Né en 2015, le collectif Free 54 défend un espace public accessible et vivant, conçu pour celles et ceux qui l’habitent, en opposition aux usages marchands, à la privatisation et à la touristification. Dans cet article, il revient sur 10 ans de mobilisations autour de la place Sainte-Catherine.
Le collectif Free 54 (« 54 » faisant référence au surnom donné par les jeunes à la place Sainte-Catherine, « cinq-quat ») naît à l’été 2015, dans un climat de tensions croissantes autour des aménagements du centre-ville. Depuis plusieurs années déjà, la Ville de Bruxelles multiplie les projets de « modernisation » de ses espaces publics. Sous couvert « d’embellir » ou de « dynamiser », ces réaménagements accélèrent une transformation guidée par une vision économique libérale assumée. Exemple le plus emblématique de l’époque : le début du piétonnier. Né, lui aussi, d’une mobilisation citoyen·ne pour un meilleur espace public, transformé à l’arrivée en piétonnier de consommation, le long duquel se multiplient événements privés ou semi-publics dont l’utilité et le public ciblé ne semblent jamais pensés à hauteur des habitant·es.
Alors que les gens se voient chassés de leur lieu de vie, le message est clair : ici, tu n’as plus le droit d’exister sans consommer.
Sur 54 aussi, ces changements se font plus que sentir. En mai 2015, l’échevine des affaires économiques, Marion Lemesre, pousse encore cette logique en décidant, sans consultation, d’autoriser une extension massive des terrasses Horeca. Présentée comme un coup de pouce économique au secteur, la mesure se traduit immédiatement dans le quotidien des habitant·es et passant·es : l’arrivée d’eau des urinoirs a été débranchée, deux tiers des bancs publics ont été retirés, l’accès à la fontaine d’eau est réservé à la camionnette cocktail-bar et les usages libres de la place sont restreints durant les nombreux événements proposés chaque week-end. Une répression policière vient interdire aux jeunes de jouer au foot, de traîner en soirée sur la place et intervient de manière toujours plus fréquente et brutale. Dans le même temps, une interdiction de consommer de l’alcool hors des terrasses est imposée. Alors que les gens se voient chassés de leur lieu de vie, le message est clair : ici, tu n’as plus le droit d’exister sans consommer.
Pour beaucoup de jeunes qui ont grandi et sont scolarisé·es autour de la place, 54 est un lieu central de vie locale. Sa transformation est vécue comme une volonté délibérée d’exclure celleux qui ne collent pas avec la nouvelle vision communale, à commencer par celleux pour qui l’espace public est le seul espace de vie, de jour comme de nuit. Ce qui était jusque-là un lieu de rencontre essentiel à la vie urbaine, un espace intergénérationnel, mélangé, gratuit, où naissaient des amitiés, des histoires et même des projets qui marquent encore aujourd’hui la culture bruxelloise, devient un décor marchand, colonisé par les logiques de consommation et vidé de sa fonction sociale. Il est crucial de rappeler que, pour nous, 54, l’espace public n’a jamais été seulement un lieu « d’accueil » : il créait des liens, tissait des connexions invisibles, mais puissantes, et ouvrait la porte à ces relations presque magiques et inattendues, qui naissaient uniquement lorsque nous partagions un lieu sans contrainte ni obligation de consommer.
C’est dans ce contexte qu’émerge Free 54. Plutôt qu’un collectif figé, il se veut dès le départ une plateforme ouverte mobilisant principalement une jeunesse (15-30 ans) avec un ancrage local important et dont la majorité a connu la place et les rues alentour comme un espace peu commercialisé, sans grandes enseignes ni terrasses qui envahissent l’espace public.
