Ce numéro du Bruxelles en Mouvements offre à la fois un bilan et des perspectives. Un bilan des politiques de la ville menées au cours des dernières années et des perspectives sur ce qu’elles nous laissent et nous promettent, à nous, habitant·e·s, comme moyens de faire exister une ville pour tous·tes, solidaire, inclusive et habitable.
Ce numéro s’inscrit à la conjonction de différentes temporalités. La première temporalité est immédiate, c’est celle des mouvements sociaux qui, d’une part, revendiquent d’autres modes de distribution des richesses et des conditions de vie dignes pour tous et toutes et, d’autre part, exigent des actes forts qui puissent (enfin) faire bifurquer nos façons de produire et de consommer, et cesser l’exploitation, le (gas)pillage des ressources et la destruction de nos milieux de vie. La seconde temporalité est courte, c’est celle des élections du mois de mai prochain, dans laquelle tous les acteurs reconfigurent leur discours pour donner réponse à la temporalité immédiate des mouvements sociaux. La troisième temporalité est plus longue, c’est celle d’IEB, actrice depuis 1974 de la démocratie urbaine à Bruxelles, et ainsi héritière aujourd’hui de 45 ans d’action. Au-delà, il y a une quatrième temporalité, celle de l’histoire longue, qui ancre les trois premières dans la civilisation thermo-industrielle et le système capitaliste qui s’est mis en place il y a quelque 200 ou 250 ans, et que certains appellent désormais le « capitalocène ».
Illustration : Benjamin Monti
Ces quatre temporalités s’enchevêtrent aujourd’hui dans le bilan que nous dressons et les revendications que nous soutenons puisqu’il s’agit autant de porter un regard rétrospectif sur la législature bruxelloise qui s’achève (2014-2019), que de pointer ce qui alimente les préoccupations des habitant·e·s, de s’appuyer sur les propositions qu’IEB porte depuis quatre décennies et, in fine, de démontrer que le temps de transformer le système est venu.
Donner de la matière à penser et à agir, pour permettre aux Bruxellois·es de se sentir acteurs de leur ville et de leurs milieux de vie.
En décortiquant le Plan régional de Développement Durable (PRDD) qui est venu coiffer, in extremis et en toute fin de législature, les autres outils planologiques qu’il aurait dû orienter, nous proposons, à travers six axes, une réflexion sur ce qui est en train de se passer à Bruxelles, sur les forces et reconfigurations à l’œuvre et sur les angles morts et les oubliés des politiques urbaines, tout aussi révélateurs de ce qui est en cours.
LOGEMENT
Nous revenons en premier lieu sur la question du logement pour pointer le paradoxe qui en fait aujourd’hui un des fers de lance des politiques et des appétits immobiliers tout en laissant sur le carreau des pans entiers d’une population qui ne peut satisfaire ce droit élémentaire.
Aujourd’hui à Bruxelles, combien d’habitant·e·s sont mal logé·e·s ? Combien vivent dans des logements trop chers, surpeuplés et insalubres, sans que la puissance publique se donne les moyens ne fût-ce que de cerner l’ampleur du problème ?
Plusieurs dizaines de milliers de ménages sont sur liste d’attente pour accéder à un logement social, dont la création est à peu près au point mort depuis plus de 10 ans [1], des milliers de personnes sont sans logement stable et des centaines, en réalité deux fois plus qu’il y a 10 ans [2], vivent dans la rue. Or, il n’y a pas de ville sans logement digne pour ses habitant·e·s, et il n’y aura pas de démocratie bruxelloise sans une vraie politique de logement social.
