Bruxelles est indéniablement une ville tertiaire. Une « vocation » qui a pris corps à partir des années 1960 et que la Région a vaille que vaille tenté d’encadrer au moyen de différents outils de planification, qui n’ont pas toujours porté leurs fruits. Force est de constater que d’importantes superficies de bureaux continuent d’être construites au mépris des besoins essentiels des habitant·es. Tour d’horizon des mesures susceptibles d’endiguer un marché qui reste essentiellement spéculatif.
À partir des années 1960, le nombre de mètres carrés du parc de bureaux à Bruxelles n’a cessé de croître : de 615 000 m² en 1949, il est passé à 7 000 000 de m² au début des années 1990 pour culminer à plus de 12 000 000 m² aujourd’hui. Pourtant, dès les années 1970, les pouvoirs publics se sont efforcés de mettre en place des mesures et outils de planification pour tenter de cadrer cette prolifération. En 1979, le Plan de Secteur va ainsi déterminer ce qui, dans chaque zone, pourrait être réalisé en termes d’affectations et de superficie. Sans grand succès, dès lors que le développement des bureaux s’est étendu bien au-delà des limites établies par le Plan. En effet, les dérogations accordées par les communes ont été nombreuses, amenant un dépassement important des quotas initialement prévus [1]. C’est que les communes voient d’un bon œil l’augmentation des surfaces de bureaux sur leur territoire : cela augmente les taxes qu’elles perçoivent, et donc leurs recettes.
La création de la Région de Bruxelles-Capitale en 1989 ouvre très rapidement une nouvelle ère en terme de planification. En 1995, la Région fixe ses priorités au travers du Plan régional de développement (PRD). Il prévoit des superficies maximales de bureaux par immeuble et privilégie leur développement dans certaines zones comme les quartiers Nord et Midi.
À partir de 2010, le rapport de force entre logement et bureau change.
Malgré ces outils de planification, en 1999, 47 % des quelque 10 millions de m² de bureaux sont comptabilisés en dehors des zones administratives définies par le Plan [2]. Dans une nouvelle tentative de maîtrise de la croissance des bureaux, la Région adopte en 2001 son premier Plan régional d’affectation du sol (PRAS) et met en place le système de la CaSBA (Carte des soldes de bureaux admissibles). Cette carte concerne les zones mixtes et les zones d’habitation telles qu’identifiées par le PRAS et divise le territoire en 132 mailles dans lesquelles sont indiqués les soldes de m² de bureaux admissibles, précisément pour éviter leur dissémination hors des zones administratives – zones privilégiées pour le bureau. Le suivi des évolutions est censé être assuré et publié via le site web Casba et le potentiel adapté à chaque délivrance de permis [3]. Pour déterminer les superficies supplémentaires admissibles, le PRAS a toutefois fortement surévalué les superficies de bureaux qu’il était possible d’autoriser [4]. Néanmoins, la CaSBA a servi de garde-fou et a permis de refuser certains projets.
Le PRAS va aussi imposer une priorité à la réalisation des bureaux dans les quartiers de gare : Nord, Midi et Quartier Léopold. La zone de Schaerbeek-Formation et les zones de chemin de fer seront maintenues en réserve et ne pourront être affectées qu’après la réalisation des quotas de bureaux prévus dans les zones précitées. Toutes ces mesures vont en partie porter leurs fruits. Le total annuellement autorisé pour les bureaux dans le cadre de la CaSBA devient négatif à partir de 2009. Mais le stock total va malgré tout continuer à augmenter jusque 2014 pour atteindre plus de 13 millions de m².
Les démolitions-reconstructions sont une opportunité pour les promoteurs pour densifier et ainsi augmenter la rentabilité de leurs projets.
À partir de 2010, le rapport de force entre logement et bureau change [5]. Déjà en 2007, on observait une surreprésentation de la conversion des bureaux en logements dans les zones administratives. Avec le « PRAS démographique » en 2013, le logement est placé à égalité avec le bureau dans ces zones à titre de « fonction principale ».
À partir de 2014, le stock de bureaux entame une descente pour atteindre en 2022 l’équivalent du stock de 2007 (12,5 millions de m²) [6]. En 2022, les bureaux sont majoritairement présents en zone administrative (57 % de la superficie plancher/construite). L’objectif du PRAS de limiter l’extension des bureaux aux zones administratives a donc été atteint : il a permis de les canaliser dans certaines zones stratégiques.