Un appel à l’action est lancé : « Réutilisez l’espace comme vous voulez utiliser l’espace public. » L’été 2015 devient alors une saison de résistance créative. Sur les réseaux sociaux et via de simples flyers, des habitant·es organisent des pique-niques collectifs, construisent des bancs DIY, improvisent des concerts de rap, installent des stands de crêpes ou lancent des matchs de foot sur le pavé. Une soirée en août rassemble plus de mille personnes autour d’un même slogan : « Rendez-nous nos bancs et notre espace public ! ». Un message puissant envers les pouvoirs publics soulignant l’importance des espaces publics pour les citoyen·nes de cette ville.
À travers ces gestes simples, Free 54 affirme une conviction forte : l’espace public n’a pas vocation à être transformé en espace commercial. Le collectif incarne alors une autre manière de penser la ville : sociale, inclusive et pour ses habitant·es, en opposition aux logiques gentrificatrices et privatives du centre-ville. À l’époque, nous entretenions l’espoir d’une coexistence des nombreux commerces locaux avec notre vision collective. Aujourd’hui, ces commerces ont presque tous été remplacés par de grandes chaînes, renforçant l’urgence de défendre un espace public au service des habitant·es. Le collectif revendique un lieu pensé avec ses habitant·es : gestion efficace des déchets, mobilier urbain suffisant, abris, toilettes publiques et bien sûr des rêves allant bien au-delà du strict minimum.
De 2015 à 2019, les actions se multiplient tout comme les tentatives de dialogue avec la Ville. Un rassemblement sur la place a lieu chaque vendredi. Mais les contacts avec certains mandataires politiques ne débouchent jamais sur une prise en compte réelle des revendications du collectif. Les élu·es minimisent ou diluent les revendications du collectif dans la rhétorique générale du piétonnier et de « l’attractivité urbaine », affichent une sympathie de façade tout en détruisant systématiquement les bancs et tables, constructions DIY réalisées par des citoyen·nes sur la place ! Malgré ce refus d’écoute, Free 54 reste tenace et parvient à imposer le débat, remettant sans cesse la question de l’espace public à l’agenda politique bruxellois.
La pandémie de Covid a changé à tout jamais notre rapport à l’espace public à Bruxelles. La liberté et les interactions sociales ont été restreintes, tant pour des raisons sanitaires que pour légitimer des pratiques plus douteuses visant à « nettoyer » l’espace public des groupes indésirables tels que les jeunes et les sans-abri. La période de confinement entre mars 2020 et mars 2022 doit donc être considérée comme un tournant dans notre rapport à un espace qui est devenu de moins en moins public. Free 54 n’a organisé aucune action pendant cette période, mais cela n’a pas empêché les jeunes de se rassembler en masse sur 54 et le Marché aux Poissons. Pendant un court instant, lorsque les terrasses avaient complètement disparu, le confinement a montré à quoi pouvait ressembler un espace public démarchandisé, devenu lieu de rendez-vous et de rencontre pour des personnes de tous horizons. Cela ne s’est pas fait sans heurts : la police est systématiquement intervenue avec violence pour disperser les rassemblements.
La marchandisation du centre-ville s’est poursuivie, malgré les mauvais résultats enregistrés par les établissements horeca et les commerces pendant le confinement. Les magasins, les petits restaurants et les cafés ont été transformés en concept stores, en grandes chaînes et en marchés alimentaires haut de gamme. Les petit·es indépendant·es ont été de plus en plus relégué·es au second plan. Free 54 a toujours soutenu les petits commerces, magasins de nuit et établissements horeca exploités par de petit·es indépendant·es, importants pour le tissu social de la ville et l’économie locale. Dans ces lieux, la consommation n’est pas uniquement transactionnelle : nous entretenons souvent une relation personnelle avec le ou la propriétaire et apprenons à connaître les gens du quartier. La réalité est que beaucoup de ces petit·es commerçant·es ont connu des difficultés pendant la période de confinement. Les pouvoirs publics ont offert un soutien par l’entremise de subventions ou de réduction d’impôts, des mesures d’urgence ayant permis à un certain nombre d’entreprises de survivre. Mais malgré tout, certain·es, en recherche de stabilité, ont décidé de revendre au plus offrant tandis que d’autres ont été contraint·es de fermer suite à la baisse soudaine du chiffre d’affaires. Les loyers élevés des locaux loués, couplés aux contrats léonins passés avec les grands fournisseurs de boissons et de produits alimentaires, se sont avérés un cocktail mortel pour les plus petit·es : la brasserie de quartier a dû céder la place à l’enseigne branchée venue de Gand.
