« La gentrification » est un phénomène qui fait débat. Lorsque le mot est évoqué, certains se braquent et refusent de parler d’un phénomène qui, selon eux, n’existe pas, d’autres pensent qu’on ne peut rien y faire. D’aucuns soutiennent que ce phénomène est positif pour tous, tandis que d’autres encore cherchent des coupables et désignent la classe moyenne... Difficile de s’y retrouver tant le phénomène est complexe et peut parfois nous échapper.
Si l’ensemble des réactions face à la gentrification est tellement contradictoire, c’est aussi parce que le concept recouvre des réalités mouvantes et diverses. Comprendre la gentrification comme l’action directe des pouvoirs publics visant à rehausser leur assise fiscale, ce n’est pas la même chose que de comprendre la gentrification comme un phénomène naturel, avec des allers et venues de populations en fonction de « l’attractivité » des quartiers, par exemple. Le mot « gentrification » ne suffit pas à définir exactement de quoi on parle. On se retrouve ainsi à dialoguer autour d’un mot en croisant des réalités multiples, sans avoir fondé préalablement un sens partagé. Cette pluralité sémiotique n’est pas une tare en tant que telle, elle permet un enrichissement du débat, mais exige nuances et rigueurs sur les conclusions à tirer. D’où la volonté d’IEB de se doter d’une définition commune dans ses pratiques, laquelle est reproduite au début de ce numéro spécial : cette définition a été choisie pour stabiliser ce dont nous parlons, mais aussi dans un souci pragmatique d’action citoyenne. Nous y reviendrons.
Commençons tout d’abord par un petit tour, rapide et sans doute caricatural, des points de vue sur la gentrification, pour faire apparaître la pluralité des points de vue et des réactions que le mot peut susciter.
La gentrification comme un processus naturel au sein de la ville est la définition qu’on rencontre le plus souvent. Définie comme un phénomène résultant du libre choix des habitants, propriétaires et locataires, la gentrification apparaît comme le résultat normal du déplacement des populations. Le lien évident entre rénovation de l’espace public et hausse des loyers est alors assumé : un quartier populaire accessible est peu à peu investi par des artistes, des jeunes, et le quartier devient ainsi de plus en plus désirable pour une classe moyenne, ce qui provoque une hausse des loyers. Les populations les plus fragiles iront alors s’installer « ailleurs », et tout ça est normal.
Certains y verront même un phénomène positif : la gentrification favorise une plus grande « mixité sociale » dans les quartiers populaires. Cette mixité tant désirée et vue comme une solution pour en finir avec les ghettos (concept servant aussi de réceptacle de tous les fantasmes). Prendre ce point de vue, c’est néanmoins oublier de s’interroger sur le devenir, les personnes exclues par les phénomènes de gentrification. Où vont se reloger les locataires qui ne peuvent suivre l’augmentation des loyers ? La mixité est-elle vraiment bénéfique pour les plus fragilisés économiquement ? On peut douter de cet argument de mixité sociale vu son usage récurrent pour vendre des projets haut de gamme et à forte plus-value dans des quartiers populaires [1].
En élargissant la définition vers le social, on peut arriver à un tout autre résultat. On peut par exemple refuser la « naturalisé » de la gentrification, en problématisant directement le lien entre « rénovation urbaine » et « augmentation des loyers ». Est-il normal et acceptable que la rénovation urbaine entraîne l’exclusion de certains, toujours les plus faibles, au profit de ceux qui sont capables de payer ? La question devient alors celle du marché du logement et de sa quasi-absence de régulation.
Enfin, il y a ceux qui nient le phénomène de bout en bout, ou en minimisent tellement l’importance qu’il ne s’agit plus que d’un phénomène sans aucune pertinence pour les discussions sur l’espace urbain. Ainsi, on entendra que les rénovations de l’espace public n’ont pas d’effet d’éviction sur les pauvres, que certains (des propriétaires...) font même des bonnes affaires avec la revente de leur habitation pour aller vivre en périphérie dans une villa. On concédera parfois quelques changements dans la population d’une rue ou l’autre (par exemple la rue Dansaert), mais on limitera le phénomène à quelques habitations, niant ainsi toute la pertinence de mettre ce concept au cœur d’un débat.
IEB a cogité plusieurs mois avec ses membres au sein de groupes de travail pour chercher un positionnement. Il est apparu que la gentrification était un phénomène complexe, évolutif qui ne pouvait s’enfermer dans une conception naturaliste au vu de l’intervention active des pouvoirs publics. Ces actions sont, par exemple, les opérations de rénovation urbaine, la construction de logements moyens, la volonté d’internationalisation et le marketing urbain, les actions d’Atrium dans les noyaux commerçants considérés comme peu dynamiques,...
Cette position se veut concordante avec la réalité actuelle du terrain : on peut effectivement observer une série d’actions volontaires de la part des pouvoirs publics visant à transformer la réalité sociologique de Bruxelles. Elle se veut également pragmatique : elle permet de questionner directement l’action qu’IEB devrait mener. Cette définition permet, par exemple, de ne pas focaliser trop l’attention sur les personnes : il ne s’agit, en effet, pas de culpabiliser les personnes qui, cherchant à se loger, se retrouvent « gentrificateurs ». Il s’agit de penser les structures dans lesquelles sont prises ces personnes : pourquoi le marché du logement fait-il se déplacer ces personnes de cette manière-là ? Quel est le rôle des pouvoirs publics dans ces structures et ce phénomène ? Comment agir en tenant compte de ces paramètres ?
Ce point de vue permet aussi de penser les interventions sur l’espace public dans leur complexité. Il ne s’agit plus de condamner toute intervention, toute rénovation, en tant que telle. En effet, dénoncer la rénovation comme étant de la gentrification, c’est accepter le lien entre ces deux objets comme « évident ». S’il y a bien un problème avec la rénovation, les nouvelles constructions d’aujourd’hui, etc. c’est aussi un problème de volonté politique de ne pas réguler plus fortement les loyers, de ne pas maintenir en place la population existante. Si, par le passé, cela se faisait par de massives expropriations, la manière est aujourd’hui plus insidieuse, mais le danger d’éviction des populations est toujours présent (cfr encadré sur l’histoire d’IEB).
La débat sur la gentrification peut se prolonger dans un débat sur l’environnement et la justice sociale. Comment se positionner par rapport à la rénovation urbaine, à l’amélioration de la « qualité de la vie en ville » en sachant que des mécanismes d’exclusion sociale entrent en ligne de compte ? On se retrouve au carrefour de deux problématiques, ce qui complexifie encore la donne. En effet, il s’agit alors d’articuler autour du problème de la gentrification le problème de la définition d’un « bon environnement ». On peut d’abord se demander si les interventions dans l’espace Rue de Flandre, côté canal. public des quartiers populaires répondent à leurs besoins ? D’où vient cette idée qu’il faudrait revitaliser des quartiers pourtant déjà bien vivants ? Et pour qui ? Si cette rénovation se fait au profit de nouveaux occupants sans utilité pour les anciens habitants, il s’agit plus d’une adaptation du quartier que d’une rénovation. L’amélioration proposée correspond souvent à une vision de la classe moyenne pêchée dans des processus participatifs qui n’atteignent pas les premiers occupants. Vouloir trancher entre la gentrification ou la dégradation d’un quartier, c’est proposer une alternative infernale. Le choix n’est pas entre des quartiers délabrés mais habitables ou des quartiers rénovés mais aux loyers inaccessibles. Il s’agit de revendiquer le droit à la ville pour tous ce qui paraît incompatible avec la construction d’une ville pour les élites.
[1] Référence contre la mixité sociale.