Traumatisés par la monofonctionnalité prônée par la charte d’Athènes et ses effets induits (séparation des lieux de travail et d’habitation génératrice de trafic, création d’autoroutes urbaines, quartiers de bureaux sans vie…), les décideurs ne jurent plus que par la mixité des fonctions urbaines. À y regarder de plus près, ce principe séduisant prima facie chasse les entreprises par les valeurs foncières induites par l’acceptation de fonctions plus rémunératrices.
L’industrie est un secteur d’activité qui a fortement marqué le paysage bruxellois jusqu’à la Deuxième Guerre mondiale. Dès les années 60, Bruxelles fait face à un développement important des bureaux. À partir des années 70, les classes populaires sont particulièrement touchées par la désindustrialisation et le chômage augmente de façon significative. L’adoption du Plan de secteur en 1979 vise à briser la monofonctionnalité, à lutter contre l’envahissement de la ville par les surfaces de bureaux et cherchera à protéger les fonctions faibles de l’époque, le logement et l’industrie en prônant une mixité fonctionnelle mêlant habitat et entreprises industrielles, et ce, particulièrement au sein des territoires du « croissant pauvre » s’étalant le long du canal.
À la création de la Région, un des objectifs du Plan régional d’affectation du sol (PRAS), adopté dans la foulée du premier Plan régional de développement (1995), reste dans cette lignée : d’un côté, il se donne pour ambition d’encadrer le développement des bureaux et de l’autre, il cherche à maintenir les activités industrielles souffrant de la tertiarisation. Pour ce faire, il crée des zones de mixité dans les quartiers centraux précisément pour reconnaître l’imbrication entre logements et entreprises artisanales ou manufacturières. Il faut dire qu’à l’époque (1994), la Région compte déjà 60 000 chômeurs (il y en a 50% de plus aujourd’hui) et l’industrie autrefois florissante se déplace toujours plus vers l’extérieur de la Région, que ce soit en périphérie régionale ou dans des pays à la main-d’œuvre bon marché.
Une mixité guerrière
La mixité tant prônée depuis la création de la Région ne va pas produire les effets attendus. La portée du premier Plan régional de développement (PRD) restera limitée par rapport à ces ambitions dès lors que certaines mesures préconisées telles que le droit de préemption, pour freiner la spéculation, seront implantées de façon limitée. L’absence de réflexion sur l’économie locale combinée à la désindustrialisation et au poids d’une économie mondialisée conduit à une optique visant plus à la maximalisation des performances économiques qu’à la résorption du chômage et à la création d’emploi. À partir des années 2000, la philosophie est au benchmarking et aux grands projets urbains. Cet urbanisme par projet, plus que jamais d’actualité dans la nouvelle mouture du PRDD, amorce une spéculation foncière dont les effets se feront rapidement sentir sur le prix du foncier, et ce, à un moment où le logement social est de plus en plus en perte de vitesse. Les conditions du marché dans les quartiers centraux deviendront de plus en plus favorables à la création de logements haut de gamme. Quant à l’industrie, déjà réduite à portion congrue à partir des années 80, elle ne cessera de continuer à perdre du terrain, dans cette guerre des fonctions urbaines.
En 2011, l’état des lieux réalisés par l’Agence de développement territorial de la Région en vue de la refonte du PRD pointe que la superficie totale des 614 hectares de Zone d’industrie urbaine (ZIU) est saturée et que les parcs PME ne parviennent plus à répondre à la forte demande. À la même époque, la Société de développement de la Région bruxelloise (SDRB devenue Citydev) tire la sonnette d’alarme, incapable qu’elle est de répondre à la demande d’installation des entreprises. En effet, la demande est bien là ! Ainsi, en 2011, la SDRB comptabilise 275 demandes de PME pour un total de 698 000 m². Ces demandes viennent pour 72% directement de la Région bruxelloise, autrement dit d’entreprises qui cherchent à se relocaliser sur le territoire notamment en raison de la cohabitation de plus en plus complexe avec les quartiers habités. [1]
L’année suivante, la Région sort son premier rapport sur les activités productives [2] lequel pointe qu’en 1997, on recensait encore 5 722 412 m² de bâtiments consacrés à l’activité productive. Ce chiffre chute en 2011 à 4 730 000 m², soit une perte nette de 1 000 000 m² en 15 ans dont 800 000 m² rien que dans la zone centrale du canal (Pentagone, Vieux Molenbeek, Est d’Anderlecht).