Une mesure publique de soutien durant la pandémie a cependant eu des effets secondaires négatifs à plus long terme : l’autorisation aux établissements horeca d’agrandir leurs terrasses sans restriction. Ainsi, en 2023, la Ville de Bruxelles a enregistré pas moins de 955 demandes d’autorisation pour l’installation d’une nouvelle terrasse et 208 pour l’extension d’une terrasse existante. Un record.
Bien que la Covid-19 ait porté un coup dur au tourisme à Bruxelles, la Ville et la Région ont tout mis en œuvre pour poursuivre la mise en tourisme du centre-ville. Quelques mois avant le début de la pandémie de Covid-19, Free 54 organisait un « apéro sauvage » ludique sur les marches du palais de la Bourse. Les gens étaient invité·es à acheter une boisson dans un magasin de nuit et à la consommer sur place, afin de dénoncer la construction d’un musée de la bière au dernier étage de la Bourse. Projet chéri de Sven Gatz (Open VLD) – qui, en tant que ministre de l’époque, y avait consacré 12 millions d’euros de subventions régionales, en plus des dizaines de millions d’euros investis par la Ville et des fonds européens –, l’idée était d’attirer encore plus de touristes avec ce temple de la bière. La création du piétonnier, la reconversion du Muntcentrum (où 316 chambres d’hôtel ont été ajoutées), et la démolition-reconstruction de l’ancien bâtiment Actiris, où des espaces commerciaux supplémentaires seront aménagés, viendraient compléter l’offre destinée à satisfaire les envies de consommation des touristes,l’hyper-centre se muant en parc d’attractions à un jet de pierre de la Grand-Place.
En septembre 2020, alors que les travaux à la gloire de la bière ont débuté à la Bourse, la Ville de Bruxelles décrète une interdiction de consommer de l’alcool dans plusieurs quartiers du centre-ville afin de lutter contre les problèmes dits du sans-abrisme et de l’alcoolisme. Une mesure agressive visant à chasser les sans-abris et les jeunes du centre-ville. Dans les quartiers des quais et la zone piétonne, boire de l’alcool en public est désormais passible d’une amende pouvant aller jusqu’à 500 euros. Installé·e en terrasse, dans les mêmes espaces, boire jusqu’à tomber de sa chaise ne semble par contre pas déranger. Occuper l’espace public et y boire de l’alcool est devenu un privilège, réservé à celleux pouvant se payer un verre en terrasse ou assumer le coût d’une amende administrative…
L’espace public doit rester au service de ses habitant·es, et non des logiques de consommation et de tourisme.
Après la période Covid, le collectif a traversé un moment de creux. L’énergie militante s’était ralentie : plusieurs membres de la première génération avaient quitté le centre-ville et s’étaient naturellement détachés de 54. Pourtant, Free 54 n’a jamais été une structure figée. En tant que plateforme ouverte, elle est traversée par des allers-retours et des passages de relais qui en font sa force. Peut-être aussi que 54 a toujours été une place de convergence, à la fois de personnes et de luttes : à l’image de la Bourse, c’est un lieu de passage où beaucoup se croisent, s’arrêtent, échangent et parfois restent. Cette ouverture à la rencontre et au dialogue crée de la cohésion et nourrit l’envie de s’engager et de résister collectivement. Cette dynamique explique aussi que la ligne politique ait parfois oscillé : à l’image de l’espace public tel qu’on le conçoit, où différentes opinions et réalités peuvent se rencontrer, le collectif a pu par moments être plus radical, à d’autres plus réformiste, mais toujours uni autour d’une conviction commune : l’espace public doit rester au service de ses habitant·es, et non des logiques de consommation et de tourisme.
