Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

L’aridité des communs : visages de la vulnérabilité hydrique

La vie est un jeu périlleux, le corps une arme à double tranchant. Prends-en soin, il se rappellera chaque jour à toi, oublie-le et le voilà qui se meurt. Pour nombre d’entre nous, au cœur, au creux, aux marges des taudis des chaumières, des ciels d’été des nuits d’hiver, il faut savoir nager à contre-courant.

© Anne Mortiaux - 2021

Parcours de soif et de poussières, les corps se tordent, se traînent et se plient aux contraintes de la ville, que certains disent moderne. Anciennement sur les rives, l’eau courante a désormais fui la surface pour s’engouffrer dans le confort privatisé, évaporant du même coup les communs. Certains s’en souviennent, d’autres l’éprouvent encore.

Bienvenue à bruxelles…

Gare du Nord, hiver 2019. Les mains en l’air, plus personne ne joue. La partie n’est pas finie mais de l’eau il n’y en a déjà plus. Aucun robinet accessible dans le navire. Pour les fontaines du quartier, revenir à la belle saison. Aucune toilette publique gratuite dans les environs. Seuls quelques urinoirs, tellement plus pratiques quand on est né garçon [1]. L’argent règle bien des choses, encore que pour se laver, il n’y a plus rien non plus à l’horizon.
Et pourtant, qu’on soit de passage, en errance, en exil, nos corps sont les mêmes et nos besoins inaliénables. Alors face à la nécessité, à l’urgence de prendre soin de soi et de se maintenir au monde et aux autres, nombreux d’entre nous sont contraints de s’accommoder de ce qu’on leur laisse ou de réinventer ce qui peut encore l’être. Avec l’aide de certains commerçants, qui ouvrent leurs portes et leurs toilettes. Avec l’aide de citoyens, de collectifs et d’associations solidaires, ou encore avec l’aide de certains services communaux. Tous débordés.
En sortant de la gare côté rue du Progrès, on aperçoit l’espace Latitude Nord, créé par le Service de Prévention urbaine de Schaerbeek pour accompagner les sans-abris du quartier. Au fil des années, « de plus en plus de migrants du Parc Maximilien ont franchi notre porte et il nous est arrivé d’accueillir plus de 120 personnes en une matinée », confie un des travailleurs de l’équipe. « Le lieu compte 2 toilettes et 2 lavabos pour se rafraîchir, utilisés par tous ceux qui passent ici ». Pour faire face à la détresse liée à l’absence d’infrastructures d’hygiène accessibles, « nous avons dû faire appel aux gardiens de la paix, afin d’assurer une présence visible pour apaiser les tensions ». Il s’agissait de rassurer en faisant passer ce message : « Tu vas avoir ton tour, ne te tracasse pas, pour l’instant il y a quelqu’un qui se lave qui est dans le même besoin que toi ».
Le chauffoir de Schaerbeek, situé sur les hauteurs du parc Josaphat, est confronté aux mêmes besoins. Ouvert dans le cadre du plan hiver, ses bénévoles y proposent dans une ambiance qui se veut accueillante et conviviale : un déjeuner, un café, une soupe, aux personnes isolées, sans domicile ou encore mal chauffées. Nous y croisons Seid, arrivé de bonne heure, comme de nombreux autres migrants.
Tous sont venus à pied pour éviter la police : ils ont marché depuis la gare du Nord, le parking du Decathlon d’Evere, où certains ont trouvé un refuge de fortune, et pour les plus chanceux depuis la porte d’Ulysse, le centre d’hébergement géré par la Plateforme citoyenne à Haren. C’est là que dort Seid en ce moment. « Pour se laver à la porte d’Ulysse et être certain d’avoir une douche chaude, mieux vaut être dans la file à 7h du matin ». Passé
cette heure matinale, il faudra attendre que les boilers refassent leur œuvre, ou braver l’eau froide. Seid préfère éviter : « C’est douloureux » [painful]. Nous comprenons que ses mots portent les stigmates des souffrances endurées sur les routes de l’exil et qu’il s’agit aussi de ne pas tomber malade pour pouvoir retenter sa chance vers l’Angleterre. « Ce sont des nuits épuisantes et dangereuses », ce qui explique pourquoi ils sont tant à venir s’allonger et dormir quelques heures au chauffoir. Une fois réveillés, ils montent au premier étage, où se trouvent les toilettes, et profitent de l’eau chaude des lavabos pour se débarbouiller le visage, les aisselles, les mains, les pieds et les cheveux, se brosser les dents et laver slip et chaussettes, qu’ils mettront ensuite à sécher sur le radiateur. Petit détail pour décaper le décor : certains jours, ils sont parfois 200 à devoir se partager deux éviers…
Les migrants peuvent encore compter sur le soutien des hébergeurs, qui représentent souvent la seule possibilité pour eux de prendre une douche et de laver leurs vêtements gratuitement.
Alors ils s’organisent : celui qui est hébergé rassemble quelques vêtements appartenant à ses amis d’exil et les leur rapporte propres le lendemain. Ils sont aussi nombreux à traverser la ville pour se rendre chez DoucheFlux, acteur associatif désormais incontournable, non seulement pour la qualité des services qu’il propose (douches, lessives, consignes, permanences médicales et psychosociales, etc.) mais aussi pour les actions de plaidoyer et de sensibilisation qu’il mène.

