Les tours de bureau sont emblématiques du capitalisme tardif : lieux de siège des entreprises financières, des multinationales, d’administrations publiques et d’organisations internationales, elles ont redessiné les lignes des villes en quelques dizaines d’années seulement. Ces constructions n’ont pas seulement nécessité du travail, du verre et du béton : elles ont été et sont toujours une destination privilégiée pour les excédents de capital en mal de débouchés.
Le capitalisme a ses paysages. Parmi les plus caractéristiques, il y a la « skyline », littéralement l’horizon, celui dessiné par des immeubles et gratteciel, esthétisé sur des photographies prises de nuit où les millions de lumières des fenêtres et des rues donnent une impression féerique. Cet horizon est pourtant surtout celui d’immeubles de bureau, sièges de multinationales, notamment des secteurs de la technologie, du conseil et de la finance, où travaillent des employé·es et où se tiennent réunions et autres comités de direction. L’éclairage est souvent maintenu tôt le matin et tard dans la nuit, pour quelques cadres surmené·es, et surtout pour le personnel (mal payé) en charge du ménage et de l’entretien. Le train-train de la grande entreprise. Cet horizon marque aussi la présence d’un centre de commandement, là où s’organise la circulation du capital à travers le monde. Et ça, c’est impressionnant [Lire Bruxelles : une ville façonnée par le bureau].
Dans leur récent livre L’Empire urbain de la finance [1], les chercheurs français Antoine Guironnet et Ludovic Halbert nous rappellent que l’histoire de l’émergence de ces quartiers d’affaires est assez récente en Europe continentale : « jusqu’au début des années 1960, les locaux dédiés à l’activité tertiaire tels qu’on les connaît aujourd’hui n’existent pas encore, ni les promoteurs immobiliers spécialisés sur ce créneau ». En France comme en Belgique [Lire Bruxelles : une ville façonnée par le bureau], c’est l’État qui impulse la création de ces nouveaux quartiers, en en faisant la promotion et en y dédiant des budgets conséquents, comme à Paris et à Lyon, où dans les années 1960 des entreprises acquièrent des immeubles à La Défense ou à La Part-Dieu pour les occuper. Pour soutenir ce développement et celui de quartiers équivalents dans d’autres grandes villes de l’Hexagone, l’État met en place un dispositif qui permet à ces entreprises de collecter de l’argent sur les marchés financiers (c’est-à-dire, d’emprunter à des investisseurs, particuliers, assureurs, banques…) en mettant leur immeuble en garantie. À la fin des années 1960, des investisseurs étrangers, notamment ceux issus de Londres dont le marché immobilier est saturé, cherchent de nouveaux débouchés pour leurs capitaux. Pour répondre à la demande croissante de bureaux et à une préférence pour la location, l’État favorise alors l’entrée de capitaux sur le territoire français par de nouveaux dispositifs légaux (les SCPI, Sociétés civiles de placement immobilier), contribuant à « une augmentation exponentielle de la production » de bureaux : de 1960 à 1973 (juste avant le choc pétrolier qui stoppera net cette croissance), les permis de construire pour des bureaux seront multipliés par dix.
Ce qui se profile là, et qui va prendre une ampleur phénoménale au fil des décennies suivantes et de l’influence des doctrines économiques libérales (dites aussi « orthodoxes »), c’est la « pierre-papier » (peut-être devrait-on dire plutôt dire « béton-papier ») : un processus assez simple, finalement, par lequel l’achat d’un immeuble (la « pierre »), difficile à séparer ou à revendre, se fait via un produit financier (le « papier » [2]) qui ne représente qu’une fraction de l’immeuble et s’achète et se revend aisément. C’est ce qu’on appelle aussi la titrisation : la transformation, par l’intermédiaire d’une structure juridique qui investit dans l’immobilier, d’immeubles en actions. Les immeubles loués génèrent des loyers et d’éventuelles plus-values à la revente, qui seront reversés en partie aux actionnaires sous la forme de dividendes. La facilité d’investissement ainsi créée, les promoteurs trouveront plus facilement et rapidement des acheteurs pour leurs projets, auront donc accès plus facilement au crédit bancaire, et les montants qui pourront être dirigés vers la construction immobilière seront potentiellement colossaux. C’est ce qui va se produire.
L’afflux de capitaux est tel, nous disent Guironnet et Halbert, qu’une bulle éclate (ni la première, ni la dernière) au début des années 1990, stimulée aussi par les politiques publiques comme l’Acte Unique européen qui augmentent la concurrence entre places financières et encourage une libéralisation de la production de bureaux à l’échelle nationale.
Mais cela n’empêche pas le déploiement de nouveaux outils de mobilisation des capitaux internationaux vers l’immobilier, et en particulier l’immobilier de bureau – car du capital accumulé, il y en a par milliards, facilités par les mécanismes d’appropriation et d’exploitation propres au capitalisme, et accélérés par sa version financiarisée. Et le bureau rapporte.
