Un jour de juillet 2013, un attroupement se forme devant les hautes grilles et les bâtiments anonymes d’une des plus vastes usines de la région, que longe un morne boulevard… Nous sommes à Forest, dans la plaine alluviale de la Senne, et… pourtant, pas d’eau à l’horizon.
Une quarantaine de personnes s’est réunie cet après-midi pour une balade dite des naufragés, co-animée par les EGEB et Françoise. Le thème en est l’eau. Il en sera même abondamment question. Et pourtant nous n’en verrons guère dans ce paysage très urbanisé et bétonné. Si l’eau n’y est plus visible en temps normal, en revanche en cas de grosses pluies, elle apparaît en abondance malodorante dans les caves (qui pour beaucoup sont devenues des pièces de vie). Françoise se mobilise depuis des années au sein du comité Stop-Inondations Saint-Denis pour que soit entendu le vécu des habitant·e·s d’un quartier précarisé particulièrement exposé aux inondations. Et aussi pour que soit reconnue leur compréhension des causes des inondations : ils savent quand et comment elles se produisent, quelles eaux elles charrient (eaux claires et eaux d’égout). Ils ont aussi développé, pour se protéger, diverses stratégies… qu’ils savent insuffisantes.
Pour mieux comprendre, il nous faut faire un peu de géographie et de géologie. Les cyclistes le savent, le relief de Bruxelles est vallonné, marqué par les vallées de la Senne et de plusieurs de ses affluents. Forest s’étend sur le versant oriental de la vallée de la Senne, depuis la crête, qui culmine à l’Altitude 100, et sur la vaste plaine que sillonnaient jadis les bras de la rivière.
La géologie de la région est complexe. On peut néanmoins la résumer comme suit : les hauteurs sont constituées de sables perméables, le fond des vallées d’argiles non perméables. L’eau s’infiltre dans les premiers et est retenue par les seconds, formant ainsi les nappes souterraines.
Au fil des temps géologiques, les vallées se sont creusées dans ces deux couches, et le long de leurs versants, à l’intersection du sable et de l’argile, naissent les sources. Elles étaient jadis nombreuses à Forest. Cependant, à partir du xix e et surtout au xx e siècle, une couche s’est déposée par-dessus : la ville, le bâti, les voiries, les espaces asphaltés, bétonnés, imperméabilisés. L’eau ne peut plus guère s’y infiltrer. En cas de grosses pluies, depuis les hauteurs, elle dévale en torrents le long de rues en forte pente ou s’engouffre dans les égouts qu’elle sature. En aval, elle rencontre d’autres obstacles encore, des talus de chemin de fer et des sites industriels. L’eau n’a d’autre possibilité que de s’accumuler, comme dans une baignoire dont le bouchon serait bloqué.
La réponse technique, classique, consiste à construire des bassins d’orage. Elle est coûteuse et génère d’autres problèmes.
Une autre piste consiste à traiter
le paysage urbain de façon à ce que les cycles de l’eau y retrouvent leur place.
Ici apparaît une évidence de prime abord paradoxale : la solution au problème doit être trouvée là où le problème ne se pose pas. Autrement dit, pour soulager la situation des quartiers subissant des inondations, il faut éviter que l’eau y afflue en trop grandes quantités, et donc la retenir en amont. Cela implique des aménagements perméables, végétalisés, tant en intérieur d’îlots qu’en voirie. Lorsque les habitants de l’amont comprennent cela, saisissent le rôle que leur quartier peut jouer et qu’ensemble avec les habitants de l’aval ils conçoivent des solutions pour réduire les risques d’inondations, on parle de solidarité de bassin versant.
C’est ce qui s’est passé à Forest. Quelques mois après la balade des naufragés, un nouvel attroupement s’est formé, au sommet de Forest, à l’Altitude 100 : ce sera la première des trois balades des solidaires.
