Inter-Environnement Bruxelles
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Infirmiers de rue : ce n’est pas qu’on croit, c’est qu’on sait qu’on va sortir des gens de la rue

© Poorva Goel - 2025

Le 5 mars, nous avons rencontré Gaëlle Guerrro, infirmière de formation et coordinatrice de « My Way » et Pierre Ryckmans, médecin et Coordinateur médical de l’asbl Infirmiers de rue. Le but de l’asbl est de faire de la réinsertion de personnes sans-abri et de démontrer que des solutions structurelles peuvent être mises en place, qui mettront fin au sans-abrisme.

L’existence de l’Infirmiers de rue précède de nombreuses années le début du housing first (HF). Comment approchiez-vous la question du sans-abrisme ? Au départ, nous travaillions vraiment comme infirmier·es en rue pour répondre aux besoins immédiats des gens et les mettre en contact avec les structures de soins. Assez vite, on s’est rendu compte que les gens mouraient prématurément parce qu’ils vivaient en rue. Même en ayant accès aux soins, ça ne changeait pas grand-chose. Une fois qu’on a capté ça, on a changé notre fusil d’épaule. Maintenant, notre objectif est de les sortir de la rue. Notre action est caractérisée par une approche proactive, médicale, globale et de longue durée. On rejoint les gens là où ils sont et on les accompagne sur un long trajet en vue de les réinsérer dans la société avec un maximum d’autonomie.

Comment avez-vous pris connaissance de l’existence de l’approche HF ? On a commencé à faire du HF sans savoir que c’était du HF. On avait épuisé les formes de remise en logement les plus habituelles à ce moment-là, c’est-à-dire dans les maisons d’accueil et les maisons de repos. Et on commençait à se demander s’il n’y avait pas d’autres solutions. Via un réseau d’entrepreneuriat social, nous avons été en contact avec une Américaine qui faisait du relogement à New York, en logement individuel. On a trouvé ça génial, et on s’est dit que c’était ce qu’il fallait faire. Un peu plus tard, le programme a été lancé à Bruxelles et puis en Belgique. On s’est inscrit dans la mouvance et on est un des deux premiers projets sur Bruxelles.

C’était complètement révolutionnaire à l’époque. Le sans-abrisme était vraiment perçu comme une fatalité, quelque chose qui allait toujours exister. Le premier concept du HF, c’est que le logement est un droit fondamental pour tout le monde. Ça a complètement cassé notre façon de voir les choses. C’est le logement qui va faire qu’à partir d’une situation plus digne, et en sécurité, on pourra travailler d’autres choses.

Quand je revois les premiers relogements qu’on a faits, c’était quand-même quelque chose qui nous paraissait extraordinaire. On se disait : « mais ça n’ira jamais : le week-end, comment est ce que les gens vont faire ? S’il se passe quelque chose, est ce qu’on ne doit pas avoir une permanence ? ». Je me souviens qu’on a vécu la première perte de logement comme une catastrophe, alors que, maintenant, on sait qu’à partir du moment où on gère bien la suite, ça fait juste partie du parcours. On reloge les personnes et elles apprennent de leurs erreurs.

Maintenant on a acquis une énorme expérience, on a sorti plus de 200 personnes de la rue. Et donc, ce n’est pas qu’on croit qu’on va sortir les gens de la rue, on sait qu’on va sortir des gens de la rue, c’est très différent.

Comment choisissez-vous les personnes que vous allez accompagner en relogement ? En rue, on suit 25 à 30 personnes pour six équivalents temps plein. Il y a une partie du travail qui consiste à aller rencontrer des gens qu’on ne connaît pas, pour constituer notre salle d’attente virtuelle. Quand une place se « libère » parce que quelqu’un part en logement, on prospecte au sein de cette « salle d’attente virtuelle » pour savoir qui sera le suivant.

Au fil du temps, on a développé des critères de sélection objectifs. L’idée étant de toujours prendre les plus vulnérables car ce sont ceux qui sont le plus susceptibles de décéder en rue et dont il faut s’occuper en premier. On a neuf critères bien établis ; chaque critère donne « des points » et ça fait un score total. On aura plus tendance, par exemple, à prendre une femme qu’un homme parce qu’on considère qu’une femme est plus vulnérable en rue, ou à prendre quelqu’un qui a un problème de santé chronique ou un problème de santé mentale et/ou une addiction.