Sans chez soi, chercher l’eau dans les interstices

Il faut dire que les migrants ne sont pas les seuls à subir des difficultés d’accès à l’eau. Bien que les sans-abris connaissent mieux le territoire bruxellois et le réseau associatif, 33 % des 276 personnes sans abri interrogées en septembre 2018 lors du « Face-à-face pour un logement » organisé par le collectif 400Toits ont déclaré ne pas être actuellement capables de subvenir à leurs besoins essentiels comme se laver, changer de vêtements, aller aux toilettes, trouver de la nourriture et de l’eau potable [2].
Au final, chacun se débrouille comme il peut, jonglant entre combines personnelles et associations du secteur, auxquelles les outils développés par Infirmiers de Rue et l’arrivée récente de l’application « Surviving in Brussels » ont permis de donner une meilleure visibilité.
C’est le cas de Didier, ancien routier de 44 ans, sans logement depuis deux ans. Cet hiver, il dort au Samu Social mais l’été dernier, quand ses amis ne pouvaient pas le dépanner, son plan était d’aller jusque Zaventem : « Les flics n’emmerdent pas ceux qui ont des papiers, j’étais tranquille.
Comme il n’y avait jamais grand-monde, j’utilisais les toilettes handicapés du dernier étage pour me laver
 ». Même s’il sait que les éducateurs de rue de Saint-Gilles distribuent des tickets, il préfère ne pas aller chez DoucheFlux : « Il y a trop de monde et j’ai besoin de plus de calme ». Alors il privilégie Pierre d’Angle, où il peut aussi se reposer le temps d’une sieste. Non loin de là, au bout de la rue Haute, La Fontaine propose gratuitement un accès à l’hygiène de base (douche, lavoir, coiffure) ainsi qu’à des soins infirmiers. « Le problème, c’est le temps d’attente. Il faut être là à 8h15 pour recevoir un ticket et revenir soit à 9h30 soit à 11h30. » Ce mode de fonctionnement a été établi pour éviter les files qui dérangent les voisins et les conflits qui jaillissent entre usagers.
« Cela dit, parfois c’est la moitié de la journée qui y passe. » Bien qu’il soit incollable sur les lieux associatifs qui proposent des douches, Didier ne connaissait pas les bains-publics de la piscine du Jeu de Balle. « 2,5€ c’est trop cher pour moi de toute façon… ».
Dans un autre style, Lenny, 28 ans. Poète à ses heures perdues, il déborde d’une énergie contagieuse. Il nous explique s’être retrouvé à la rue sans ressource et sans droit, car il avait perdu ses papiers et est désormais sorti du registre national. Débrouillard et observateur, il a vite trouvé refuge dans la cave d’un immeuble. « Des amis y vivaient autrefois. Je me suis rappelé qu’il suffisait d’insister un peu pour que la porte s’ouvre. Un des habitants m’a aidé à faire accepter ma présence auprès des autres locataires ».
C’est aussi là qu’il se lave.

