Inter-Environnement Bruxelles
© IEB - 2021

Forest Nord : quoi de neuf sous le soleil ?

[ télécharger l'article au format PDF]

Il est des lieux qui font l’Histoire ou tout au moins qui abritent des histoires propres à faire bifurquer nos vies. Le versant au nord de Forest, de l’Altitude 100 jusqu’à la Senne située à 27 mètres d’altitude, en nous offrant de repenser la ville grâce à l’eau, est peut être de ceux là.

© Anne Mortiaux - 2021

Des jardins d’amont…

Le territoire, c’est celui d’un sous bassin versant, où toutes les eaux se rassemblent. Les lignes ce sont les futures Nouvelles rivières urbaines que l’on projette et cartographie pour infiltrer, la faire s’évaporer et renouer avec son cycle. Les points sont des lieux spécifiques où des habitants imaginent, pensent ou agissent déjà. Sur ce versant, deux points résument les enjeux urbains contemporains face aux questions écologiques. Il s’agit du Jardin Essentiel situé à mi-pente du versant, sur le square Lainé, et du Marais Wiels, situé dans le bas de la vallée, dans une zone à l’habitat très dense et anciennement industriel.

Tournées vers le couchant et les vents dominants, les pentes de ce versant sont les plus abruptes de Bruxelles et forment une barrière aux nuages qui parfois s’y accrochent. Il pleut là un peu plus qu’ailleurs, et les inondations dans le bas de la vallée ne sont pas rares cf. article Forest, eaux (dé)couvertes p.14-16. Depuis trois ans et plus, des personnes ont pris l’habitude de se rencontrer sur ces pentes. Ensemble, elles forment ce que l’on appelle une communauté hydrologique, arpentant le territoire, allant de point en point, décrivant des lignes et des courbes et s’ouvrant sur un espace. Pour repenser le territoire face aux risques d’inondation, leur idée fondamentale est d’associer leur expertise à celle de scientifiques, hydrologues, architectes et autres techniciens.

Suivons le cheminement de l’eau soumise à la gravité et commençons par le Jardin Essentiel.
Ce point irradie par sa notoriété croissante. Il se trouve dans une relation riche avec l’ensemble du versant : il est en effet un remarquable lieu de vie. Fabienne, Gaëtane et les autres y œuvrent pour faire émerger là un assemblage à la fois esthétique, solidaire et écologique. Elles – et de nombreux autres habitant·e·s ou usager·ère·s – y créent un paysage surprenant avec ses fols alignements d’essences aromatiques et colorées, assurant cette prouesse de lier harmonieusement la rigueur du jardin à la française et le chaos organisé du jardin en mouvement. Quelque chose entre Le Nôtre et Gilles Clément ?
Mais ce n’est pas que cela. Se retrouvent là des gens venant du bas et du haut de la vallée soit pour jardiner, soit pour participer à des ateliers ou y faire la fête, soit encore pour discuter de l’avenir du jardin. Ce jardin est assurément un bien commun, dans le sens où il est géré par ceux-là mêmes qui s’en occupent. On y invente donc aussi des manières de faire ensemble, où les ressources ne peuvent être captées par un bénéficiaire au détriment des autres usagers. Personne ne peut capitaliser ici sur le travail des autres humains ou sur celui des non humains tel que le sol, les semences et les plantes qui ont aussi leurs vies propres. Peut-être, modestement, s’inventent-il ici – comme dans d’autres lieux à Bruxelles ou ailleurs – un monde qui se dégage des formes extractives de l’économie (qui épuisent les ressources), qui coopère et génère plus de vie.

Depuis lors donc, l’eau, là, y est en contact avec la terre, l’air et le soleil. Ces quatre éléments, avec le temps, ont fait émerger de la vie.
Petit à petit des êtres vivants ont occupé les lieux et leur nombre n’a fait que croître. Pour le promoteur immobilier, cette vie ne représente rien, elle n’est qu’un simple accident, impropre à valoriser le capital investi, et sans légitimité face au droit de propriété. « Tout cela n’existe pas… », s’amuse à répéter Geneviève avec un ton moqueur lors des multiples promenades qui s’y font, tellement le lieu suscite de l’intérêt.
« Regardez, il n’y a pas de vie ici ! Il n’y a pas de grenouilles ! Il n’y a pas de héron fièrement perché sur ce
bloc de béton ! Il n’y a pas de plantes ! Il n’y a pas de biotope sous nos yeux ! Écoutez ! Il n’y a pas le rire du grèbe castagneux, il n’y a pas de chants d’oiseaux ! »