Cette nouvelle phase s’est traduite par un retour progressif sur le terrain, avec des mobilisations concrètes et plus visibles, marquant une réapparition de la question de l’espace public dans le débat politique. Début juillet 2023, une soirée conviviale a rassemblé près de 400 personnes sur la place, affirmant par la fête et le partage qu’un espace public peut se vivre autrement. Quelques semaines plus tard, le 18 août, l’édition « Sports for All » a transformé la place en grand terrain collectif : football, frisbee, roller, badminton, ou échecs y ont illustré de manière simple mais parlante qu’un espace public est pluriel, ouvert à des usages non commerciaux, inclusifs et intergénérationnels. Entre 2023 et l’été 2024, Free 54 s’est progressivement remobilisé·e.
Le 30 juin 2024, l’action « Public Take Over », organisée sous le slogan « Reclaim what is public. Reclaim space. » a rappelé avec force que l’occupation commerciale des places exclut les habitant·es au profit d’investisseurs et d’usages marchands. Puis, le 8 septembre 2024, l’événement « Are we lost in public space ? », à l’Ancienne Belgique, a mêlé débat politique et performance théâtrale. Ce qui ressemblait à une table ronde classique avec des élu·es s’est révélé une mise en scène, renversant les rapports de pouvoir. Près de 500 personnes ont assisté à ce moment festif et critique, où des figures politiques de tous bords – Mathias Vanden Borre (N-VA), Bruno Bauwens (PTB-PVDA), Frederik Ceulemans (MR-VLD), Fabian Maingain (Défi), Bart Dhondt (Ecolo-Groen), Mathilde Vermeire (cd&v-Les Engagés), M’hamed Kasmi (Team Fouad Ahidar) et Anaïs Maes (PS-Vooruit) – étaient assis·es côte à côte sur les mêmes bancs en bois, devant une projection de l’église Sainte-Catherine, confronté·es à leurs promesses restées sans suite. À la fin du débat, un cortège de 54 bancs a défilé jusqu’à Sainte-Catherine, marquant un retour symbolique là où tout avait commencé. Sans surprise, malgré l’intérêt exprimé, les 54 nouveaux bancs ont été retirés quelques jours plus tard…
Ce qui inquiète aujourd’hui le collectif, ce n’est pas seulement l’absence de mesures concrètes pour protéger l’espace public, mais bien la poursuite effrénée de sa commercialisation. Les grandes enseignes remplacent les commerces locaux, les terrasses s’étendent (la possibilité d’étendre une terrasse sur un trottoir ou un parking a été prolongée jusqu’à fin 2025 par la Région), et les événements semi-privatisés se multiplient : Plaisirs d’Hiver, festivals de lumières, des événements organisés par la Mer du Nord et d’autres, trop nombreux à énumérer.
Le centre et bien d’autres quartiers bruxellois s’inscrivent aujourd’hui dans cette logique : la ville est traitée comme un parc à thème destiné aux touristes, où les habitant·es se retrouvent marginalisé·es. Face à cela, Free 54 ainsi que d’autres collectifs et citoyen·nes continuent à se mobiliser. Ces espaces publics sont bien plus que des lieux de passage : ils créent du lien social, offrent un terrain d’expression et de loisirs accessibles à toutes et tous, et constituent un levier pour une ville plus inclusive et résiliente. Ils participent à la cohésion entre habitant·es, permettent d’apaiser certaines tensions urbaines et offrent des solutions concrètes face aux enjeux du logement, du climat ou de la mobilité. Défendre ces espaces, c’est donc défendre le droit des citoyen·nes à la ville et rappeler que, financés par l’argent public, ils doivent revenir à celleux qui y vivent au quotidien.