Au vu de ces résultats, une conclusion facile serait de se féliciter de l’adéquation des mesures prises depuis le PRAS de 2001 et le PRAS démographique pour cadrer la fonction tertiaire en Région bruxelloise – conclusions renforcées par le dernier numéro de l’Observatoire des bureaux de Perspective.brussels qui confirme la réduction récente du stock de bureaux : ce sont 600 000 m² de superficies plancher qui sont sortis du stock depuis 2013, dont 200 000 m² rien que sur la période post-covid (2021-2022).
Le rapport reconnaît néanmoins que cette diminution générale du stock de bureaux masque des situations différentes : à côté des disparitions définitives de bureaux (suivies généralement d’une conversion vers d’autres fonctions, essentiellement le logement) [Lire Une conversion de bureaux pas toujours vertueuse], certaines sorties du stock sont temporaires (rénovation lourde voire démolition/reconstruction). En effet, les seuils de superficies de bureaux autorisées ayant été quasi atteints partout, on assiste à d’importantes opérations de démolition-reconstruction des superficies existantes pour procéder à une densification des surfaces démolies et reconstruites au nom de la mixité des fonctions – comme dans les tentatives de Plan d’aménagement directeur (PAD) au quartier Midi et dans le quartier européen. Les superficies de bureaux sont démolies pour être remplacées par un nombre quasi équivalent de superficies de bureaux auxquelles les promoteurs ajoutent des superficies importantes de logements. Ainsi au quartier Nord, le WTC-ZIN est passé de 91 000 m² de bureaux à 75 000 m² de bureaux additionnés de 14 000 m² de logement et 16 000 m² d’hôtel ! Ou encore le CCN avec le projet Nör, doté d’un Plan Particulier d’Affectation du Sol (PPAS) sur mesure, qui démolit 78 000 m² de bureaux pour les remplacer par 90 000 m² de bureaux auxquels sont ajoutés 60 000 m² de logements [Lire Manhattan à la gare du Nord].
Ces démolitions-reconstructions représentent donc aussi une opportunité, pour les promoteurs, de densifier et d’ainsi augmenter la rentabilité de leurs projets. Ces constructions de bureaux neufs émergent alors que le dernier rapport de l’Observatoire des bureaux 2024 constate que le taux de vacance des bureaux, qui était décroissant depuis 2009, est reparti à la hausse après 2018, timidement dans un premier temps, mais plus fortement en 2023, notamment en raison de l’effet combiné de la crise sanitaire [Lire L’impact du télétravail sur l’immobilier de bureau à Bruxelles de 2020 et de la crise énergétique de 2021. En conséquence, le rapport s’inquiète de l’occupation effective des 600 000 m² de nouveaux espaces pour lesquels un permis est déjà délivré, sans compter les projets qui n’ont pas encore fait l’objet de demande de permis. Ceux-ci vont être construits dans un contexte d’augmentation de la vacance alors qu’il y a peu de nouveaux arrivants : que ce soit au quartier Nord ou au quartier Midi [Lire Le quartier Midi entre monopoly et chaise musicale], on assiste surtout à des déménagements d’acteurs déjà présents dans la Région.
Nul doute que le processus de révision du PRAS, dénommé Share the City et entamé sous la précédente législature, est une excellente occasion d’améliorer les outils de planification qui encadrent la fonction bureau. Ceci, combiné à la multitude de rapports produits par Perspective.brussels et l’Institut Bruxellois de Statistique et d’Analyse (IBSA), nous permet de disposer de moult données d’évaluation. Certaines pistes ont déjà été esquissées mais nombre de celles-ci visent surtout à concentrer les superficies de bureaux autour des grands nœuds de communication, ce qui a du sens mais est déjà en train de se réaliser. Elles visent aussi à stimuler l’augmentation de la mixité fonctionnelle dans les zones administratives – ce qui est également en cours mais avec en prime une intense densification de territoires souvent déjà très denses. L’Observatoire des fonctions urbaines 2021-2022 observe ainsi une densification de 58 m²/ha par an dans les zones administratives, ce qui est supérieur à celle des zones d’habitation (34,2 m²/ ha) [7].