Cette perte s’explique essentiellement par la reconversion des superficies productives vers d’autres fonctions : 45% vers le logement, 23% vers le bureau, 17% vers les équipements (écoles, crèches, lieux de culte). Ces conversions s’opèrent pour l’essentiel dans les zones mixtes et de forte mixité (59%) et beaucoup plus rarement en zone d’industrie urbaine (ZIU) [3] là où se situe l’essentiel de l’offre de Citydev (83%), observations qui auraient dû mener à une protection des ZIU, pour autant qu’il y ait une volonté régionale de préserver de telles activités dans la ville.
La Région va au contraire s’embarquer dans un scénario de mitage des zones industrielles. En effet, pour faire face l’accroissement démographique nommé avec emphase « boom démographique » [4], la Région se met à identifier tous les terrains, publics et privés, susceptibles d’accueillir du logement. En 2013, avant même d’avoir adopté le nouveau PRDD, elle invoque l’urgence liée à la croissance démographique pour réviser le PRAS, lequel transformera de nombreuses ZIU en Zone d’entreprises en milieu urbain (ZEMU) pour un total de 131 hectares. Désormais ces 131 hectares pourront accueillir du logement. [5] La seule annonce du changement possible d’affectation du sol va largement ouvrir les anciennes ZIU à la spéculation immobilière. D’autant que ces zones sont situées à proximité du canal dont la fonction de transport de marchandises devient accessoire par rapport à la fonction de valorisation immobilière potentielle pour la création de waterfront. [6]
Le dernier rapport de l’Observatoire des activités productives paru durant l’été 2018 confirme cette mutation : « L’examen des mouvements dans les ZEMU révèle des projets d’envergure qui concernent avant tout du logement, particulièrement dans la zone du canal à Biestebroeck en lieu et place des activités productives ou sur des terrains qui en accueillaient auparavant. » [7] Malgré cet aveu, le rapport ne propose pas la remise en question du dispositif des ZEMUs ou son réaménagement. Faut-il y voir une volonté de la Région d’assumer cette transformation qui pousse les activités productives hors la ville ?
Les vertus des zones monofonctionnelles
Face aux constats développés ci-dessus, nombre de voix s’élèvent pour défendre jusqu’à un certain point une monofonctionnalité des zones destinées à accueillir les activités productives.
Dans le cadre des consultations menées sur le projet de PRDD, divers acteurs se sont exprimés sur cette question. Le Conseil économique et social qui rassemble les syndicats, les classes moyennes, le patronat a pointé la contradiction résidant dans le fait de vouloir développer une fonction logistique nécessaire à la ville et nécessitant de préserver des espaces stratégiques importants tout en cherchant à densifier ces espaces en y intégrant une fonction logement.
Il pointait l’écueil important du manque de maîtrise foncière et le risque avéré que les ZEMU deviennent rapidement non fonctionnelles pour les activités productives. [8] Le Port de Bruxelles surenchérissait : les contraintes d’exploitation des entreprises « sont souvent difficilement compatibles avec un milieu urbain dense. C’est le cas des entreprises de production, transformation ou encore de stockage de résidus de consommation avant évacuation par la voie d’eau ». Le Conseil consultatif du logement, plutôt vigilant à la création d’un nombre suffisant de logements, a lui-même exprimé des craintes quant au développement de logement dans des zones industrielles induisant la fuite d’activités génératrices d’emplois.