Cela nous a souvent été reproché de ne pas prendre tout le monde : « Oui, mais alors vous attendez que les gens soient suffisamment dégradés ». Non, évidemment on n’attend pas. On a l’espoir que ceux qui sont encore relativement autonomes puissent être aidés par d’autres associations, par le Samusocial, par exemple. Nos patient·es, pour la plupart, ne vont plus au Samu, iels ne sont plus en contact avec aucune association.

Comment se déroule l’accompagnement au relogement ? Il y a une équipe « rue », une équipe « logement » et une équipe créée plus tardivement, « My Way », qui travaille avec les personnes qui sont stables en logement et dont on va accompagner le développement de l’autonomie.

En rue, on travaille le lien. Il faut au moins deux mois pour que s’installe, dans le meilleur des cas, une vraie confiance. Parfois ça prend des années… On va chercher les gens là où ils sont, physiquement et dans leur tête, parfois loin. L’hygiène, par exemple accompagner la personne pour une douche, peut amener au médical ou le médical peut amener au social. Rouvrir les droits au CPAS est une bonne accroche. Souvent les gens voient tout l’intérêt de retrouver un revenu. Et on en profite pour tenter de retrouver un médecin traitant, par exemple.

On tente aussi de savoir assez vite quelles sont les ressources de la personne, ce qu’elle sait faire ou aime faire. Est ce qu’elle a des enfants, de la famille ? Si on rencontre la personne en rue et qu’on sent que c’est un mauvais jour, on ne va pas entamer de démarche administrative ce jour-là, on va juste prendre un café. Il y a un monsieur qu’on vient de rencontrer. Il est expert en trains. Il adore en parler. Le faire parler sur les trains est une façon de le remettre dans une bonne disposition et de passer aussi un bon moment avec lui. Et il se rend compte ainsi que, pour nous, il est une personne et pas un « cas ».

En parallèle, on essaye de savoir quel est le statut du patient ou de la patiente, quels sont ses droits. L’approche en logement n’est pas la même que pour le travail en rue. En rue, on a une approche qui est très proactive. En logement, on doit pouvoir se mettre au rythme de la personne, à sa hauteur. L’entrée en logement, c’est dur, ça pose plein de questions pour les gens. C’est donc à ce moment-là qu’on est très, très présent. La situation peut potentiellement se re-dégrader si on ne fait pas attention aux gens qui vont mieux. Alors, quand on est moins dans la crise, on fait appel à l’équipe « My Way » pour aider la personne à trouver sa voie et renforcer son autonomie. En rue, les infirmières voient les gens une fois par semaine, en logement au début aussi, et en « My Way », on les voit une à deux fois par mois.

Dans tout le parcours d’accompagnement, quelle est la place pour les rêves, les projets personnels ? Le premier déclic qu’on a eu, c’était avec un patient qui était en rue et qui, vers la mi-décembre, a commencé à boire de plus en plus. Il se dégradait manifestement, on se demandait pourquoi. Il nous a dit que son fils était placé dans une institution en dehors de Bruxelles et qu’il voulait lui apporter un cadeau pour Noël, mais il se rendait compte qu’il n’y arriverait pas. On a alors décidé qu’on allait rendre ça possible. On est allés avec lui chercher un cadeau. Deux infirmières ont loué une voiture et l’ont accompagné pendant toute une journée. Il a vu son fils, il a donné son cadeau. À partir de ce moment-là, le travail avec lui a été différent. Il a été dans d’autres objectifs et finalement on l’a relogé. C’est un des premier·es patient·es qu’on a relogé·es. C’est comme s’il avait eu à ce moment-là la permission d’avoir d’autres rêves et ça l’a reboosté. Et pour nous, ça a été un déclic de comprendre : « faisons attention à ce dont les gens ont envie parce que c’est une énergie qu’on peut utiliser ».