Mais une épée de Damoclès est suspendue au-dessus de ce lieu. Un bassin d’orage pourrait y être construit mettant en danger toute cette activité reliante. Un bassin d’orage, c’est une vaste cuve de béton bâtie dans le sous-sol, qui permet de tamponner – c’est-à-dire de ralentir – les eaux qui s’engouffrent dans les égouts lors des épisodes de pluie intense, afin d’éviter les inondations plus bas. Le bassin d’orage est proposé par les opérateurs de l’eau. Il est une excroissance du système d’égouttage qui ne suffit plus face à l’imperméabilisation croissante des sols, un système né de l’idéologie du Progrès, qui a foi dans la technique et dans le centralisme d’une coordination puissante. Il demande de gros financements et une expertise technique qui dépolitise la gestion de l’eau. Pour les acteurs du Jardin Essentiel, la crainte que suscite la construction de ce bassin d’orage est réelle : ils ont le sentiment que les efforts consentis pour rendre ce lieu plus vivant seraient réduits à néant et que le jardin ne pourrait jamais s’en relever.
Les jardiniers ont bien conscience qu’il faut diminuer les risques d’inondation qui font souffrir tant de gens dans le bas de la vallée. La solidarité ici n’est pas remise en question ; il est légitime que tous.tes puissent être protégées du tumulte des grosses pluies. Mais protéger le Jardin Essentiel est également perçu comme légitime par nombre d’observateurs. Fabienne, Gaëtane et les autres demandent qu’une autre solution qu’un ouvrage qui prolonge la bétonisation de la ville soit mise en place. Face à ce conflit de légitimité, la solution serait de procéder à une autre approche technique, plus décentralisée, moins destructrice et envahissante (noues, fossés, jardins d’orage). Ce que nous appelons les Nouvelles rivières urbaines pourraient apporter une solution durable à cela ; les calculs en cours sont prometteurs.

… aux marais d’aval

L’autre point remarquable est ce qui est appelé le Marais Wiels. Ce lieu est devenu en quelques années un haut lieu de ce qui fait l’urbain contemporain. En paraphrasant Anna L. Tsing, on pourrait y voir un exemple de ce qui ouvre « sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme ». Cette pièce d’eau est le produit d’un accident, fruit très concret et très localisé – comme de nombreux autres dans le monde globalisé –, de la répercussion de la crise financière des subprimes de 2008. Ayant reçu son permis d’urbanisme pour un projet de bureaux, le promoteur immobilier y entreprit, en 2007, les travaux de construction.
Des pieux de bétons ont été enfoncés assez profondément et ont ouvert les couches d’argile, offrant à l’eau de la nappe phréatique sous pression une issue vers la surface. Un bassin d’eau claire à ciel ouvert naissait, en 2008, au moment même où la crise financière faisait sentir ses effets. Faute de liquidité, le promoteur a abandonné le chantier qui s’arrêta pour de longues années.

Geneviève insiste, elle qui, comme habitante engagée, a apprivoisé le Marais… à moins que ce ne soit l’inverse, qu’elle n’ait été apprivoisée par le Marais. S’ouvre là, pourtant, devant nos yeux écarquillés, un magnifique paysage urbain bien vivant, bien industriel, bien hybride.
Quelqu’un dira : « Mais toute vie n’est elle pas le produit d’un accident ? », ce qui laisse les visiteurs dans un songe philosophique.
Quoi qu’il en soit, seules les « Fé·e·s du Marais » prennent soin de ce lieu et se soucient des êtres qui le peuplent : elles nettoient, élaguent, placent des bancs, en font un paysage là où le propriétaire laisse les choses à l’abandon. Des vélos et des trottinettes sont retirées, les canettes de bière et autres objets polluant le site disparaissent, sous l’action de la baguette magique des fé·e·s et de l’huile de coude, tout de même. Surtout, un nom est donné à ce biotope : « Le Marais Wiels », lui donnant magiquement, par ce pouvoir de nommer, un droit à l’existence aussi solide qu’un acte de propriété. Là aussi un commun s’organise et se pense par une gestion collective. Des intentions nouvelles se projettent sur cet espace urbain et le droit à la propriété pourrait en prendre un coup face à la légitimité d’un droit au paysage, d’un droit à la ville, d’un droit d’usage. Déjà par deux fois la demande de permis d’urbanisme a été refusée. Quelle sera la valeur monétaire d’un bien foncier qui ne serait plus apte à extraire du sol des bénéfices générés par la spéculation ? La valeur d’échange qu’imagine le promoteur pour ce « bien » pourrait céder devant la valeur d’usage… qu’en font les multiples espèces habitant le lieu.