Créées aux États-Unis en 1960, les sociétés d’investissement immobilier cotées en bourse, appelées REITs (pour Real Estate Investment Trust), n’atteindront une taille significative qu’à partir des années 1990, mais connaîtront ensuite une croissance exponentielle jusqu’à aujourd’hui. Capables de collecter des montants d’épargne au sein de la population (en tous cas la partie de la population qui a assez d’argent pour investir et qui ne sait plus quoi faire de son argent), elles sont dotées des moyens nécessaires au déploiement d’un certain modèle urbain à travers le monde. Les REITs sont aussi soutenues par l’État et bénéficient d’avantages fiscaux qui les rendent attractives pour les investisseurs.
L’impact de l’expansion des REITs sera démultiplié par l’adoption de dispositifs juridiques et fiscaux équivalents dans de nombreux pays du monde. En Belgique, l’État lance ses REITs en 1995 (en France, c’est au début des années 2000) : d’abord connues sous le nom de SICAFI, elles deviendront les SIR (Société immobilière réglementée) en 2014. Cotées à la bourse de Bruxelles, les SICAFI-SIR cherchent elles aussi à lever des fonds sur les marchés pour financer la croissance (rapide) du nombre d’immeubles qu’elles possèdent, et ce sont surtout des personnes fortunées et des investisseurs institutionnels (sociétés d’assurance, banques, fonds de pension, etc.) qui investissent dans ces fonds. Il y en a aujourd’hui une quinzaine, avec chacune leur domaine d’investissement spécifique (entrepôts logistiques, centres commerciaux, bureau, « logement de santé »…).
Ce sont surtout des personnes fortunées et des investisseurs institutionnels (banques, assurances, fonds de pension…) qui investissent dans ces fonds.
La première fut Befimmo (qui n’est plus une SIR depuis son rachat par un groupe financier canadien), et la plus grande aujourd’hui est Cofinimmo (membre du BEL 20 [3]). Chacune détient un portefeuille conséquent de bureaux, notamment en Région bruxelloise.
Befimmo est « implanté dans les centres-villes du BeneLux en pleine croissance […] et comporte 36 immeubles de bureaux et à usage mixte et 12 espaces de coworking, totalisant environ 862 000 m² » dont la moitié à Bruxelles. Pour ce qui est de Cofinimmo, elle se dit « One of the largest property companies in Belgium », se consacre principalement à l’immobilier dit « de santé » (homes) mais compte tout de même 25 bâtiments de bureaux essentiellement localisés dans le « Central business district » de la Région bruxelloise et totalisant 255 000 m². À eux deux, Befimmo et Cofinimmo totalisent environ 650 000 m² de bureaux à Bruxelles, soit plus de 5 % [4] des bureaux qu’ils louent à des administrations publiques (belges et internationales) et à des entreprises privées.
De nombreux autres acteurs financiers sont bien sûr présents dans le secteur des bureaux, et cet article ne prétend pas dresser un tableau de la structure de la propriété des bureaux à Bruxelles. Mais des noms reviennent au fil des opérations réalisées dans les quartiers les plus attractifs de Bruxelles et dans les opérations de sale & leaseback : sociétés internationales d’assurance (comme AG Real Estate ou la Baloise), sociétés holding (comme Ackermans & van Haaren), fonds d’investissement immobiliers (REITs venues d’un peu partout dans le monde) ou encore des promoteurs immobiliers qui conservent et mettent en location une partie des immeubles qu’ils construisent (comme Immobel).
Le tableau ne serait pas complet sans les gestionnaires d’immeubles de bureaux. Ainsi, BNPP Real Estate (filiale du groupe financier international BNP Paribas), AG Real Estate (filiale du groupe d’assurance Ageas) ou encore des multinationales spécialisées dans les services immobiliers comme CBRE ou JLL (Jones Lang Lasalle). En tant que conseillers, ils assurent la circulation des bureaux à disposition sur le marché et « jouent un rôle charnière » entre des investisseurs internationaux, propriétaires d’immeubles, et des locataires ou acheteurs potentiels.
Par leur rôle d’intermédiaires, ils sont détenteurs d’informations sur l’état du marché local pour des investisseurs qui ne le connaissent pas. Ils sont aussi ceux qui contribuent, avec les promoteurs, à façonner le récit autour de l’évolution du marché du bureau, de l’attrait d’un certain type de constructions ou de certaines zones, de la facilité avec laquelle des loyers et donc des rentes pourront être extraits d’un immeuble plutôt qu’un autre, pour mieux y attirer les investisseurs.