DÉMOCRATIE URBAINE
De démocratie urbaine, il est question dans notre seconde analyse. Une analyse qui s’intéresse à la façon dont, au cours de la législature, les outils de la planification bruxelloise ont été à la fois détricotés et réagencés pour « simplifier » la mise en œuvre de « projets » urbains sur des portions de territoire. Ces réagencements au sommet ont pour résultat un affaiblissement de la norme, une diminution des garanties de protection accordées à l’environnement et au patrimoine et une diminution des possibilités laissées aux citoyen·ne·s de définir leur cadre de vie et ce à quoi ils tiennent. La recherche et le foisonnement d’innombrables « visions » pour Bruxelles, imposées par le haut, disent en fait bien le mal-être profond de la gouvernance urbaine qui s’est instituée au cours des quinze ou vingt dernières années : la perte d’un sens commun du territoire pris dans sa globalité. Le clou de ce triste spectacle a été asséné en fin de législature par la création des PAD, les Plans d’aménagement directeur, dans lesquels c’est la dérogation qui est devenue le principe directeur. Sous couvert « d’efficacité », le gouvernement s’est ainsi arrogé de plus en plus de pouvoirs dans la fabrication de la ville, en contrôlant plus directement des « agences » publiques qui ont remplacé les anciennes administrations, noyant les citoyen·ne·s dans un arsenal planologique complexifié où ils·elles ont de moins en moins voix au chapitre (si ce n’est pour avaliser l’épilogue d’une œuvre écrite d’avance), jouant ses parties de cartes avec les grands acteurs privés qui, in fine, se retrouvent toujours avec les as en main. Les dernières attaques du ministre-président à l’encontre du Conseil d’État [3] – qui, c’est vrai, est parfois saisi par des citoyen·ne·s qui s’obstinent à faire valoir le droit – font partie des symptômes d’un mal profond dont sont atteintes les autorités politiques régionales : leur très grande difficulté à accepter ce qui va à l’encontre de leurs décisions, prises dans les cénacles de plus en plus fermés où se rencontrent planificateurs et acteurs immobiliers. Dans de nombreuses situations, la notion de participation a été vidée de son sens et ne sert plus que de caution morale aux porteurs de projets. Même parmi les habitant·e·s, qui ne sont plus dupes, elle est parfois devenue un gros mot.
DENSIFICATION
Aujourd’hui dans les mots d’ordre brandis par les autorités, celui de « densification » du territoire arrive dans le peloton en tête. Sauf qu’au-delà du mot, l’argumentaire reste faible. L’équation reste souvent simpliste : boom démographique = plus d’habitant·e·s = constructions en hauteur (tours) car le territoire est étriqué (= postulat). Sauf que chacun des termes de cette équation est réducteur et, partant, les signes d’équivalence qui les relient. Derrière chacun de ces termes, en effet, c’est la pluralité des dimensions qui est masquée et la diversité des devenirs possibles qui est réduite à néant. Un « boom » démographique ? Ou une croissance des populations urbaines, comme dans de nombreuses parties du monde ? Le vocabulaire n’est pas neutre et l’accent mis sur l’irruption (le « boom ») masque la carence d’anticipation d’un phénomène enclenché depuis plus de vingt ans, tout en insistant sur l’urgence à construire et donc à déréguler le cadre ancien qui ne permettrait pas d’y faire face. Plus d’habitant·e·s ? Oui, mais qui sont-ils, quels sont leurs moyens et leurs besoins différenciés ? Et dès lors dans quelles conditions les accueillir ? Des nouvelles constructions ? Oui, mais pas de tours, qui ne sont « habitables » que lorsqu’on reste dedans (et encore, cela dépend desquelles…), antinomiques d’un espace public foisonnant et convivial, et créatrices de milieux inhospitaliers (vents, ombres, isolement dans le paysage). Et pourquoi pas aussi la transformation et la conversion massive du bâti existant, notamment pour du logement social, la réelle réquisition, le déploiement du logement modulaire et léger ? Certes, dans le PRDD, le mot d’ordre de la densification a été habillé et propose des recettes pour qu’elle soit « qualitative et maîtrisée ». Ouf. Sauf que cela suppose une meilleure articulation de toutes les composantes de la vie urbaine à différentes échelles du territoire (mobilité, maintien des activités productives, construction massive de logements sociaux) et surtout une protection accrue et prescriptive des plus vulnérables, qu’il s’agisse des personnes ou des milieux naturels et de leurs nombreuses espèces. Ceci supposerait une attention accrue, une observation fine des transformations du territoire grâce à des outils permanents de veille… qui malheureusement font cruellement défaut aujourd’hui. À quand un observatoire du foncier ou un observatoire du vivant à Bruxelles, ou plus fondamentale, une réelle enquête, à large échelle, digne d’un recensement, sur les conditions de vie des Bruxellois·es ?
On ajoutera que densifier la ville, c’est-à-dire creuser son sol, agir sur la circulation des vents ou de l’eau, faire disparaître des zones d’habitat ou de refuge pour les êtres vivants, à l’heure d’une extinction massive de la biodiversité, ne peut se faire sans accorder une attention particulière à la capacité de la ville à abriter et engendrer du vivant et aussi à conserver et accueillir des activités nourricières. Il ne s’agit pas de s’autoriser à détruire des milieux vivants, tissés d’interactions nombreuses (et dont on ignore encore souvent les rôles et les effets dans les écosystèmes) en promettant d’en « construire » de nouveaux (souvent plus pauvres) ailleurs. Il ne s’agit pas, par exemple, de détruire partout les potagers urbains aux valeurs tellement nombreuses et diverses (parcelles d’autonomie, maintien de la biodiversité, soin de la terre, apprentissages multiples, convivialités, transmission des savoirs et des pratiques, échanges non marchands…) pour les remplacer par de « l’agriculture urbaine » sur toit « high tech » (essentiellement capable de produire des feuilles pour les restaurants ou les supermarchés) au nom de l’écologie. La logique de compensation ne peut servir d’argument pour autoriser la densification n’importe où et à n’importe quel prix ; la logique de compensation n’est pas en soi une perspective écologique.