Les relativement récentes déclarations de Citydev en faveur de zones monofonctionnelles en Région bruxelloise sont maintenant une référence pour plusieurs acteurs interrogés par IEB [9] : « Une partie des ZEMU était des anciennes zones d’industries urbaines et là, nous avons perdu le verrou de la monofonctionnalité qui permet d’avoir des valeurs foncières que l’on peut encore investir. » [10] Soulignons que pour la plupart des acteurs interrogés, les zones monofonctionnelles visant à protéger les activités productives devraient rester à la périphérie, notamment au sud et au nord de la zone canal. Encore faut-il s’entendre sur la géographie de cette périphérie. Les bassins de Biestebroeck ou Vergote sont-ils périphériques ou encore trop centraux pour bénéficier du régime de la monofonctionnalité ?
La monofonctionnalité semble dans certains cas la seule parade efficace pour éjecter les activités cannibales.
Au-delà des difficultés liées à la cohabitation de certaines fonctions, le rapport de force entre celles-ci s’articule autour de la valeur de la rente foncière. Les administrations régionales peinent dans les négociations avec les promoteurs à leur imposer des clauses favorables aux activités productives dans un projet immobilier. En septembre 2017, on peut lire dans Le Soir les difficultés rencontrées par le Directeur Stratégie territoriale du Bureau Bruxellois de la Planification, Tom Sanders [11] pour ancrer les activités productives : « Ce qui reste encore parfois compliqué c’est de convaincre les promoteurs d’inclure l’activité économique dans leurs projets. Ils sont d’accord pour construire du logement, des bureaux et des commerces mais ça coince encore en ce qui concerne les entreprises. »
La monofonctionnalité semble dans certains cas la seule parade efficace pour éjecter les activités cannibales. Or le PRD reste ambigu sur sa volonté de défendre cette mono-fonctionnalité. Dans la version soumise à consultation, le texte affirmait (p. 16) que « tout projet situé à proximité du Canal doit être développé en prenant compte le caractère nécessairement urbain de ce territoire ». Le « caractère nécessairement urbain » signifie-t-il l’obligation de pouvoir implanter du logement sur toutes les zones bordant le canal ? La version adoptée par le gouvernement en plein milieu de l’été 2018 conserve cette ambiguïté tout en laissant entendre que des zones monofonctionnelles doivent être prévues si nécessaires. Si le leitmotiv général reste celui de la mixité, il est indéniable que les lignes en faveurs d’une certaine monofonctionnalité ont bougé : « le PRDD porte une double stratégie. La première maintient certaines zones économiques monofonctionnelles au sein de la Région bruxelloise, afin d’y accueillir les activités économiques qui sont incompatibles avec l’habitat mais néanmoins utiles au fonctionnement de la ville. La seconde introduit la cohabitation entre les entreprises et les autres fonctions urbaines, en favorisant l’implantation d’entreprises compatibles avec l’habitat. » (p. 109 du PRDD).
Évolution de l’emploi dans le transport de marchandises, la logistique et le commerce de gros.
L’activité productive rime avec logistique
L’autre écueil, encore souvent minimisé par la Région, est celui de la logistique. Le très pertinent Plan stratégique pour le transport de marchandises en Région bruxelloise adopté par le gouvernement en juillet 2013 restait jusqu’il y a peu un des plans oubliés par nos décideurs [12], tant et si bien que les fameuses nouvelles ZEMU censées accueillir des activités productives ne peuvent accueillir d’activités logistiques, un non-sens ! Celles-ci sont le complément évident de toute activité économique dans une ville souhaitant réduire le nombre de kilomètres parcourus en véhicule automobile.