Des vies communes

À ce stade du récit, il apparaît clairement que tant le Marais Wiels que le Jardin Essentiel ont partie liée dans leur volonté de faire naître des devenirs communs. Et ce, même si les paysages urbains qu’ils offrent sont très différents du fait de leur situation en fond de vallée ou sur les pentes de la colline, même si l’un se défend de la bétonnisation et l’autre vit d’une bétonnisation avortée. Ce qui va aussi les relier sûrement, c’est l’eau. Car tous deux sont désormais inscrits dans une solidarité de bassin versant. On l’a vu pour le Jardin Essentiel, mais c’est aussi le cas pour les acteur.ice.s du Marais Wiels qui se demandent quelle pourrait être la fonction hydrologique du Marais au regard des inondations du bas de la vallée.

Ces deux demandes de re-connaissance hydrologique deviennent une demande commune non seulement aux habitants et usagers de ces deux situations, mais à d’autres habitants encore qui veulent verduriser leur rue, ou qui contestent l’abattage d’arbres, et tant d’autres collectifs, mais aussi aux hydrologues et scientifiques impliqués et portés par des valeurs partagées. Plusieurs études sont menées sur la zone et une expertise nouvelle, qui se fonde tant sur les savoirs des habitant·e·s que sur ceux des scientifiques, dégage de nouvelles pistes. Il semble que les Nouvelles rivières urbaines puissent avoir une capacité égale à celle du bassin d’orage qui serait creusé sous le square Lainé, ce qui pourrait permettre au Jardin Essentiel de ne plus être menacé. Mais il apparaît aussi que le Marais Wiels pourrait devenir un bassin de rétention d’eau de pluie, pour autant qu’on le préserve en n’y construisant pas. D’une certaine manière, l’existence du Marais Wiels est une part de la solution face au problème du Jardin Essentiel.
Le Jardin Essentiel et le Marais Wiels, associés aux Nouvelles rivières urbaines qui pourraient se déployer sur la zone, nous invitent à
repenser la ville dans une perspective différente de celle de l’urbanisme classique. C’est une manière de faire la ville bottom up qui se dessine, qui avance par inclusions successives, en réseau, de points en lignes et de lignes en espaces. Une manière de faire la ville qui renoue avec les éléments, qui mime le vivant et en prend soin.
Peu dispendieuse en énergie et financements, mais riche en coopérations et en volontés communes. Une manière de faire la ville où la valeur d’échange est limitée par la valeur d’usage plus équitable, où le droit de propriété se confronte à un droit à la ville, et où l’expert ne disparaît pas mais compose et dialogue avec l’expertise des usagers des lieux. Une manière de faire la ville où le politique se fonde sur le fait que toutes ces « choses » se parlent. Une manière solidaire de faire la ville en prenant l’eau comme fil conducteur et en la laissant s’exprimer. On a le droit de rêver… Car à l’heure de l’écriture de ce texte, rien ne dit que le bassin d’orage ne se fera pas sous le square Lainé, rien ne dit que le Marais Wiels survivra. Si tel devait être le cas, cela signifierait que la vieille vision d’un urbanisme technocratique et affairiste, moderne mais pas « écologisé » resterait de mise. Il n’y aurait rien de nouveau sous le soleil, ou si peu.

Pour aller plus loin

  • Promenade organisée par la communauté hydrologique de Forest Nord en introduction à la conférence de Marielle Macé, « Des noues au nous » dans le cadre du Festival « 4 ideas / 4 days » de la Maison de la Bellone. https://4.days4ideas.be/fr/mariellemace
  • Cartes relatives aux inondations pour la Région bruxelloise, Bruxelles-Environnement.
    https://environnement.brussels/thematiques/eau/leau-bruxelles/eau-de-pluie-et-inondation/cartes-relatives-aux-inondations-pour-la