L’Atelier de Recherche et d’Action Urbaines (ARAU) développe des visites guidées critiques depuis près d’un demi-siècle. Loin d’être des activités accessoires, elles font partie intégrante des missions de recherche-action de l’association. Des stratégies précises expliquent leur raison d’être, entre éducation permanente et outils performatifs. Retour sur cinquante ans de tourisme urbain alternatif.
Tous ceux et celles qui connaissent l’Atelier de Recherche et d’Action Urbaines le savent, l’association est composée de deux pôles : le pôle « urbanisme » d’une part, et le pôle « tourville » d’autre part. L’association organise en effet des visites guidées sur tout le territoire de la Région de Bruxelles-Capitale, et c’est là une grande partie de son travail. D’aucun·es pourraient se poser la question de la raison d’un tel fonctionnement. Pourquoi cette association militante bruxelloise, par ailleurs fort critique en ce qui concerne la touristification du centre-ville, alimente-t-elle elle-même ces flux touristiques ?
S’il convient d’abord de souligner le fait que l’ARAU vise d’abord un public local, dont la demande n’est pas exactement la même qu’un public international, il faut ensuite rappeler que, loin d’être des visites guidées de pure plaisance, ces tours s’inscrivent dans une stratégie militante dont il convient ici de rappeler l’historique.
C’est lors d’un séjour à Stockholm, en marge de la première grande réunion de l’ONU sur l’environnement en juin 1972, que le président et fondateur de l’ARAU, René Schoonbrodt, suit une visite guidée, organisée par un comité d’habitant·es dans le but de dénoncer les méfaits de l’extension du métro – visite on ne peut plus prophétique pour Bruxelles. Quelque temps plus tard, il découvre également un plan-guide publié par des habitant·es de la ville de Bath en Angleterre, qui souhaitaient valoriser leur ville – ancienne cité romaine aux vestiges inestimables – alors menacée par un projet autoroutier. Le président de l’ARAU de l’époque tire de ces deux expériences une idée centrale : il faut faire voir aux habitant·es qui quittent difficilement leur quartier les projets d’urbanisme directement sur le terrain tout en valorisant les attraits de la ville.
S’inspirant de ces deux initiatives, l’ARAU décide donc de développer des tours guidés à Bruxelles. Ces tours ont le même but que les communiqués de presse, analyses ou Écoles urbaines proposées par l’association depuis ses débuts : rendre public le débat sur les décisions urbanistiques. Mais les tours possèdent en outre un avantage non négligeable : ils donnent à voir les projets sur le terrain et matérialisent les discours militants. René Schoonbrodt parle de « toucher la ville du doigt ».
Dès août 1973, l’association publie un guide Bruxelles alternatif en trois langues, qui propose de revenir sur les attraits du Pentagone (ses restaurants, son patrimoine) mais également sur les projets de démolitions et les résistances éventuelles qu’ils ont rencontrées. En résulte un savoureux mélange entre militantisme et intérêt culturel, non dénué d’humour. Les auteurs décrivent le parcours en ces termes :
« Sans doute le visage qui ressort de la visite que nous proposons n’est pas très favorable ; Bruxelles est cependant encore une agglomération où les conditions de vie sont satisfaisantes ; il y a moyen d’y vivre et d’y être heureux. À condition que s’arrêtent : la spéculation foncière, l’accaparement des espaces urbains par les grandes compagnies immobilières, la densité du trafic, l’impuissance des pouvoirs publics, l’absence de réflexion urbanistique, la pénétration des automobiles dans la ville, etc. Ce visage de Bruxelles que vous verrez, si vous n’y prenez garde, il sera peut-être aussi le vôtre, celui de votre ville si, comme à Bruxelles, vous n’êtes pas en mesure de vous organiser pour résister aux pressions qu’entraîne la spéculation du système capitaliste [1]. »
Le ton est donné. Et il donnera le la pour les décennies suivantes.
C’est deux ans plus tard, en 1975, que l’ARAU crée un premier programme de dix visites guidées annuelles (dont : l’axe industriel bruxellois du canal, les ravages du métro à Molenbeek, Bruxelles des immigrés, les quartiers populaires et les politiques schaerbeekoises, l’architecture des entreprises et ses implications urbaines et sociales, histoire et archéologie de Bruxelles pour aujourd’hui, Bruxelles des multinationales, etc.). Cette année, nous fêtons donc le 50e anniversaire de cette partie non négligeable de nos actions urbaines. Les visites se déclinent en majorité en français au début de l’existence de l’ARAU, tandis qu’un groupe de néerlandophones proches du BRAL, formé par le sociologue Wim Kennis, proposera des visites guidées autour des mêmes thématiques dès 1975. Ce groupe formera par la suite l’association Bruksel Binnenste Buiten.