Outre les ZIU , les Zones d’activités portuaires (ZAPT) sont également des havres monofonctionnelles permettant l’implantation d’activités non compatibles avec le logement. Ces zones sont en outre indispensables dès lors qu’on pose le choix politique de recourir à la voie d’eau comme alternative crédible au transport routier, pour l’approvisionnement de la Région, le transport des matériaux de construction, ou encore l’évacuation des déchets. Le dernier rapport de l’Observatoire des activités productives précité reconnaît leur importance : les ZIU et les ZAPT présentent l’isolement utiles permettant « de sécuriser le site et de réduire les nuisances et les risques de conflits avec les autres fonctions urbaines » ce qui explique 61% des entrepôts modernes sont situés dans ces zones. [13] Toutefois, les pressions sont telles sur ces activités qu’elles se délocalisent en périphérie allongeant le nombre de kilomètres parcourus et diminuant le nombre d’emplois bruxellois alors que ces activités sont pourvoyeuses de postes demandant peu de qualifications (voir le schéma ci-dessus). Là aussi le PRDD reste ambigu sur les garanties explicites du maintien des précieuses ZAPT.
Cela fait vingt ans qu’à force de « mixité » nos autorités évacuent les industries et les précaires. Il est temps de changer de leitmotiv si la Région veut se démarquer des villes qui ont sacrifié leur bassin de vie et d’emploi pour créer des waterfronts !
Claire Scohier
Inter-Environnement Bruxelles
Inter-Environnement Bruxelles
[1] Voir également « Les coups partis du bassin de Biestebroeck ».
[2] AATL, Observatoire des activités productives. Évolution 1997-2011, n°1, février 2012.
[3] 7% ont été reconvertis. Dans ces zones, le logement et le bureau ne sont autorisés que comme affectation connexe à de l’activité productive ou logistique.
[4] Voir les dossiers d’IEB sur la question : Démographie ?, novembre 2012 (http://www.ieb.be/-Bem-261-) et PRAS démographique/ clash démocratique, novembre 2011 (http://www.ieb.be/-BEM-no251-)
[5] Le Quai des Usines (Pont Van Praet), Haren, Reyers, Birmingham, Biestebroeck et Érasme.
[6] On parle de waterfront pour des logements haut de gamme construits en bordure d’une voie d’eau. Voir le cas particulier du bassin de Biestebroeck.
[7] Observatoire des activités productives, Immobilier logistique et activités productives à Bruxelles en 2017, état des lieux, 19 juillet 2018, p. 68.
[8] Avis du Conseil économique et social, 13 mars 2017, p. 17.
[9] Durant l’année 2017, IEB a procédé à des entretiens semi-directifs avec des personnes des organismes bruxellois suivants : Citydev, Perspective, Impulse, le Cabinet Gosuin, le Bouwmeester Maître Architecte, le Conseil Économique et Social de la Région de Bruxelles-Capitale), des chercheurs universitaires, privés et institutionnels (IGEAT – ULB, Cosmopolis – VUB, LoUIsE – ULB), l’Observatoire des activités productives, Architecture Workroom) et des associations représentant des intérêts privés (FGTB, BECI). Les résultats de ces entretiens ont été synthétisés dans cette étude publiée en ligne : A. Orban et C. Scohier, Évolution des activités productives en Région de Bruxelles-Capitale et besoins des habitants, 21 décembre 2017.
[10] Philippe Antoine, Directeur général de l’expansion économique chez Citydev lors du colloque du 8 juin 2017 : « Quelle nouvelle politique industrielle pour la Région de Bruxelles-Capitale ? »
[11] « La zone du canal veut devenir un exemple en Europe », Le Soir, 14 septembre 2017.
[12] Voir le Bruxelles en mouvements n° 280, janvier-février 2016 consacré au Transport de marchandises : http://www.ieb.be/-Bem-280- et l’étude de M. Strale, « Quelle place pour les activités portuaires et logistiques à Bruxelles ? », Brussels Studies, 2017 : https:// journals.openedition.org/brussels/1491.
[13] Observatoire des activités productives 2018, op. cit., p. 25.