En cela, l’évolution des dernières années en faveur d’un immobilier de bureau « vert et intelligent » est un moyen d’attirer de nouveaux capitaux. Car autant le secteur du bureau a un peu perdu de sa superbe [5] depuis le début de la pandémie de Covid et l’expansion de la pratique du télétravail, autant les idées pour en renouveler l’attrait ne manquent pas. Il faut se souvenir que la priorité de ceux qui investissent dans les immeubles de bureaux est de tirer un maximum de bénéfice de la location de ces bureaux, et pour cela, il faut créer des histoires (un narratif) qui justifient de rendre certaines constructions plus désirables : pour utiliser leurs termes, il s’agit de créer une « prime » sur certains biens. Ainsi, le rapport d’activité de Cofinimmo décrit leur « flagship » (littéralement « navire amiral », censé représenter ce que l’entreprise fait de mieux) comme « Iconic, sustainable and dedicated to well-being, a game-changer in the Brussels office landscape » [6] dont les premiers étages loués ont permis d’établir un nouveau « prime rent » dans le secteur des bureaux à Bruxelles à 400 €/ m²/ an. Cela témoigne d’une très nette augmentation des prix, qui se situaient encore autour de 320 €/ m²/ an pour les bureaux neufs mis sur le marché en 2021.
Cette tendance est d’autant plus marquée que, du côté des investisseurs, ceux qui achètent les immeubles mis en vente (que ce soit sur le marché du neuf ou de l’occasion) tendent à privilégier les investissements assortis de critères de type ESG (pour critères environnementaux, sociaux et de gouvernance). Du côté de la finance, c’est tout un arsenal qui est déployé pour flécher les capitaux vers des investissements plus « verts » : programme européen pour une finance verte, labels qui font référence tels que BREAAM, agences de notation spécialisées comme le GRESB… Il s’agit de faciliter l’identification par les investisseurs des actifs qui pourront entrer dans des portefeuilles dits « à impact » ou « verts » ou « ESG ».
En quelque sorte, les contraintes politiques (toute relatives) en matière écologique permettent d’initier de nouveaux cycles d’investissements. Produire une ville verte, dotée de bâtiments – bureaux inclus – qui consomment moins d’énergie, est une occasion de faire circuler les capitaux et de trouver le moyen de mener cette opération a priori impossible : « créer du nouveau sol » et ainsi permettre de nouvelles productions, ériger de nouvelles tours en détruisant ce qui est là mais a été rendu trop vite obsolète par de nouvelles normes [7]. Et on masque ce que l’obsolescence programmée et la surproduction produisent immanquablement comme dans tant de secteurs de la production capitaliste : du rebut, des centaines de milliers de mètres carrés de bureaux devenus « obsolètes » et laissés vides.
Tout cela ne nous fait pas sortir du modèle de la tour de béton : on y ajoute un peu d’efficacité énergétique, des surfaces végétalisées et quelques circuits de récupération d’eau et le tour est joué. Tapez un peu « ville du futur » sur votre moteur de recherche, section image : sur la skyline, les touffes de feuilles sous un soleil resplendissant ont remplacé l’éclairage nocturne.
Il faut créer des histoires (un narratif) qui justifient de rendre certaines constructions plus désirables, et donc plus rentables.
A. GUIRONNET et L. HALBERT, L’Empire urbain de la finance – Pouvoirs et inégalités dans le capitalisme de gestion d’actifs, éd. Amsterdam 2023.
Ce livre, le premier en son genre, nous entraîne dans les coulisses de la gestion d’actifs immobiliers en France. Il montre comment fonds d’investissement et sociétés foncières cherchent à imposer leurs logiques et critères financiers à l’État, aux élus locaux, aux aménageurs et aux promoteurs immobiliers, et révèle comment ces mastodontes sont parvenus à édifier un véritable empire dans les métropoles. Surtout, il éclaire les effets de cette transformation : à mesure que les gérants d’actifs captent la rente foncière, ce sont les inégalités sociales et spatiales qui se creusent.
[1] Voir l’encadré de l’article L’immeuble de bureau comme produit financier
[2] On dit « papier » car il en avait la forme à l’origine. Ces titres financiers sont aujourd’hui complètement dématérialisés.
[3] Pour une entreprise, être membre du BEL 20 signifie qu’on figure parmi les 20 entreprises les plus grandes en termes de valorisation boursière – c’est-à-dire en terme de valeur de l’ensemble des actions de l’entreprise.
[4] Calcul réalisé à partir des données des surfaces louées à Bruxelles telles que répertoriées dans le rapport annuel 2023 de Befimmo.
[5] Cf. les pertes importantes récemment enregistrées par les promoteurs Atenor et Immobel sur des opérations de bureau.
[6] Traduction : « Iconique, durable et dédié au bien-être, il change la donne dans le paysage des bureaux bruxellois. »
[7] Les opérations de démolition-reconstruction sont soutenues par les pouvoirs publics (TVA réduite, autorisations) même pour des immeubles ayant servi à peine vingt ans (comme l’ex-siège de la KBC le long du canal). Ces opérations ne prennent pas en compte l’entièreté du coût environnemental de la démolition ni les chantiers longs et de très grande ampleur qui se font au détriment de la qualité de vie des habitant·es des alentours.