Plusieurs guides cette fois, membres de collectifs et comités forestois, y font part des actions qu’elles/ils pensent judicieuses à l’échelle individuelle (éviter les lingettes dans les toilettes !) ou collective (créer des jardins partagés). Mais aussi de possibles réaménagements des espaces publics. Chaque balade sera suivie d’un atelier de cartographie collaborative, selon une méthode, rigoureuse et ludique développée par Thomas Laureyssen, alors doctorant de la faculté universitaire de Genk : le map-it. Sur une carte muette du quartier que l’on vient d’explorer, à l’aide d’autocollants représentant des pictogrammes, les participant·e·s sont invité·e·s à faire part de leurs observations, connaissances d’un territoire et ensuite de leurs propositions d’améliorations, idées nouvelles ou rappels de propositions déjà élaborées. Ont pu être rappelées ici l’idée d’une coulée verte le long de l’avenue Neptune, dans le haut de Forest, fort opportune aussi sur le plan hydrologique, ou la mise en valeur de la source du Calvaire, toujours vive au pied du versant.
Au cours de ces ateliers, s’esquissent de nouvelles rivières urbaines… Il s’agit, au sein du tissu urbain, de redonner à l’eau qui tombe du ciel ou qui sort de terre les conditions que lui donnent une rivière, en considérant les bâtiments, les espaces publics, comme des outils de la restauration des cycles de l’eau. Un rond-point, une pelouse peuvent être travaillés de manière à former un bassin qui, en cas de grosses pluies, peut s’emplir temporairement. Le long des rues, quand leur largeur le permet, on peut créer des noues, fossés peu profonds, perméables et végétalisés. Autant d’idées pour que l’eau, lors des fortes pluies, s’accumule ailleurs que dans les maisons des habitants.
Les quatre balades et ateliers cartographiques aboutirent à une « proposition experte et citoyenne », pour l’ensemble de Forest, nourrie tant par les réflexions des habitant·e·s que par celles d’architectes et de chercheurs, et qui fut discutée lors d’une table ronde organisée en mars 2014 par les EGEB avec l’ensemble des acteurs institutionnels concernés par l’eau à Bruxelles : Commune de Forest, Bruxelles-Environnement, SBGE (Société bruxelloise de Gestion des Eaux), Vivaqua, etc.
Suite à la table ronde, Françoise et sa collègue Françoise obtinrent d’accéder aux archives du service communal des Travaux publics. Depuis 2013, chaque semaine, elles y identifient tout ce qui concerne l’eau. Les plans terriers, courriers, dossiers relatifs à la création de rues ou aux conflits de voisinage… confirment ce que racontent les livres d’histoire locale : jusqu’au xxe siècle, un inextricable écheveau de cours d’eau arrosait le territoire forestois. Le Doolhofbeek naissait non loin du parc Duden, l’Ysbakbeek du côté de l’avenue de Monte-Carlo où jaillissait aussi la Kuypeborre, plus au sud les sources du Koolhofbeek alimentaient un vaste étang, plus au sud encore deux ruisselets abondants unissaient leurs eaux, le Zandbeek et le Vossegatbeek ; au pied du versant, le Geleytsbeek traversait un dédale de fossés pour rejoindre la Senne du côté de l’ancienne brasserie Wielemans Ceuppens, etc.
Au-delà de la passion pour les documents anciens, la motivation des Françoise est politique : étayer un plaidoyer pour d’autres choix en matière d’urbanisme, qui prennent en compte des réalités géologiques et hydrologiques. Au fur et à mesure, elles scannent des plans anciens, effectuent des superpositions avec des plans actuels et démontrent des correspondances entre d’anciens cours d’eau et des problèmes hydrologiques d’aujourd’hui.
Nous ne pouvons aborder ici tous les enseignements que l’on peut tirer des découvertes archivistiques, mais arrêtons-nous sur un site à la croisée entre hydrologie, patrimoine, enjeux sociaux et institutionnels : l’ancienne abbaye de Forest, en passe d’être transformée en pôle culturel local, dit ABY.
