Alexandre Orban – 19 décembre 2013
Depuis plusieurs années, le Vieux Molenbeek fait l’objet de nombreux investissements divers qui transforment le quartier. Acteurs publics comme privés s’y entremêlent dans un engrenage complexe, au nom de la mixité sociale et du développement durable. Un processus relativement hétérogène qui tourne cependant vers une même direction : l’éviction des habitants les plus pauvres. Éclairage sur cette violence éminemment politique…
Quartier populaire
Le Vieux Molenbeek est un quartier de la commune de Molenbeek-Saint-Jean entourant la station de métro Comte de Flandre. Il se situe en face de la Ville de Bruxelles, séparés par la frontière administrative et symbolique du canal. Des types de populations aux caractéristiques générales spécifiques – largement différentes à celles de sa commune voisine – y habitent aujourd’hui. Un revenu annuel moyen bas, un taux de chômage élevé (et plus encore chez les jeunes), de nombreuses personnes originaires d’Afrique du Nord, une portion importante d’habitants « peu qualifiés »,… Lorsqu’on compare les statistiques du Vieux Molenbeek avec celles de la Région, les résultats sont frappants d’inégalités [1] ! Tout nous indique que ce quartier concentre principalement des populations fragilisées à la fois économiquement et socialement.
À côté de ce constat sociologique de base, d’autres types de publics semblent particulièrement investir le quartier depuis quelques années. Des personnes des milieux artistiques et culturels, des jeunes adultes de formation universitaire, des travailleurs du secteur tertiaire,… Bref, des groupes sociaux au capital économique et culturel très différents de la majorité des habitants du quartier [2].
Des investissements privés…
Ces nouveaux publics ne font pas que passer. Attirés par des avantages financiers divers (faible coût du foncier, prime à la rénovation,…), par le « charme » du passé industriel ou par la proximité du centre-ville, nombre d’entre-eux décident d’y investir économiquement. Ils viennent établir leur logement, profiter de certains services ou encore trouver du travail dans le quartier. Une myriade de petits projets se concrétisent (collectif d’artistes AuQuai, logements passifs de l’Espoir,…) et participent eux-mêmes à accroître l’attractivité de la zone.
Parallèlement, des promoteurs immobiliers et entreprises privées voient dans cette zone avantageuse un potentiel d’investissement très rentable. Plus encore lorsqu’elle répond aux attentes de ces nouveaux publics « branchés » et nettement plus solvables. Ainsi, des structures de plus grande envergure, tels que l’hôtel Meininger ou le magasin Dépôt Design, voient le jour, demandant des fonds monétaires faramineux. Parmi ces projets, nombre d’entre eux sont mis en œuvre avec la participation des pouvoirs publics (régionaux, communaux ou européens) par des partenariats publics-privés.
Tous ces investissements privés sont dispersés ci et là dans le quartier. Lorsqu’on les envisage de manière isolée, ces nouvelles structures n’ont pas beaucoup d’impacts sur les types de populations présentes dans le Vieux Molenbeek. Cependant, additionnées les unes aux autres, elles forment un mouvement socio-économique qui risque d’avoir des conséquences extrêmement néfastes pour les habitants fragilisés du quartier. Notons que ces nouveaux investissements ont d’ailleurs curieusement tendance à s’agencer sur les abords du canal plutôt que de s’engouffrer dans le centre de la commune. Comme s’ils formaient un front stratégique, jamais très loin de leurs source principale de clients « créatifs » qu’est la Ville de Bruxelles et s’appropriant petit à petit plus de territoire...
… et des investissements publics.
En analysant ces investissements privés, on se rend vite compte qu’ils semblent avoir tous été encouragés, d’une manière ou d’une autre, par les pouvoirs publics. Plusieurs acteurs entrent en compte et peuvent être regroupés selon leur origine institutionnelle.
Au niveau communal les investissements se focalisent ces dernières années sur des projets d’ampleur conséquente à échelle du quartier, à la fois concernant la taille physique de ces projets mais aussi par rapport à la multitude d’événements qui s’y déroulent. La Maison des Cultures et de la Cohésion Sociale, projet phare de l’ancien bourgmestre Philippe Moureaux (PS), est un de ceux-là, tout comme la réhabilitation d’une partie des anciennes Brasseries Belle-Vue en hôtel et en centre de formation aux métiers de l’hôtellerie.