D’autres mesures nous paraissent essentielles et ont parfois été esquissées. Ainsi, les zones administratives s’étalent aujourd’hui audelà des quartiers centraux et de gare, jusqu’en troisième couronne et peuvent à l’heure actuelle accueillir du bureau sans limite. Il serait pourtant utile d’y instaurer également des seuils maximaux, même lorsqu’il s’agit de zones bien desservies en transport en commun. Les zones d’intérêt régional (ZIR) prévoient également des superficies de bureaux qui sont dans le contexte actuel surnuméraires. En ce sens, la CaSBA devrait être mise à jour et inclure les zones administratives.
En vue de contrer le désir des communes de développer du bureau dans le seul espoir de collecter plus de taxes, les PPAS ne devraient pas pouvoir déroger aux seuils fixés dans le PRAS. Les plus gros projets immobiliers – ceux dépassant par exemple 10 000 m 2 – devraient faire l’objet d’un certificat d’urbanisme qui indiquerait si un projet peut être autorisé, et à quelles conditions. Un tel certificat permettrait ainsi de débattre des grandes lignes des projets (répartition des fonctions, densité, gabarits) à un stade plus précoce de leur développement et d’obtenir des garanties sur l’équilibre entre les affectations possibles et leur adéquation par rapport au territoire concerné [8].
Par ailleurs, le bureau se cache parfois derrière d’autres affectations, occasionnant un déséquilibre des fonctions dans certaines zones du PRAS dont la définition est large. On pense notamment aux activités productives. Celles-ci englobent les « activités artisanales, activités de haute technologie, activités industrielles, activités de production de services matériels et de biens immatériels ainsi que les travaux de gestion ou d’administration, l’entreposage et les commerces qui en sont l’accessoire ». La catégorie d’activités « de production de biens immatériels », créée avec le PRAS de 2001, visait à permettre son implantation là où le bureau au sens strict du mot était interdit ou fortement limité (en zone d’industrie urbaine/ZIU, en zone de forte mixité…). Le but était d’encourager l’installation de structures liées à la « nouvelle économie de la connaissance ». Dans les faits, on constate que ces immeubles ont surtout été occupés par des bureaux, tous secteurs confondus. Dans la mesure où ce type d’activité productive immatérielle peut aisément trouver place dans le tissu urbain, contrairement aux activités productives matérielles qui peinent à rester en Région bruxelloise, même là où elles sont censées constituer l’activité principale (ZIU et zone d’entreprise en milieu urbain, ZEMU), il serait opportun de revoir la définition du PRAS afin de scinder la définition de ces différentes activités productives. Cela permettrait d’empêcher que le bureau ne colonise encore des espaces dédiés prioritairement à d’autres fonctions.
Outre les activités de production immatérielle, il conviendrait d’assimiler les « services intégrés aux entreprises » à des activités de bureaux. En effet, ces dernières prennent également le dessus sur les activités productives matérielles dans les ZEMU, telle l’installation d’Unilever dans la ZEMU de Biestebroeck sur le site City Dox. Cela clarifierait, par la même occasion, le fait que ces « services intégrés aux entreprises » doivent être soumis à des charges d’urbanisme, tout comme le bureau. Le flou de la définition a contribué surtout à servir des intérêts privés, notamment ceux de la promotion immobilière qui peut mieux rentabiliser son foncier en développant des activités de bureau. D’ailleurs le dernier numéro de l’Observatoire des fonctions urbaines 2021-2022 de Perpective.brussels assimile les activités de production de biens immatériels et les services intégrés aux entreprises aux bureaux pour réaliser ses analyses.
Le secteur du bureau est particulièrement concerné par une obsolescence programmée. Les spécialistes reconnaissent que les bâtiments de bureaux « périment » plus vite qu’avant. Les buildings d’après-guerre pouvaient avoir des durées de vie de cinquante ans. Un bureau moderne est aujourd’hui jugé obsolète après quinze ans [9]. Et même si tout un discours est aujourd’hui créé sur la nécessaire rénovation du bâti, force est de constater que dans les faits la démolition-reconstruction reste très présente notamment dans le bureau : WTC, KBC, CCN, Lebeau, Brouck’R… On sait pourtant aujourd’hui que, même sur une période d’exploitation de trente ans, une opération de rénovation-transformation a un meilleur bilan carbone qu’une opération de démolition-reconstruction. Mais les promoteurs invoquent les vertus de la mixité des fonctions pour justifier la destruction d’un ensemble de bureaux qui sera, pour partie, remplacé par du bureau… et pour être exonéré de précompte immobilier pendant toute la période du chantier. Les incitants fiscaux devraient toujours être en faveur de la rénovation, et en cas de reconversion en logement, les instruments fiscaux devraient favoriser le logement abordable [10]. Or le nouveau gouvernement fédéral s’oriente dans le sens inverse en proposant d’élargir le champ d’application du taux de TVA réduit à 6 % pour les opérations de démolition-reconstruction, alors que ce taux réduit avait été supprimé en fin de législature. On pourrait aussi imaginer une taxe sur les bureaux vides (à l’instar de ce qui existe pour les logements), qui encouragerait les opérations de réhabilitation au lieu de la démolition, très coûteuse au niveau environnemental.
