« La technologie est la réponse, mais quel était la question ? ». Datant de 1966, l’énoncé de l’architecte Cedric Price résume les impasses du référentiel qui veut qu’à tout « problème » – qu’il soit social, environnemental ou politique – corresponde une « solution » de nature technique.
Prenant une ampleur particulière depuis l’industrialisation, ce référentiel qu’on nommera techno-solutionnisme n’est pas nouveau, mais la décarbonation qu’appelle le réchauffement climatique semble lui avoir donné un nouvel élan. Les voitures polluent trop ? On développera le moteur électrique, sans toucher aux causes de l’explosion des flux et des distances parcourues. Nos smartphones sont trop gourmands en électricité ? On développera un nouveau standard, la 5G, qui réduira leur consommation unitaire, sans toutefois s’interroger sur l’aggravation des nuisances environnementales qui en découleront. Mais le techno-solutionnisme ne se limite pas aux enjeux strictement écologiques et s’adresse également au champ politico-institutionnel. Un fossé se creuse entre la population et les pouvoirs publics ? À défaut d’interroger les ressorts de cette « méfiance », des applications numériques – les civic tech [1] – favoriseront la « participation citoyenne », voire réenchanteront la démocratie représentative.
Ce Bruxelles en mouvements se propose de déconstruire cette pensée magique et sa prétention à élaborer des « réponses » appropriées aux enjeux sociaux dont la question environnementale. Et ce, d’abord, en partant des grands mythes qui sous-tendent le techno-solutionnisme et irriguent le sens commun. Après ce cadrage théorique, nous exposons, dans les articles sur le « rétrofit » et la pompe à chaleur, les impensés et apories du tout-à-l’électrique, avatar d’une transition qui n’a pourtant jamais été observée dans l’histoire de l’énergie. En plus de souligner combien l’électrification préconisée par les pouvoirs publics masque les enjeux liés à la production des véhicules, le texte sur le « rétrofit » atteste que d’autres trajectoires techniques sont possibles, basées sur la réparabilité et le réemploi. L’article sur les pompes à chaleur, tout en insistant sur les importantes contraintes qui président à leur développement, notamment géologique (forage très profond) et énergétique (saturation du réseau), montre que le soutien public à ce dispositif ne s’encombre pas d’un objectif surplombant de sobriété énergétique. Bien au contraire : le tout-à-l’électrique repose sur une fuite en avant énergétique qui devrait être accommodée, notamment en Belgique, par la relance du programme nucléaire [2].
La quatrième contribution de ce numéro, relative à la bio-méthanisation, montre que l’essor de « solutions » hautement technicisées au « problème » du recyclage appuie et renforce l’imaginaire frelaté de la circularité. Plutôt que d’imposer, en aval, des limites à l’industrie (notamment agroalimentaire), la bio-méthanisation naturalise la production des déchets et les transforme en « ressources » au bénéfice de grands groupes privés. Mais c’est également, en creux, une réflexion politique à laquelle nous invite l’article, portant sur la question du pouvoir et de l’appropriation : le traitement industriel des déchets par le biais d’infrastructures complexes est susceptible d’écraser une conception décentralisée du recyclage qui privilégierait par exemple les composts de petite et moyenne capacité.
Afin de nous éviter une sortie brutale et immédiate des énergies fossiles, certaines « innovations » vont plus loin et visent une action directe sur le vivant, sans pour autant s’embarrasser des limites planétaires. Capture du CO 2, fertilisation des océans, renvoi des rayons solaires vers l’espace : le dernier article du journal revient sur cette entreprise d’apprenti sorcier qu’est la géo-ingénierie. Soutenue par d’importants investissements publics et privés (industrie pétrolière, cimenterie, Silicon Valley), cette ingénierie climatique extrêmement coûteuse et nocive pour l’environnement ne fait l’objet d’aucun contrôle démocratique.
Indirectement, c’est bien le mythe de la neutralité de la technique que ce Bruxelles en mouvements se propose de déconstruire. Non-neutre, la technique l’est d’abord d’un point de vue socio-historique : un dispositif technique n’apparaît pas sur une page blanche et naît dans un certain terreau social nécessairement variable selon les époques. Elle l’est également d’un point de vue pratique : contrairement à l’idée selon laquelle « tout dépend de l’usage », la technique est performative, elle induit des usages a priori et des rapports particuliers aux autres et à la « nature ». Enfin, la technique n’est pas neutre d’un point de vue politique : opter pour des infrastructures à haute intensité technique dont la construction, l’entretien et la gestion sont fortement concentrés, c’est privilégier une certaine conception du pouvoir et du savoir. Privilégier le low-tech, à savoir des dispositifs de basse intensité technique dont la réparabilité favorise la décentralisation et l’appropriation, c’est faire un choix politique : celui de la participation du plus grand nombre à l’élaboration des trajectoires socio-techniques.
Ce Bruxelles en mouvements se propose de déconstruire la pensée magique du techno-solutionnisme.
[1] C. SÉNÉCHAL, « Civic tech : spot ou dimmer
démocratique ? », Bruxelles en mouvements n° 320, 2022.
[2] B. PADOAN, « Énergie : l’Arizona veut réactiver le nucléaire », Le Soir, 23 octobre 2024.