L’échelle régionale semble avoir de loin la plus grande influence sur le quartier et sur les populations qui y habitent. Cette influence est gérée par différents organismes autonomes dont les principaux sont les Contrats de Quartiers Durables, la Société de Développement pour la Région de Bruxelles-Capitale (SDRB, renommée récemment CityDevBrussels) et Atrium. Ils sont à l’origine d’une multitude de projets différents comme la création de logements moyens, la rénovation de façades, l’installation d’œuvre d’art dans l’espace public, de piste cyclables, de passerelles au dessus du canal ou encore de logements sociaux destinés exclusivement aux artistes (Cheval Noir). Ces organismes sont des puissances financières considérables qui demandent des moyens colossaux. Alors même que les logements sociaux « classiques » (dont la liste d’attente en 2012 atteignait près de 39 000 ménages, selon l’Observatoire de la Santé et du social de Bruxelles-Capitale) suscitent nettement moins de réalisations concrètes.
Des organismes nationaux et supranationaux montrent eux aussi des intérêts de poids pour la « revitalisation » du Vieux Molenbeek. Ils soutiennent des projets de grande ampleur (comme l’hôtel Meininger) et des acteurs régionaux (comme les Contrats de Quartier) via le programme fédéral de la Politique des Grandes Villes et les Fonds FEDER de l’Union Européenne.
En outre, notons des contributions modestes à l’aménagement du quartier de la part des Communautés (française et flamande).
Projet politique
Il n’est pas difficile de faire le lien entre ces multiples influences publiques. Elles s’orientent toutes vers un objectif politique commun à plusieurs facettes : « rehausser » l’image du Vieux Molenbeek.
Dans cette optique, la création d’espaces à destination des « classes moyennes » ou plus riches est centrale. Le logement est le principal levier de cette dynamique. SDRB et promoteurs immobiliers invitent ces nouveaux publics à venir s’installer durablement dans le quartier via divers avantages économiques. Les anciens bâtiments industriels forment des grands terrains fonciers à bas prix particulièrement intéressant dans lesquels ces acteurs investissent souvent. Mais le développement de projets qui rendront le quartier plus attractif pour ces mêmes publics à d’autres dimensions. Les structures à vocation culturelle, touristique et artistique, voire même écologique, sont aussi fréquemment mises en place. Des domaines qui correspondent aux exigences de ces nouveaux publics au capital culturel et économique plus élevé. Car il est clair que leurs habitudes de vies ne sont pas les mêmes que la majorité des habitants du Vieux Molenbeek. Ces derniers se retrouvant peu dans les nouvelles structures culturelles et artistiques.
De plus, la plupart des nouveaux aménagements montrent une attention particulière pour la question de la sécurité. En effet, la représentation du Vieux Molenbeek que se font les personnes externes au quartier est la plupart du temps teintée d’insécurité et de danger. Un sentiment problématique auquel les projets urbains actuels ont tendance à vouloir remédier via l’installation de divers dispositifs (caméras, grillage, portiques,…). Alors même que nombre d’habitants affirment qu’il n’y a pas plus à craindre qu’ailleurs.
La politique générale de « revitalisation » du Vieux Molenbeek a pour principale idéologie de surface la mixité sociale. Un discours qui défend l’idée que c’est en disposant des publics riches près de publics pauvres qu’on aidera ces derniers à grimper sur « l’échelle sociale ». Mais dans les faits, rien n’a jamais corroboré cette idée. La simple proximité entre plusieurs ménages n’implique pas nécessairement qu’ils vont communiquer entre eux, et encore moins qu’ils vont se rendre plus riche l’un l’autre. Tandis que, comme précité, la majorité des « anciens » habitants ne se retrouvent pas dans les nouveaux lieux « branchés » qui apparaissent dans leur quartier. Ce n’est pas pour rien que nombres d’auteurs [3] ont déconstruit ce mode de pensée et dénoncé ses aspects pervers. D’un point de vue institutionnel et capitaliste, la mixité sociale a des avantages. Elle promeut une vision d’une société faites de personnes embarquées dans le même bateau et dont les tares sont simplement dues à des défauts de gestion. Le discours de la mixité sociale balaie des concepts profondément conflictuels comme « la lutte de classe » ou « les élites ». Un choix sémantique qui est loin d’être neutre.