En 1977, l’ARAU propose son premier grand tour de ville « phare » en car, Bruxelles vu par ses habitants : un tour de 45 kilomètres sur le territoire de l’agglomération, où le commentaire présente le Bruxelles social, culturel, économique et politique à travers la diversité de ses quartiers. Jusqu’en 1986, où il sera remplacé par le tour Bruxelles autrement, il restera le tour de l’ARAU le plus demandé par les associations, délégations et groupes scolaires.
L’activité des visites guidées se développe donc amplement et le succès est au rendez-vous. Les tours sont à horaires fixes : l’ARAU communique simplement les dates et les points de départ, et ils se remplissent très facilement. En 1981, la journaliste Christine Davister suit la visite Bruxelles vu par ses habitants pour le Vlan. Elle la loue en ces termes :
« Les guides de l’ARAU possèdent à fond les mots et le ton de l’enthousiasme ou, à défaut, de l’espoir, et l’amour de leur ville qu’ils vous présentent un peu différemment chacun selon leur spécialisation (tous ont une solide formation mais l’un est plus porté sur le social, l’autre sur le culturel, le troisième sur l’aspect politique…). Ils vous assurent, de toute façon, une matinée passionnante – pour un prix comme on n’en fait plus – comme celle que nous avons vécue sous la conduite d’Hervé Cnudde [2]. »
Mais comment maintenir l’intérêt du public et des journalistes au fil des ans ? Il faut varier les thématiques mises en avant à chaque rentrée. C’est sur cette idée qu’Hervé Cnudde, alors secrétaire permanent de l’ARAU, entend développer des tours autour de l’Art nouveau. En 1982, en partenariat avec la Commission française de la Culture de l’Agglomération bruxelloise (CFC) et l’équipe scientifique des Archives d’Architecture moderne (AAM), l’ARAU crée un tour Bruxelles 1900, en lui donnant pour originalité la visite d’une série d’immeubles normalement inaccessibles au public. Ainsi, l’ARAU sera la première association à proposer des visites guidées de l’hôtel Tassel, des Anciens magasins Waucquez (aujourd’hui Centre Belge de la Bande Dessinée), du Pavillon des Passions humaines, ou d’ensembles scolaires Art nouveau. Plus que des visites simplement patrimoniales, elles entendent évoquer « la rupture culturelle voulue par l’Art nouveau, ses liens de fait avec la laïcité et le socialisme naissant et son association à l’urbanisation de Bruxelles » [3] comme l’expliquent les brochures de l’époque. L’année suivante, avec les mêmes partenaires et sur le même modèle, l’ARAU crée un tour Bruxelles des années 30, lors duquel le public peut découvrir la villa Empain, le Résidence Palace ou encore le Palais de la Folle Chanson. La stratégie est multiple : sensibiliser le public à la sauvegarde d’un bâti délaissé (rappelons-nous l’état des magasins Waucquez dans les années 1980), poser la question de la réaffectation du bâti ancien en lieu et place de la démolition, ou encore faciliter l’accessibilité du patrimoine aux Bruxellois·es. À l’heure où l’accès à ces bâtiments – même publics – est de plus en plus restreint ou marchandisé, et qu’il existe des monopoles d’instances touristiques sur certains intérieurs, il est important de rappeler que l’ARAU fut la première association à valoriser nombre de ces lieux.
De 1975 jusqu’à nos jours, l’ARAU déclinera cette même recette pour de nombreux tours et dans plusieurs langues. L’inventaire des thématiques des visites guidées d’hier et d’aujourd’hui témoigne de la permanence de la pensée de l’ARAU sur le logement, la mobilité et la rénovation urbaine. Ces tours se déclinent depuis 50 ans dans un but maintes fois répété par ses guides en début de visite : comprendre Bruxelles, pour mieux la défendre !
C’est le dilemme de tout mouvement social : rester dans le bénévolat militant, ou se professionnaliser ? L’organisation de visites guidées entraîne un travail énorme, quotidien, qui nécessite la mise sur pied d’un secrétariat permanent. Comme l’indique René Schoonbrodt dans son ouvrage Vouloir et dire la ville [4], cette stratégie a modifié profondément le fonctionnement de l’ARAU, qui est passé d’un petit groupe d’activistes écrivant des communiqués de presse sur un coin de table de café après une réunion tardive, à une association qui nécessite des locaux, des machines à écrire, du mobilier et des rémunérations. Par ailleurs, les guides bénévoles des débuts – souvent des membres de l’association, ou administrateurs et administratrices – ont laissé place à des guides professionnel·les (architectes, historien·nes de l’art, enseignant·es…). Le risque de la dissolution du propos politique est bien présent – ce serait d’ailleurs la volonté de certains détracteurs de l’ARAU, qui aimeraient le voir réduit à un tour opérateur, amputé de son pôle militant. Les fondateurs de l’ARAU se sont déjà posé la question : les visites donnent-elles naissance à des citoyen·nes militant·es ? Se mobilisent-iels ensuite, prennent-iels part au processus de publicité-concertation ? On pourrait en tous cas arguer qu’elles permettent la diffusion du propos bien au-delà des réunions des membres ou des communiqués de presse. Sans l’existence du secrétariat permanent, l’ARAU n’aurait pas pu jouer un rôle aussi constant, avoue René Schoonbrodt. Les tours guidés sont la carte de visite de l’association, et ont amplement contribué au crédit national et international de l’ARAU.
