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Interprétations, devenirs et réappropriations

« Le droit à la ville » a connu, au moment de sa publication, en pleine effervescence de 1968, un succès certain. Son devenir est, quant à lui, plus contrasté. Petit détour historique par la France pour mieux revenir à Bruxelles.

Dès la fin des années 1970, Lefebvre comme le marxisme furent, peu à peu, rangés au musée des curiosités historiques. Toutefois le concept de droit à la ville, ainsi que la plupart des analyses sociologiques de Lefebvre, n’ont pas totalement disparu.

La sociologie urbaine française a bel et bien repris l’apport de l’auteur – quitte à le nettoyer de son fond marxiste, quitte même à ne pas le citer. Les rapports entre centre et périphérie, la ségrégation ou l’exclusion des « prolétaires » (devenus des « défavorisés ») hors des centres, l’urbanisation de la société et l’éclatement de la ville traditionnelle sont, parmi bien d’autres apports, devenus incontournables dans les sciences de la ville et de l’urbain. On ne compte plus aujourd’hui la production littéraire sur ces sujets. Cela ne signifie toutefois pas que les causes et explications fournies par Lefebvre soient, elles, reprises. Et, moins encore, sa démarche utopienne [1]. La dynamique capitaliste peut ainsi être minimisée au point de ne plus être nommée. Les phénomènes socio-spatiaux peuvent être décrits comme étant sans origine et sans histoire ; ils apparaissent, dans la plus mauvaise littérature, comme « naturels » ou « neutres ». Ce qui, au regard d’une hypothèse centrale de Lefebvre, est intenable puisque, précisément, « l’espace est produit » : il est l’enjeu et le résultat d’une multitude d’actions et de stratégies qui, précisément, le produisent et en font l’histoire. Tout savoir, digne de ce nom, sur l’espace et la ville se doit de comprendre cette production.

Détournement

L’idée de droit à la ville a été, quant à elle, largement exploitée par les politiques françaises de la ville, de gauche comme de droite, qui émergent à la fin des années septante (sous Giscard déjà puis surtout sous Mitterrand). La « question urbaine » – prérogative des nouvelles politiques de la ville – est alors redéfinie essentiellement autour des « problèmes de banlieues ». Les « émeutes » de jeunes dans les quartiers excentrés d’habitat social touchés massivement par le chômage font l’objet de toutes les inquiétudes. La presse, les gestionnaires politiques ainsi que les sociologues (urbains) en font le nouveau « problème de société ». Ce problème ne relèverait plus de la « question sociale » traditionnelle – pour le dire trop vite, il n’y aurait là aucun lien avec les questions et revendications socio-économiques du mouvement ouvrier – mais d’une question nouvelle, la « question urbaine » (nouvelle version en quelque sorte de la question sociale dont on est parfois bien en peine de cerner les contours).

Pour le dire trop vite encore, cela signifie que le nouveau problème de société est un problème lié à un territoire nouveau (qui n’est plus celui de l’État mais de la « ville ») et dont la résolution réside dans la prise en charge de ce territoire-là (et non du territoire national dans son ensemble via une éventuelle politique redistributive). Bien plus restrictif encore, si le problème des émeutes de jeunes doit d’abord être compris par son inscription territoriale (le « quartier » ou la « banlieue ») et par les carences dudit territoire, cela ne signifie pas pour autant que les rapports centre/ périphérie (contradiction soulevée par Lefebvre) soient pensés. Lorsque sont évoqués les problèmes « urbains » et que sont lancées, en France toujours, des politiques de la « ville », ce n’est pas la ville dans son ensemble (donc les rapports centre/périphéries) mais uniquement les espaces extérieurs au noyau urbain et, ultime réduction, les espaces extérieurs « à problèmes » (il ne s’agit pas des banlieues résidentielles, on l’aura compris). Ce sont ces lieux-là qui seraient affectés par des pathologies (l’exclusion, le manque de « lien social », la concentration de pauvres et d’immigrés en tête) et non la ville ou, moins encore, la société dans sa globalité. Le droit à la ville est traduit, dans ce contexte, par des traitements d’exception visant à éradiquer les maux de ces espaces marginaux (i.e. en marge du centre).