C’est dans ce cadre qu’ont été menées des fouilles archéologiques préventives, qui ont débuté par l’exhumation des vestiges du moulin abbatial, sur lesquels le travail de Françoise avait attiré l’attention. Au cours d’une présentation publique de leur mission, les archéologues ont rappelé que comme toute abbaye, celle de Forest était dès son origine structurée par les eaux – et structurait le réseau hydrographique local qu’elle avait largement remodelé – : le Geleytsbeek apportait la forcemotrice au moulin, les sources toutes proches (Ysbakborre,
Kuypeborre, etc.) servaient aux usages domestiques, d’autres eaux encore alimentaient la
brasserie. Enfin, les eaux usées étaient évacuées et les matières qu’elles charriaient engraissaient les champs et les jardins environnants. Prenant appui sur tout ceci, les habitants entre-temps engagés dans une recherche-action participative (Brusseau) coordonnée par les EGEB, proposent que les Jardins de l’abbaye (re)deviennent un maillon structurant d’un réseau hydrologique nouveau. Autrement dit, comme le décrit Léa, une habitante, il importe que l’eau puisse y passer (le traverser), y séjourner (temporairement) ou s’y établir (étang). Une eau redevenue visible, agréable au regard, rafraîchissante lors des grosses chaleurs, qui soit perçue positivement dans un quartier où elle est souvent vécue comme source de nuisances. Au travers de Brusseau, des calculs hydrologiques ont démontré que l’on pourrait ainsi efficacement détourner des égouts (et des caves du quartier) certaines quantités d’eaux pluviales, et des investigations dans les canalisations souterraines des alentours ont indiqué de possibles connexions avec la Senne.
La proposition citoyenne, ainsi étayée semble avoir été – au moins partiellement – entendue.
Le projet ABY, tel qu’il sera présenté à l’enquête publique début 2020 intègre une gestion paysagère des eaux pluviales.
En revanche, autour du site de l’abbaye, ça coince. Certes la Commune de Forest s’est engagée dans ce qu’elle appelle son maillage pluie, souvent inspiré par des propositions citoyennes.
Mais cette trame bleue qui s’esquisse se glisse entre des îlots toujours plus imperméabilisés… Car la pression immobilière est forte ; les dernières friches de Forest disparaissent ; les nouvelles constructions prolifèrent, et impliquent chaque fois une plus grande emprise sur le sol, et en sous-sol, (parkings). Ceci est particulièrement problématique là où la nappe est affleurante. Dans le quartier Saint-Denis ou plus généralement dans le bas de Forest, chaque chantier nécessite de rabattre d’énormes quantités d’eaux souterraines propres des nappes vers les égouts – ce qui induit un risque de déstabilisation des sols.
En outre, ces nappes alimentant des sources encore vivantes, ces dernières risquent de se tarir, alors qu’elles pourraient certainement retrouver quelque usage dans une ville qui repenserait l’eau. Devant cette reprise et emprise de la construction dans le quartier, les habitant·e·s estiment ne pas être entendu·e·s, en dépit de processus participatifs, et se sentent bien impuissants face à des projets immobiliers qui semblent répondre davantage à la quête de profit qu’à la satisfaction de besoins sociaux par ailleurs cruciaux (logements sociaux, crèches, écoles…).
En épilogue de ce récit, on pourrait dire que pour prendre soin de l’eau, pour protéger une ressource aussi essentielle et lui redonner une place dans la ville tout en l’éloignant des caves, ni les gestes individuels, ni les expériences collectives, ni les propositions citoyennes, pour sensés qu’ils soient, ne suffisent. Il faut aussi que les autorités publiques soient convaincues de l’importance de la question, osent s’appuyer sur le travail des citoyen·ne·s mobilisé·e.s et traduisent ces préoccupations dans les textes et dispositifs légaux.
Cela dit, le combat « citoyen » relaté ici a assurément trouvé dans l’inventivité et la passion de découvrir une force qui l’a amené à obtenir de réelles avancées. En dépit des effets de la spéculation immobilière, à Forest comme ailleurs, aujourd’hui les enjeux de l’eau ne sont plus ignorés, et le ramdam imaginatif d’habitant·e·s y est pour beaucoup. N’est-ce pas là une énergie qui aide à ne pas laisser tomber les bras ?