TRANSPORT DE MARCHANDISES
Dans notre quatrième axe de réflexion, nous proposons de porter le projecteur sur les politiques actuelles en matière de transport de marchandises à Bruxelles, en sachant que ce secteur est une des clés pour définir des modalités écologiquement plus sensées de l’approvisionnement de la ville, de ses commerces et de ses habitant·e·s. Moins de kilomètres parcourus par les camions, moins de pollution, plus de transport par voie d’eau… les ambitions de la Région sont louables. Malheureusement, les choix faits en termes d’aménagement du territoire tuent souvent les ambitions dans l’œuf et chassent les activités productives et les centres de distribution en dehors des limites régionales, contribuant ainsi, paradoxalement, à allonger les transports par camions… C’est que le choix politique de bâtir du logement dans des zones historiquement dédiées à l’approvisionnement de la ville (en particulier le long du canal) ou de réduire les possibilités de circulation des camions dans ces zones cruciales ont des effets immédiats sur la localisation des entreprises… et des emplois peu qualifiés. Réduire la pression automobile est une chose, empêcher la circulation des camions en est une autre. Et la trottinette n’est pas une alternative à tout.
MOBILITÉ
En parlant de trottinettes, nous touchons bien sûr à la question plus générale de la mobilité de, vers et dans Bruxelles. Le PRDD y attache une grande importance… mais avec les accents de l’économie de plateforme puisqu’il ouvre grand la porte aux entreprises privées dans la multiplication des offres de transports, de préférence alternatives à la voiture (vélos, trottinettes, scooters, et peut-être bientôt tapis volants… autrement dit tout ce qui ne demande pas d’investissement dans les infrastructures). Les aides qu’il envisage pour promouvoir cette intermodalité, soit en gros des applications pour smartphones, se calquent sur un modèle individuel et non collectif. Le dada du moment s’appelle ainsi Mobility as a Service (MaaS), la « Mobilité comme un service ». Il est un peu vite labellisé « Rationalisation par la Technologie » et « Bon pour la Planète », ce qui le dispense d’être confronté à un certain nombre d’objections. Car qui dit entreprise privée dit recherche de rentabilité et donc volatilité et instabilité de l’offre. Par ailleurs le MaaS repose sur la nécessité de s’approprier des données gérées par les opérateurs publics, en particulier les données géo-localisées d’utilisation des transports publics, cruciales au développement du « service »… Une porte ouverte à la capture de nos données qui sont pourtant un patrimoine public généré par le commun. Faut-il rappeler que dans une ville comme Bruxelles, la mobilité est avant tout une nécessité, voire un droit, et que les services publics, lorsqu’ils sont pensés comme un service pour tous, sont les plus à même de faire droit à cette nécessité à un coût raisonnable ?
SMART CITY
Enfin, comme la cerise sur le gâteau, nous voici arrivés au « Graal » : la « Smart city » et en particulier le déploiement de la 5G dont on nous vante une fois de plus les mérites en termes de services, de sécurité et de santé, et même d’environnement. Un bel emballage pour un contenu plutôt inquiétant. Une fois encore la perspective d’un profit essentiellement privé est à la manœuvre et les autorités publiques obtempèrent par peur de perdre la face dans la concurrence nationale et internationale à « l’attractivité » ainsi que les prétendus bénéfices économiques qu’on leur fait miroiter. Mais qui contrôlera le déploiement de la 5G et ses effets, notamment sur la santé ? Pas grand monde, si les choses continuent comme elles sont engagées. Un comité d’experts et un Institut régulateur qui se préoccupent à peine des aspects sanitaires ? Des autorités qui s’en remettent à des normes qui n’ont plus été revues depuis des années (en dépit des résultats parfois inquiétants mis en évidence par des scientifiques reconnus dans leur domaine) ? Qui se soucie par ailleurs de l’économie cachée et du bilan écologique de ces nouvelles-nouvelles technologies ? De l’extraction et du raffinage des métaux rares indispensables à tous ces petits joujoux et gadgets ? Des quantités de gaz à effet de serre produites par les serveurs et autres refroidisseurs indispensables à toutes ces applications si « smart » ? Mais aussi de ce que les « Big Data » – la collecte des données personnelles partout et en tout temps et leur mise en algorithmes censés mieux « piloter » nos vies et nos décisions – font à nos démocraties ? Les questions sont aussi incontournables que le continent de plastique qui s’étend désormais à la surface des océans.
