Une fable du troisième millénaire.
« Ces gens du néolibéralisme, ils ont volé jusqu’à l’idée du ruissellement. Ce qui coule de leurs mains et qui nous abreuve, ils appellent ça du ruissellement. Sauf que ça ne nous abreuve pas du tout. Sauf qu’on continue à regarder leurs mains en ayant soif. Ça ne marche pas vraiment, leur idée du ruissellement.
Quand ils se frottent les mains, on voit bien qu’il n’y a rien qui en coule ». Ruben citait Zygmunt Bauman de mémoire. Bauman avait terminé sa vie, dans les années 10, en écrivant des livres là-dessus : sur le mensonge de la redistribution des richesses et sur la confiance inexplicable accordée aux classes dominantes par les classes maîtrisées. Bauman était le sociologue du « liquide »,
mais ça n’avait rien à voir avec l’eau. Il nommait liquide ce qui coule des mains, ce qui n’adhère
pas, ce qui échappe, ce qui ne dure pas. Comme la satisfaction immédiate des désirs et des besoins, par exemple. Le « tout, tout de suite » et le « moi d’abord » aussi, c’est du liquide. Le liquide, c’est un peu comme les trois piliers du capitalisme populaire : narcissisme, mimétisme, consumérisme. C’est comment flatter les particularités de chacun pour provoquer chez tout le monde des processus d’adaptation qui sont résolus par l’acte de consommation. Eh bien, même si ça n’avait a priori rien à voir, c’était très exactement ce que signifie le mot liquide chez Bauman qui nous avait réunis autour de cette table. Son liquide et le nôtre s’étaient rejoints.
Car l’eau était devenue liquide et ça nous inquiétait terriblement. Pour le dire autrement, l’eau de consommation était devenue un bien de consommation et ça ne nous convenait pas du tout.
On cherchait. Voilà, on était des chercheurs. Ruben, Marie, Atem, Olivier, Mo, Mina et moi. Et on comptait sur nous à l’extérieur.
Nous étions les riverains du Paruck, un ruisseau, auparavant presque totalement enfoui, qui coule entre Koekelberg et Molenbeek avant de se jeter dans le Maelbeek. Les gens du Maelbeek avaient un autre groupe et c’était pareil pour presque tout Bruxelles : le Geleytsbeek avait ses gens, la Woluwe aussi, le Linkebeek bien sûr et puis aussi de plus petits rus, comme le Watermaelbeek
ou le Broekbeek. Nous étions tous réunis dans l’instance de la Senne dont la prochaine rencontre était prévue dans quinze jours et nous devions y présenter nos analyses et nos propositions d’action. Le problème qui nous réunissait était encore plus insaisissable que l’eau qui coule des mains. Ce qui nous occupait, c’était de toutes petites choses, quasi invisibles à l’œil nu, mais qui avaient fait flamber le prix de l’eau : des microparticules de plastique que les industries du cosmétique ou du textile avaient introduit dans des produits de consommation courante depuis le début du troisième millénaire.
Et ça nous pourrissait la vie.
Le prix de l’eau avait en effet explosé depuis qu’on avait découvert que non seulement nous buvions de l’eau qui ne contenait pas que de l’eau mais qu’en plus, elle pouvait être dangereuse pour la santé. Il y avait des microbilles partout, dans l’eau en bouteille comme dans celle du robinet : les microparticules de plastiques passaient allègrement outre le traitement des eaux usées et les contrôles de qualité. On les retrouvait alors dans l’Escaut et dans la mer du Nord. Et ça nous revenait avec les pluies et la neige… Les autorités politiques s’étaient évidemment saisies de cette question de santé publique. Tout le monde n’était pas obligé de boire de l’eau en bouteille, mais tout le monde avait besoin d’utiliser celle du robinet.
Et la solution qui avait été trouvée ne nous convenait pas du tout. Les opérateurs publics traditionnels chargés de transporter l’eau du robinet avaient en effet très rapidement compris que, non seulement ils ne suffiraient pas à la tâche, mais surtout qu’ils ne disposeraient jamais des moyens financiers pour offrir une sécurité sanitaire suffisante. La santé publique exigeait pourtant que l’on prenne des mesures rapides et efficaces. Les autorités avaient insisté sur la nécessité de faire preuve de réalisme et de pragmatisme. À Bruxelles, les opérateurs historiques s’étaient alors tournés vers une multinationale de l’alimentation qui avait décidé, depuis un bon moment déjà, de faire de la privatisation de l’eau potable son cheval de bataille.
Un de ses anciens CEO n’avait-il pas déclaré un jour que l’eau était un bien de consommation comme les autres et qu’à ce titre elle avait comme toute chose une valeur marchande ? Cela semblait d’autant plus logique que l’eau contenait maintenant des microbilles issues notamment du plastique composant les plastique des bouteilles que la multinationale elle-même commercialisait. Qui était mieux indiqué que le premier concerné pour résoudre des problèmes qu’il avait malencontreusement contribué à créer mais qu’il subissait comme tout le monde ? Qui connaissait mieux les dossiers ? Qui était au fait des secrets et des procédés industriels ? Qui pouvait réagir avec plus de vigueur et de rigueur que les ingénieurs et les chercheurs qui, quelques années plus tôt, avaient contribué à mettre sur le marché cette prouesse technologique ? C’était entendu : le problème serait la solution.