Il importe surtout de garder en tête l’historique des créations du tourville et d’être fidèle aux stratégies qui ont mené à sa création. Le plus laborieux étant de ne jamais mettre de côté la formation citoyenne des guides. Il convient par exemple toujours de compléter les propos sur l’Art nouveau et l’Art Déco par une formation relative aux problématiques urbaines, puisque les visites ont pour objectif de souligner le lien entre la production de l’architecture et celle de la ville.
On pourrait voir l’ARAU comme une sorte d’hydre à deux têtes, de Docteur Jekyll et Mister Hyde, mais il n’en est rien. Le travail du pôle tourville est sans cesse nourri par celui du pôle urbanisme et vice versa. Si le lien a parfois risqué de se défaire à certains moments de son histoire, l’ARAU a une réelle volonté de redéployer cette dialectique. Ces dernières années, certain·es guides ont rejoint le Bureau de l’ARAU, cette instance de travail de réflexion et de débats qui décide de l’orientation stratégique des prises de positions de l’ASBL. A contrario, des membres du Bureau et des militant·es urbain·es sont devenu·es guides. L’orientation et la programmation annuelle sont décidées de concert par l’équipe, qui est en dialogue tant avec les guides qu’avec les membres du Bureau
L’ARAU a également développé un catalogue de visites guidées de plus en plus varié, couvrant toute la Région de Bruxelles-Capitale. De nouveaux cycles de visites ont été créés, davantage axés sur la sensibilisation aux enjeux urbains, comme celui de La ville en transformation, qui s’intéresse à l’actualité des projets urbanistiques et à leurs conséquences politiques et sociales (surtourisme, gentrification, spéculation immobilière et démolitions-reconstructions, projets de mobilité, etc.) ou le cycle Bruxelles sociale, qui met en avant l’histoire du logement public dans toute la Région, et entend continuer à le promouvoir. Le succès de ces nouveaux cycles auprès du public démontre l’intérêt sans cesse renouvelé des Bruxellois·es pour ces questions. Ce travail a par ailleurs permis à l’association de faire reconnaître ses visites en éducation permanente par la Fédération Wallonie-Bruxelles, en 2024 – après plus de 50 ans de travail d’éducation permanente de fait.
Dans le texte qui célèbre les dix ans de l’ARAU, Hervé Cnudde l’avait déjà parfaitement formulé : l’ARAU propose des tours qui ont une « exigence non-touristique d’articulation sur la vie urbaine bruxelloise quotidienne » [5], et c’est bien là son attrait. « Il constitue […] un outil de sensibilisation qui n’est pas sans importance pour revaloriser la ville aux yeux de ses habitants, les aider à comprendre sa genèse et sa physiologie, les mettre en alerte sur les menaces et agressions qui la visent, les inviter à agir ». Ces visites guidées sont des outils que l’on souhaite performatifs. Et Cnudde de conclure, en 1979, que l’ARAU ne sera certainement pas seul à pratiquer ce type de tourisme. Le temps lui a donné raison : des comités d’habitant·es ont repris cet outil d’éducation permanente, mais également des associations comme l’Architecture qui dégenre, Bamko ou le Collectif Mémoire Coloniale et Lutte contre les Discriminations, qui proposent des visites guidées féministes et décoloniales dans l’espace public bruxellois. Nous ne pouvons qu’applaudir ces initiatives, preuves que le nouveau tourisme urbain a encore de beaux jours devant lui.
De notre côté, le succès est toujours au rendez-vous, avec un public sans cesse plus avide de découvrir l’ensemble de la Région, ce qui nous encourage à développer nombre de nouveaux parcours pour les années à venir. Avec une visée stratégique pour le futur : toucher un public plus jeune et toujours plus diversifié, à l’image de notre ville-Région.
[1] Alternative Brussels / Bruxelles alternatif / Brussel Alternatief, ARAU, Bruxelles, 1973. Cette publication vaudra même un entrefilet dans Le Monde. E.M. « Un nouveau guide de Bruxelles L’ENVERS DU DÉCOR », Le Monde, 19 septembre 1973.
[2] C. Davister, « Bruxelles-sourire, Bruxelles-chagrin », Vlan, 10 juin 1981.
[3] Selon la brochure Bruxelles 1900 Art nouveau, ARAU, Bruxelles,1996.
[4] R. Schoonbrodt, Vouloir et dire la ville, quarante années de participation citoyenne à Bruxelles, AAM éditions, Bruxelles, 2007, p. 152-153.
[5] H. Cnudde, « Débats publics et nouveau tourisme », dans Bruxelles vu par ses habitants, Bruxelles, ARAU/CFC éditions, 1979.