Avec une dame qu’on suit depuis 2011, on a beaucoup travaillé son équilibre de couple. Puis on s’est concentré sur sa santé et finalement, on s’est attaché à trouver un logement qui lui convienne. En logement individuel, elle ne trouvait pas les contacts sociaux dont elle avait besoin. Maintenant, elle est en maison de repos, elle a complètement trouvé sa place. Elle parle avec tout le monde, c’est la râleuse de service et tout le monde l’accepte. Elle en est contente. Aujourd’hui, elle s’auto-évalue tellement bien, qu’à part venir lui dire bonjour, on n’a plus besoin de l’accompagner. Et ça, c’est vraiment l’accomplissement.

Comment faites-vous pour trouver des logements ? On appelle ça « capter du logement ». Au début, on allait voir chaque AIS et il y avait une concurrence entre les deux institutions qui faisaient du HF car on allait voir les mêmes structures. On essayait de grappiller un ou deux petits logements, souvent pas en très bon état, avec des problèmes de sonnettes, des problèmes d’humidité… dont on se contentait à l’époque. Très vite, on s’est rendu compte qu’on devait exiger un peu plus. Les gens qu’on relogeait avaient droit aussi à des logements dignes. Ne pas avoir une sonnette, ça engendre plein de problèmes : « si l’agent de quartier ne passe pas, je ne suis pas domicilié, si je ne suis pas domicilié, je n’ai pas mon CPAS, si je n’ai pas mon CPAS, je ne peux pas payer mon loyer. »

La qualité du logement a une énorme influence sur la façon dont les gens l’occupent. Si le logement est lumineux, agréable et que tout fonctionne bien, la personne a tendance à se sentir mieux bien plus vite et à collaborer beaucoup mieux. On ne veut plus que des logements qui sont beaux et dans lesquels les gens se sentent bien.

Il y a aussi des initiatives d’habitat protégé, des maisons de soins psychiatriques et quelques partenariats avec les SISP pour les logements sociaux. On a aussi une série de logements avec Inclusio, un investisseur social. Ce sont les premiers avec qui on a travaillé. C’est un promoteur avec un but social. Ils rénovent ou ils construisent, puis mettent en location via une AIS et ils s’arrangent avec les subsides, les primes à la rénovation, pour avoir un rendement et attirer des investisseurs.

Normalement, dans un programme HF, l’État ou les services de logement sociaux devraient systématiquement mettre à disposition les logements nécessaires. En Belgique, la question du logement est très problématique. C’est de plus en plus compliqué, surtout dans des villes comme Bruxelles où le logement privé est inaccessible pour notre public. À Liège, où le marché locatif est pour le moment encore relativement gérable, on arrive à travailler via le logement privé aussi.

Que pensez-vous des mesures annoncées par le gouvernement fédéral et des notes d’intention pour la Région bruxelloise ? Nous sommes inquiet·es des mesures annoncées concernant l’accueil ou la prise en charge des personnes avec des addictions. Le recul de l’abattement fiscal pour les dons de 40 % à 30 % nous inquiète aussi. Les subsides nous aident à pourvoir au strict minimum, c’est-à-dire à l’accompagnement. Mais les dons nous permettent d’améliorer la qualité du service, la recherche de logements.

À Bruxelles, le sans-abrisme n’a pas cessé d’augmenter. En Flandre et en Wallonie, on voit que les chiffres augmentent aussi et le sans-abrisme apparaît dans les plus petites communes, ce qui n’était pas le cas avant. Donc on devrait être dans une politique d’investissement pour contrer cette tendance. Mais on est sur des politiques à court terme qui vont mettre de l’argent là où les solutions se verront le plus rapidement. Le Samusocial et les solutions d’urgence sont très importantes. Mais si vous mettez de l’argent dans le HF, c’est de l’investissement à long terme que vous faites…

La plupart des gens précarisés qui vivent en rue ne vont pas trouver seuls un logement parce qu’on ne peut plus trouver un logement sur le marché privé. Donc il va falloir leur « donner » un logement, c’est-à-dire leur trouver un logement qu’ils puissent payer. Et ça, c’est durable.

Bien sûr que les gens n’ont rien à faire dans la gare du Midi ou dans la station Porte de Namur. Mais les politiques s’embarquent dans des réactions soit sécuritaires soit urgentistes alors qu’en fait la solution, quelque part, on l’a. Mais évidemment, notre action est beaucoup plus lente et beaucoup plus discrète. Il faudrait aussi aller vers de la prévention, éviter que les gens ne perdent leur logement au départ.