Depuis de nombreuses années déjà, on savait qu’un litre d’eau en bouteille contenait en quantité non négligeable des substances comme du polypropylène, des fibres de nylon, du polystyrène ou du polytéréphtalate d’éthylène, un tas de microparticules que l’on buvait en même temps que l’eau et qui se dispersaient ensuite, via les égouts et les canalisations, jusqu’à rejoindre les fleuves ou les mers, passant outre les stations d’épuration dont aucune n’était conçue pour les freiner ou les retenir.
Mêmes les eaux des sources n’étaient pas à l’abri de cette pollution et celles qui en étaient réputées les plus exemptes étaient vendues à prix d’or. Les multinationales de l’alimentation en avaient fait un argument de vente : les étiquettes des bouteilles comportaient désormais des mentions comme « garanti sans microbilles » ou « sans plastique à l’intérieur ».
L’eau contenue dans les bouteilles n’était évidemment pas le seul produit de consommation courante à comporter des microbilles : le dentifrice, les produits de maquillage, les exfoliants, les textiles, les peintures et même les pneus de voiture comptaient parmi les plus gros fournisseurs de ce qui avait passé un temps pour une innovation technologique de premier plan : les microbilles étaient en effet censées retarder la corrosion des produits, mais aussi offrir aux consommateurs des bénéfices en matière de fluidité ou de souplesse et même d’esthétique.
Il n’avait pas fallu dix ans pour que les organismes de santé publique n’avertissent des dangers nombreux de l’ingestion de ce plastique
qui n’était évidemment pas biodégradable. On avait découvert qu’au lieu de se disperser dans les eaux et d’y disparaître, les microbilles sédimentaient et devenaient de véritables aimants à bactéries. Il fallait donc agir d’urgence.
C’est donc à ce moment que les multinationales – qui, en plus de disposer d’une expertise particulièrement « adaptée » étaient aussi les seules à détenir les liquidités (sic) nécessaires – avaient été appelées à la rescousse par les autorités publiques afin d’épurer et de recycler des eaux devenues désormais dangereuses pour la santé.
Dans la Région bruxelloise et dans le bassin de la Senne, c’était vers une de ces multinationales de l’alimentation qu’était désormais dirigée une bonne partie des financements publics et des recettes engendrées par la consommation des ménages. La part destinée aux anciens opérateurs devenait de plus en plus congrue, d’autant qu’ils conservaient la charge des infrastructures et de la maintenance des installations de distribution dont les coûts s’étaient également envolés. Il s’agissait évidemment d’une activité non bénéficiaire dont la charge était totalement imputée aux pouvoirs publics, c’est-à-dire aussi aux citoyennes et aux citoyens qui pouvaient et devaient encore payer des impôts. Après peu de temps, les multinationales avaient donc eu la maîtrise à peu près complète du processus de distribution de l’eau et faisaient payer très cher leurs interventions. L’eau en bouteille ne se vendait presque plus et celle dont la teneur en microbilles était la plus faible concernait maintenant un marché de niche constitué d’une partie du décile le plus riche de la population. Pour le reste, la majorité des consommateurs s’était tournée vers l’eau du robinet dont la teneur en microparticules, pour n’être pas négligeable, était toutefois censée être moins importante, étant donné le travail entrepris par les multinationales dont les informations circulant sur les réseaux sociaux relayaient les efforts. Le marché du robinet était donc devenu le premier marché de l’eau et avait rapidement remplacé celui de la bouteille. La conséquence était directe, l’eau du robinet valait désormais ce que coûtait l’eau en bouteille : environ deux cent fois plus cher.
Les analyses réalisées dans les ruisseaux bruxellois étaient catastrophiques. Nous faisions office de vigies pour le Paruck dont nous surveillions la partie émergée. Des comités de l’eau s’étaient formés un peu partout sur le territoire afin, notamment, de constituer des réserves d’eau de pluie nécessaires pour des usages domestiques : l’eau du robinet étant devenue impayable pour arroser les plantes, pour nettoyer le sol, pour cuisiner, pour évacuer nos WC, pour laver notre linge et même pour nous doucher. L’on voyait de plus en plus souvent des gens venir puiser dans les noues et les mares que nous avions créées de quoi assurer leurs besoins quotidiens. Les plus pauvres consommaient désormais cette eau de pluie après l’avoir fait bouillir. Ce n’était plus tenable. Certains avaient envisagé de quitter la ville mais le problème était le même partout, la campagne ne vivait pas à l’écart du plastique… Nous avions terminé d’aligner nos chiffres et de peaufiner nos graphiques. Nous avions mis en exergue une citation de Zygmunt Bauman qui disait : « Le temps s’écoule, il n’avance plus » qui nous avait parue adéquate. Nous allions maintenant devoir conclure avec quelque proposition forte qui mettrait la pression sur les pouvoirs publics et nuirait aux intérêts des toutes puissantes multinationales de l’eau. On se grattait un peu la tête, à vrai dire.
Et c’est là qu’Atem a pris la parole.
Il a dit : « C’est pas tout ça les amis, mais il n’y a pas que les microbilles dans la vie, il y a aussi les nanoparticules ».