Aujourd’hui, si on se place dans une perspective des temps longs, nous savons que l’industrie du tabac a menti, que la résistance à reconnaître les effets de l’amiante sur la santé et l’environnement a prolongé pendant des décennies l’exposition au danger, et que les producteurs du glyphosate ont encore obtenu un sursis. Jusqu’à quand laisserons-nous nos mandataires publics faire semblant d’être si naïfs par rapport à ce qui n’est pas la promesse d’un avenir radieux mais un système qui reproduit sans cesse les mêmes illusions pour mieux masquer les destructions ?
ALORS, NOUS SOMMES CONSTRUCTIFS !
En dressant le bilan et les perspectives de l’action publique territoriale menée durant les 5 dernières années (et parfois plus), IEB ne cherche pas à se construire « contre » le pouvoir public. Au contraire. C’est bien parce qu’IEB croit en la valeur de la chose publique qu’elle poursuit ses analyses, ses études, son travail dans les quartiers avec un réseau étendu d’habitant·e·s, d’associations et de partenaires, et qu’elle met ses savoirs et ses propositions à disposition de tous. C’est pour donner de la matière à penser et à agir, pour permettre aux Bruxellois·es de se sentir acteurs de leur ville et de leurs milieux de vie. C’est notre manière d’être constructifs.
À ce titre, IEB encourage les futur·e·s représentant·e·s politiques à mettre en place, urgemment, des mesures de protection et d’émancipation des plus faibles, à réouvrir et institutionnaliser des lieux, des espaces où la pluralité des voix peut être portée ET prise en compte (en dehors des « isoloirs » le dimanche des élections), mais aussi de rompre avec cette façon de penser notre sort d’humains comme délié d’attaches avec ce qui nous entoure, et à ne réduire la réalité qu’à des valeurs marchandes.
Car soyons en sûr·e·s, il n’y aura pas d’écologie néo-libérale ou capitaliste. Pas plus qu’il n’y aura de justice ou de paix sociales si la puissance publique ne donne pas aux citoyen·ne·s les moyens de vivre dignement (d’avoir un toit, d’avoir accès inconditionnel à l’eau, de se chauffer, de manger autre chose que des produits dénaturés…), ne s’érige pas en garant du principe de précaution plutôt qu’en garant des intérêts des multinationales ou des grands opérateurs privés, ne dote pas notre démocratie urbaine d’outils capables d’observer finement le territoire, ne réouvre pas largement les espaces de débats, bien en amont des décisions, et ne tire pas les leçons des dialogues et propositions ainsi construits avec la société civile. Car l’époque, dans toutes ses temporalités, est à l’imagination radicale de nouveaux modes de vie et de manières de faire le territoire, pas au soutien d’un système qui est au bout de sa vie.
C’est fort de cet élément que le gouvernement bruxellois a mis sur pied son PRAS démographique en 2013 avec une vision purement théorique et chiffrée de la planification qui fixe des densités souhaitées par zone ou par quartier, en faisant fi de l’existant, comme si Bruxelles n’était composée que de vastes zones en friche. La finalité : construire un maximum de logements pour accueillir le boom. Une approche qui a omis de prendre en compte la complexité du terrain, le profil démographique de la « nouvelle » population et a surtout ouvert les vannes de la spéculation immobilière. Les promoteurs se sont jetés sur l’aubaine pour construire de nouveaux logements dont le prix étaient rarement adaptés à la demande. Le « boom démographique » annoncé fut ultérieurement relativisé. Il aura servi avant tout de prétexte au gouvernement bruxellois pour prolonger sa politique de revitalisation de la ville pour augmenter son attractivité résidentielle, avec, pour conséquence inéluctable, un renforcement du phénomène de l’exclusion par le logement et une perte de foncier pour les activités productives.
Pour un approfondissement du sujet, lire notre dossier « Démographie ? » in article 11541.
[1] À ce sujet, nous renvoyons à l’étude du Rassemblement Bruxellois pour le Droit à l’Habitat (RBDH), Logement social, chronique d’une décennie pour presque rien, 2018. www.rbdh-bbrow.be/IMG/pdf/art23_67_-_logement_social_-_chronique_d_une_decennie_pour_presque_rien.pdf.
[2] N. MONDELAERS, Dénombrement des personnes sans abri et mal logées en Région bruxelloise, quatrième et double édition, 7/11/2016-6/3/2017, La Strada (Centre d’appui du secteur bruxellois d’aide aux sans-abri), 128 p. https://lastrada.brussels/portail/images/PDF/20171012_Strada_Denomb_Rapport_FR_V7_POUR_BAT.pdf.
[3] Voir l’article « article 40301 », p. 8-11.