De l’urbanisme vertueux à l’évitement de la question sociale

Parmi les traitements d’exception, on en trouve un, très en vogue, qui attribue à l’urbanisme et à l’architecture des vertus (et même des pouvoirs) concernant le « lien social ». Améliorer la mise en forme de l’espace améliorerait – et parfois même solutionnerait (pacifierait) – les rapports sociaux conflictuels dans les banlieues. Selon l’importance accordée à cette équation, les politiques françaises de la ville vont plus ou moins privilégier l’action sur l’espace lui-même. Le droit à la ville est alors interprété comme l’aménagement et l’amélioration de ces lieux de vie – améliorer le cadre de vie pour améliorer la vie sociale. Il y va là, au fond, d’une variante du slogan de 1968 « Changer la ville pour changer la vie ». Mais, force est de constater que la charge subversive d’une telle proposition – liée à un parti-pris anticapitaliste visant la transformation radicale de la société et de la vie quotidienne – a été évacuée. Il ne s’agit plus que de « gérer » le désordre social (via notamment la gestion spatiale) et éviter l’implosion de la société. A telle enseigne que le droit à la ville peut parfaitement être réintégré dans une politique conservatrice pour laquelle l’idée même de critique du capitalisme relève de l’exotisme le plus rafraîchissant.

A une interrogation critique de la société, on substitue ainsi la désignation d’un coupable/ malade : les « jeunes » de « banlieue » en manque de « lien social » que les politiques de la ville se chargent de soigner. Partant d’une telle logique, les « principes » d’action que sont la réintégration des désintégrés (ou exclus), le « faire ville » [2] visent avant tout à supprimer la menace que constituent, pour le centre (i.e. le centre de décision), les hordes de barbares qui l’entourent. Il n’est plus aucunement question de penser les possibilités de transformation de notre société, ses possibilités d’émancipation. La « question urbaine » devient ainsi une astuce permettant de liquider la « question sociale » (qui pointait, elle, vers les logiques du mode de production et de leurs effets) et le droit à la ville un cache-sexe des dysfonctionnements structurels et des injustices sociales qui en découlent. Ces observations sur la politique française n’épuisent évidement pas les interprétations qui ont été faites du droit à la ville. Le réflexe « nimby » ou, dans une autre perspective, les occupations provisoires d’un espace public [3] pour ne citer que ces exemples, en sont aussi des traductions. Par ailleurs, on voit combien les politiques françaises de la ville sont assises sur une réalité empirique (l’exclusion hors des centres des populations « défavorisées ») que la Belgique, par exemple, ne partage pas. Ce qui, notons-le au passage, n’empêche pas les politiques belges en charge d’une matière comme la « ville » de reprendre les présupposés et prémisses de la France.

Que faire alors du droit à la ville ? Que voulons-nous en faire ? Et qui est ce « nous », porteur de la revendication ? Peut-on lui donner un contenu et une force suffisamment subversifs pour contrer les usages réactionnaires et la logique libérale qui l’emploient également ? Bref peut-on retourner le droit à la ville – dans sa version émancipatrice, celle d’inspiration lefebvrienne – contre le droit à la ville – dans sa version conservatrice ? Des penseurs anglo-saxons [4] s’emploient depuis plusieurs décennies à nouer – ou renouer – les questions spatiales et les questions de justice sociale. Ils constituent une ressource indispensable pour toute réflexion politique sur l’urbain. Reste que le sujet politique (le « nous » revendiquant un droit à la ville) est à constituer et cela ne peut et ne pourra être le seul fait de la science.


[1Pour Lefebvre, l’utopie est à considérer expérimentalement, en étudiant sur le terrain ses implications et conséquences. Droit à la ville, éd. 1972, p.112.

[2Terme emprunté à J. Donzelot.

[3Dont la dernière en date à Bruxelles, « Picnic the street ».

[4D. Harvey, E. Soja, P. Marcuse, N. Brenner, etc.