Enfin, on pourrait s’inspirer du projet de nouvel arrêté sur les charges d’urbanisme [11] qui prévoit de majorer le montant de ces charges « dans les quartiers où la densité de bureaux est égale ou supérieure à quatre fois la moyenne régionale ». Ce montant est majoré à 283 €/m² au lieu de 177. En tout état de cause, des données telles que la vacance tertiaire à l’échelle de la Région doivent absolument être prises en compte pour guider les décisions : il serait absurde de laisser construire des nouveaux bureaux dans un quartier (sous prétexte que la densité de cette fonction y serait peu élevée) alors que, dans le même temps, des centaines de milliers de mètres carrés de bureaux vides sont disponibles ailleurs dans la Région.
Les autorités politiques sont souvent décrites comme désarmées face aux intérêts financiers des promoteurs immobiliers privés. Elles ont pourtant le pouvoir de contraindre la production de bureaux en édictant les normes, les plans, les règlements ; encore faut-il que ceux-ci soient lisibles, respectés et qu’ils empêchent les dérives par trop de places laissées à des négociations opaques. Enfin, il ne faut pas perdre de vue que les plans réglementaires ne sont que des outils, des moyens à mettre au service d’une fin : l’intérêt des usager·es et habitant·es de Bruxelles. À force de courir derrière l’investisseur, nos autorités se privent souvent de leur pouvoir d’agir et, par la même occasion, du pouvoir d’agir des habitant·es. Les nombreuses données fournies aujourd’hui notamment par Perspective.brussels et l’IBSA sont un premier pas vers la compréhension des mécanismes à l’œuvre sur notre territoire. Encore faut-il procéder ensuite à l’arbitrage des conclusions à en tirer. Et pour nous, cet arbitrage doit pencher en faveur de la valeur d’usage et non de la valeur marchande.
Les incitants fiscaux devraient toujours être en faveur de la rénovation ou de la reconversion en logement abordable.
[1] M. DE BEULE, « Bureaux et planification, une succession d’occasions manquées » in Bruxelles, ses bureaux, ses employés, AATL, juin 2009, p. 79.
[2] M. DE BEULE, « Bureaux et planification. Bruxelles, 50 ans d’occasions manquées », Brussels Studies n°36, 2 mars 2010, p. 10.
[3] Signalons que, malheureusement, le site est depuis plusieurs mois inaccessible, « les données n’étant pas à jour ».
[4] TH. KUYKEN, « De l’urbanisme sauvage à la planification de coulisse », Bruxelles en mouvements n°224-225, septembre 2009.
[5] Observatoire PU 2018-2021.
[6] Perspective.brussels, « Observatoire des permis d’urbanisme 2018-2019 », avril 2024, p. 22.
[7] Ibidem, p. 79.
[8] Lire à ce sujet C. SCOHIER, B. DELORI et M. ROSENFELD, « L’Urban Ruling, une autre manière de se faire rouler ? », Bruxelles en mouvements n°329, avril 2024.
[9] Lire notamment « La conversion des bureaux à l’appui du projet régional. Un outil pour accélérer la production de logements ? », About # 8, avril 2024.
[10] Lire C. SCOHIER, « Arrêter de casser la ville ! Bilan carbone de la démolition-reconstruction vs. rénovation », Bruxelles en Mouvements n°314, 2021.
[11] Ce projet de nouvel arrêté était sur la table du gouvernement en 2024 mais n’a pas été adopté avant les élections. Son sort dépendra de la future majorité régionale. Voir ARAU, Nouvel arrêté « charges d’urbanisme » : bien, mais pas top, 6 février 2024.