des quartiers, obsolescence rapide (construite/forcée par les acteurs immobiliers) du parc de bureau, vacance élevée, reconversion des bureaux limitée aux segments rentables du marché immobilier.

Ces mutations imposent une prise en main par les pouvoirs publics bruxellois. Sans quoi, l’essor du télétravail non encadré collectivement risque de renforcer les inégalités sociales et géographiques de la capitale, au détriment des besoins des télétravailleur·euses et des habitant·es.

Bien sûr, cette nécessaire prise en main collective concerne en premier lieu la politique de reconversion des espaces de bureaux laissés vacants, mais aussi l’autorisation de nouveaux bâtiments de bureaux dans un contexte de réduction globale des besoins. Elle concerne aussi les logements, d’une part dans le cadre de la reconversion des espaces de bureau mais aussi pour répondre aux nouveaux besoins induits par le télétravail et lutter contre les inégalités qu’il pourrait générer. Quid des normes de surface des logements, de la création d’espaces de télétravail partagés etc. ? Quid de l’évolution des quartiers de bureaux et de l’intégration de nouvelles fonctions, comme du logement abordable et des services publics ? La politique actuelle semble largement basée sur les besoins et l’action de la promotion immobilière privée, laissant les dynamiques du marché guider l’évolution des quartiers et les politiques publiques. Ensuite, les pouvoirs publics doivent anticiper les conséquences de ces changements sur d’autres dimensions : l’emploi et l’économie bruxelloise, la mobilité, les besoins de nouveaux services…


[3Dans le cadre du projet Innoviris « DSTTBRU » consacré à la dette sociale du télétravail. Les 2 000 réponses à notre enquête quantitative doivent encore faire l’objet d’analyses approfondies et de publications : https://teletravail.ulb.be