« L’évier est loin d’être attirant à cause de la rouille et des moisissures, donc je remplis des bouteilles et je me lave au-dessus d’une bassine pour ne pas en mettre partout ». Il jette ensuite l’eau dans un trou, qui lui sert aussi pour uriner. « L’avantage de cette cave, c’est qu’elle est chaude grâce aux chaudières, bien que l’eau ne le soit pas ».
Avant de trouver cette combine, Lenny a tout de même connu une période d’errance. Il a notamment dormi quelques nuits au stade d’Evere, là où enfant, il jouait au foot. Il squattait les toilettes du Mc Do pour se laver. « Tu n’as jamais beaucoup de temps. Dès que t’entends du bruit, tu t’enfermes dans une des toilettes pour qu’on ne puisse pas te capter, et tu ressors quand y a plus personne. J’avais du savon mais pas d’essuie. À la place, un t-shirt, un training ou même mon sac à dos… ». Comme tant d’autres, il lui est déjà arrivé de s’immiscer dans les toilettes d’une maison communale, d’un CPAS, d’une bibliothèque, d’une école
supérieure, d’une salle de sport, d’une mosquée ou encore d’un hôpital pour tenter de prendre
soin de lui. « À Saint-Jean, il y a des vigiles. Ils me voyaient parfois passer tous les jours, mais ne m’ont jamais rien demandé ». La confiance en soi, c’est important. « Si tu l’as, t’as déjà mis un pied de l’autre côté de la barrière ». Les lieux où il est officiellement possible de se doucher, il n’y est jamais allé. « Je préfère rester dans ma zone plutôt que prendre le risque de tomber sur des contrôleurs de la STIB et choper une amende ». Il évoque également son besoin d’autonomie par rapport aux institutions, doublé d’un certain sens de l’aventure et de l’ironie : « Ma vie c’est comme un jeu vidéo. Je veux avoir plein d’histoires à raconter à mes enfants ».

La vulnérabilité hydrique à nos portes

À Bruxelles comme ailleurs, la vulnérabilité hydrique est donc une réalité pour les personnes sans-abri et mal-logées, dont le nombre est en constante augmentation [3]. Et cette réalité reste largement invisible, tant il est difficile de se représenter le nombre de personnes qui passent sous les radars des statistiques officielles, contraintes de vivre dans une cave, une voiture, un grenier, une usine ou un bâtiment en ruine, tant il est difficile de s’imaginer les efforts déployés par certains pour se maintenir « présentables » lorsque ces difficultés nous paraissent appartenir à un temps révolu. Elles gagnent pourtant du terrain… La précarité d’une partie grandissante de la population ainsi que le contexte difficile du logement à Bruxelles amènent de plus en plus de familles à devoir accepter des logements insalubres, mal équipés et parfois surpeuplés, à galérer pour payer leurs factures d’énergie, et à devoir se rationner. « Le budget des ménages est de plus en plus serré : s’il y avait des douches accessibles, tout le monde viendrait si cela permettait de diminuer la facture… » témoigne un éducateur de rue, rencontré aux abords d’une salle de sport. Nous en discutions également au chauffoir d’Ixelles avec Christiane, la cinquantaine et sans emploi, qui vit dans la peur de perdre son logement. Sa situation financière l’incite à profiter des initiatives communales et associatives pour économiser et se faire du bien. Quand nous l’interrogeons sur ce qu’il faudrait mettre en place, elle imagine « des douches publiques conçues comme des toilettes publiques, accessibles à toute heure. Les gens pourraient y aller pendant la nuit, à l’abri des regards ».
Ses paroles dévoilent le sentiment de honte qu’elle éprouve à l’idée de devoir exposer sa précarité, d’autant plus quand elle relève de l’intime.

Ces récits de vie, aujourd’hui à Bruxelles, forcent à repenser la présence d’une eau accessible gratuitement en ville. Une eau mise à disposition de ceux et celles qui galèrent pour soigner leurs corps et leurs visages. Il n’y a pas de ville solidaire s’il n’y a pas d’eau accessible, et si on ne lutte pas dès aujourd’hui contre l’aridité des communs.

Pauline Bacquaert et Valentina Marziali, Projet HyPer, ULB  [4]


[1On trouve des urinoirs Place de l’Yser, Porte d’Anvers, Chaussée d’Anvers et Rue d’Aerschot et des fontaines Place de l’Yser, Parc Gaucheret et Parc Saint-François. Ces fontaines sont fonctionnelles du mois de mai jusqu’à septembre inclus. Celle du Parc Saint-François fait partie des rares fontaines de la ville qui restent ouvertes toute l’année sauf si la température est inférieure à -7°C.

[2Précisons que si un seul des besoins était satisfait, la réponse était encodée comme « oui ». 400Toits, Résultats du Face-à-face pour un logement, 2e édition, 2018, p. 27 [En ligne].

[3Voir les Dénombrement des personnes sans-abri et mal logées en Région de Bruxelles-Capitale réalisés par La Strada. On lit dans le dernier en date (2019), p. 54 « En dix ans, le nombre de personnes sans-abri ou mallogées en Région de Bruxelles-Capitale a plus que doublé (+142,2 %) ». La période récente ne fait pas exception à la règle puisqu’on observe une augmentation de 23,6 % des effectifs entre 2016 et 2018.

[4Le projet HyPer (Hygiène personnelle hors de/mal chez soi) est un projet interdisciplinaire qui se penche sur les vulnérabilités hydriques à Bruxelles (centres de recherche LIEU, METICES et GAG). Il est financé par Innoviris.