Eviction et responsabilité
Toute modification spatiale d’un quartier a des implications sociales, économiques et symboliques. La « revitalisation » du Vieux Molenbeek n’est donc pas qu’une simple substitution de bâtiments. Les populations les plus vulnérables à ces transformations de l’aménagement du quartier étant les habitants les plus pauvres. En effet, l’avancement des politiques urbaines décrites précédemment semblent coïncider avec une élévation progressive des loyers. L’explication serait dans l’amélioration générale de l’image du quartier qui entraînerait une augmentation de la demande du marché locatif. Dans un quartier où la grande majorité des habitants n’ont pas les moyens d’être propriétaire de leur logement, les conséquences sont désastreuses. Ne pouvant suivre financièrement, les plus pauvres sont contraints de trouver un autre quartier où s’installer. Ce qui ne les aide certainement pas à sortir de leurs problèmes économiques et sociaux.
La corrélation entre l’agrégation de publics aisés (les investissements « branchés » en attirant d’autres) et l’éviction des populations les plus pauvres n’est pas immuable. Elle résulte d’un fonctionnement sociétal et de choix politiques dans lequel les pouvoirs public ont une grande responsabilité.
Question de priorité
Face à la « gentrification » du Vieux Molenbeek et en l’absence d’encadrement des loyers, les logements sociaux semblent être un élément particulièrement intéressant. De fait, ce sont des types de logements qui conviennent aux ménages à faibles revenus de par leur prix locatif bas. Mais plus encore, les logements sociaux sont protégés par une série de procédures administratives et légales qui empêchent d’être en proie aux augmentations locatives du marché privé. Ce qui en fait des structures accessibles faisant office de frein à l’éviction des populations les plus pauvres dans le Vieux Molenbeek, via les transformations urbaines précitées.
En 2012, l’Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale comptait 38 928 ménages inscrits sur les listes du logement social [4]. Un constat criant qui ne semble néanmoins pas prioritaire aux yeux des différentes autorités publiques. Celles-ci préfèrent investir massivement, avec l’aide des différents secteurs privés, dans des logements moyens et appartements de luxe, des hôtels et activités touristiques, des magasins « design » et des bureaux [5]. L’attractivité du quartier et son image aux yeux des « classes moyennes » et supérieures passent avant tout [6].
La solution au problème d’éviction des populations les plus pauvres du Vieux Molenbeek n’est peut-être simplement pas institutionnelle. La mobilisation et l’organisation d’habitants pour eux-mêmes et par eux-mêmes peuvent permettre de prendre du pouvoir sur la gouvernance d’un quartier. Et ainsi de faire « bloc » contre la spéculation immobilière, la transformation du quartier pour quelques-uns ou la construction de logement de luxe. Divers organisateurs de communauté, comme l’américain Saul Alinsky, ont déjà prouvé le potentiel de ce genre de logique. Le tout étant maintenant de mettre en marche cette dynamique collective par le bas et de s’approprier le devenir de nos quartiers.
[1] Les statistiques générales sont disponibles sur le site du Monitoring des quartiers https://monitoringdesquartiers.irisnet.be.
[2] Par ailleurs, parmi ces « nouveaux arrivants » se trouvaient de nombreuses personnes néerlandophones. Une caractéristique observée qui pourrait peut-être être corrélée avec les autres typologies citées ci-dessus. Mais ce ne sera pas l’objet de cette analyse.
[3] Comme Françoise Noël (chercheuse à l’Université Libre de Bruxelles), Emmanuelle Lenel (professeure et chercheuse à l’Université de Saint-Louis) ou encore Mathieu Van Criekingen (professeur et chercheur à l’Université Libre de Bruxelles).
[4] Observatoire de la Santé et du Social de Bruxelles-Capitale (2013), Baromètre social 2013, Bruxelles, Commission communautaire commune, page 66.
[5] On peut par exemple citer le réaménagement du bâtiment des anciennes brasseries Belle-Vue, le long du canal. La partie privée a été transformée en auberge touristique et en appartements de luxe. Tandis que la partie publique est en cours de travaux pour devenir un hôtel ainsi qu’un centre de formation aux métiers de l’hôtellerie.
[6] En guise de citation illustrative : « N’importe quoi ! Vous parlez de la gentrification ? Dites-moi où elle se produit ? Il n’y a pas eu de mutation sociale grave à Bruxelles ! La rénovation a des effets bénéfiques ! La classe moyenne a des exigences supérieures. » (Charles Picqué, ex-ministre-président de la Région bruxelloise, dans « le Soir », 20 octobre 2009).