Comment ça se passe ailleurs avec le HF ? En Finlande et en Norvège, le HF est structurel. C’est une volonté de l’État de refuser le sans-abrisme. Ils y mettent les moyens. Chez eux, les travailleur·euses de rue sont des cinquantenaires, presque soixantenaires. Quand on leur a parlé de burn-out, ils ne comprenaient pas. Il n’y a presque pas de personnes sans-abri, les structures d’hébergement d’urgence sont minuscules, hyper bien entretenues et vides… Ils ont une politique qui a tellement promu le HF, de façon beaucoup plus communautaire, que ça fonctionne. C’est vraiment possible.

Ce qui nous anime, c’est d’essayer de faire comprendre que les résultats sont incroyables. Aux politiques qui disent « mais vous savez, tous ces toxicomanes, ils ne vont jamais se soigner, ça n’ira jamais… » on voudrait expliquer que « si, si, c’est possible, mais, voilà, il y a certaines conditions : ça demande du temps, ça demande de l’énergie, ça demande de la souplesse, ça demande simplement de l’humanité… ».


Pas de papier, pas de revenu, pas de housing first

Si le dispositif du HF est très efficace, il laisse malheureusement sur le carreau une partie im- portante de la population sans-abri qui ne peut y avoir accès : les sans-papiers. En effet, si le HF se veut un droit inconditionnel au logement, il suppose néanmoins, en Belgique, la capacité de payer un loyer même si celui-ci est à tarif social. Il suppose donc de disposer d’un revenu, le plus souvent le revenu d’intégration sociale. Cela signifie que les sans-papiers ou les réfugié·es non-reconnu·es, qui représentent une grande partie de la population de personnes sans-abri totale dans la Région bruxelloise, n’auront pas accès au HF. Pour toutes ces personnes, un tra- vail de régularisation est nécessaire pour activer le droit à un revenu. Or une partie de la popu- lation vulnérable qui consomme du crack est constituée de personnes qui ne sont pas nées en Belgique et qui sont souvent dans le pays depuis longtemps (sans permis de séjour, comme réfugié·es et demandeur·euses d’asile) [1].

Malgré le droit international et la loi accueil de 2007, qui définit les services sociaux de base que l’État doit offrir aux demandeur·euses de protection internationale, près de 3 000 personnes en demande de protection internationale sont contraintes de dormir dans la rue, dans des squats ou dans des camps de fortune en Belgique chaque mois (en moyenne). Les hommes sont touchés de manière disproportionnée, car Fedasil les exclut systématiquement du réseau d’accueil lorsqu’ils introduisent une demande d’asile et les place sur une liste d’attente en dehors du cadre légal[https://medecinsdumonde.be].

DUNE explique ressentir très fort la politique de non-accueil. « On la voit. On la vit. S’il y a une chose pénible dans le travail en première ligne, c’est d’être la personne qui va annoncer à quelqu’un que ses espoirs sont infondés et que, dans ce pays, elle n’aura droit à rien ».

Pour Smes, il faudrait un changement de paradigme vers une politique d’accueil massive de personnes sans papiers et vers une volonté de produire massivement du logement public pas cher. S’il n’y avait pas ces limites, le HF marcherait pour tout le monde. Mais on est dans un modèle où la personne doit avoir des ressources structurelles pour devenir admissible.

Infirmiers de rue a fait quelques tentatives pour ce public particulier mais se heurte aux limites du système. Il ne suffit pas de trouver un logement gratuit pour reloger la personne. Si elle n’a pas de revenus, comment est-ce qu’elle va vivre ? On va lui dire « tu as un logement mais tu dois continuer à aller mendier » ? Infirmiers de rue a trouvé un logement pour une femme sans papiers. N’ayant pas de quoi se nourrir convenablement, elle était tout aussi précaire et vulnérable en logement, voire peut-être plus parce qu’elle devenait invisible, alors qu’en rue, il y a plus de passage et donc plus de visibilité.


[1Consommation de crack dans l’espace public en Région de Bruxelles-Capitale, Université de Gand et Observatory de safe.brussels, Gand, 2025, p. 24.