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État et marché du logement : quels intérêts, quelles politiques ?

En Belgique, c’est aux acteurs privés que l’on laisse le soin de produire des logements en quantité et qualité adéquates, même si l’État intervient sur ce marché, soutenant à la fois la demande et l’offre. Bruxelles, capitale libérale d’un pays libéral, ne fait pas exception. Sa politique de l’habitat profite en fait essentiellement, comme dans le reste du pays, aux classes moyennes et supérieures.

L’État et l’offre de logements

En Belgique, différentes formes de « production » de logements coexistent. En banlieue et à la campagne, dans la plupart des cas, le logement est produit directement par le ménage qui l’occupera (qui est le « maître d’ouvrage », même s’il sous-traite la construction à un entrepreneur). A Bruxelles et dans les autres villes, la forme la plus courante de production de logements est la production par un « promoteur », qui peut être une institution publique ou — cas le plus fréquent — une société de promotion immobilière. On distingue à Bruxelles, comme dans la plupart des villes occidentales, trois « sous-marchés » de logements : d’abord celui du logement « libre », locatif ou acquisitif, dont le prix est tel qu’il permet au producteur de réaliser un profit suffisant. Ce segment de la production est donc laissé entièrement au privé. Ensuite, le secteur « aidé », essentiellement acquisitif : les logements qui doivent être accessibles aux revenus moyens ne permettant pas, à la base, un taux de profit suffisant pour le secteur privé, les pouvoirs publics interviennent sur ce sous-marché à travers des subsides aux promoteurs. On reconnaît le système de la SDRB (un peu plus de 3 000 logements vendus à Bruxelles ces 20 dernières années). Ces promoteurs-partenaires doivent vendre une partie des logements produits à un prix plafonné, mais ceux-ci rejoignent le marché libre quelques années plus tard. Enfin, le secteur « social », exclusivement locatif, destiné aux ménages les plus pauvres, et dont la production dégage un taux de profit faible voire négatif, si bien que les pouvoirs publics sont seuls à le prendre en charge. C’est le domaine de la SLRB avec ses 38 000 logements sociaux (7% du total des logements bruxellois).

L’importance respective de ces trois « sous-marchés » dépend à la fois du taux de profit exigé par le secteur de la promotion immobilière (qui dépend des taux de profit réalisables dans d’autres secteurs économiques), de la volonté d’intervention des pouvoirs publics et du pouvoir d’achat des différentes couches de population. Les ménages à faibles revenus qui ne trouvent pas à se loger, ni dans le social, ni dans le secteur aidé, se retrouvent dans le logement « libre ». Là, soumis aux conditions du marché (surtout en tant que locataires, mais parfois en tant que propriétaires occupants), ils doivent faire le choix entre être mal logés (logement de taille ou de confort insuffisant) ou consacrer une part trop élevée de leurs revenus aux frais de logement. Vu l’ampleur des besoins et le niveau de production dérisoire du « social » à Bruxelles (38 000 ménages sur la liste d’attente et un stock qui ne s’accroît que de 70 logements par an environ), le nombre de ménages se trouvant dans cette situation est très important. Le nombre de mal-logés sur le marché libre est en effet d’autant plus élevé que la crise du logement est aiguë. C’est parce que le stock de logements est mal réparti [1] et que la production « sociale » est insuffisante, que les bailleurs bruxellois ont la possibilité de louer à des prix surévalués des biens de piètre qualité et amortis depuis longtemps.

L’État promoteur... de la propriété privée

En réalité, la politique belge de l’habitat est depuis ses débuts plutôt axée sur le soutien à la demande de logements (acquisitifs) plutôt que sur l’offre. Les premières mesures prises par le gouvernement, à la fin du 19e siècle, avaient déjà pour but de favoriser l’accès à la propriété pour les travailleurs. Cette option était défendue à l’époque par les sociaux-chrétiens et s’opposait à la conception de certains socialistes qui défendaient plutôt la production massive de logements sociaux et d’autres formes de propriété collective. L’acquisition du logement était perçue par les catholiques comme un moyen de diffuser, parmi les travailleurs, les bienfaits d’une vie tournée vers de saines préoccupations familiales, et, par là, de garantir la paix sociale (et du même coup la compétitivité des entreprises). Les libéraux, eux, prônaient une intervention minimale de l’Etat, mais voyaient d’un bon œil la promotion du logement unifamilial pour les travailleurs : elle permettait de limiter l’agitation sociale et les risques de contagion liés aux grandes concentrations de logements ouvriers.

Ces différentes conceptions du logement des travailleurs se sont opposées durant tout le 20e siècle, mais la promotion de la propriété privée a toujours été l’option forte de la politique de l’habitat. Aujourd’hui, cela se traduit en premier lieu par les déductions fiscales dont bénéficient les ménages ayant contracté un emprunt hypothécaire, déductions qui coûtent à l’État plus de 1500 millions d’euros par an : de quoi construire plus de 10 000 logements chaque année ! Comme les autres déductions fiscales, celles-ci sont majoritairement mises à profit par les classes moyennes et supérieures [2]. Le bénéfice est assez relatif, cela dit, puisqu’il semble que ces déductions provoquent, entre autres, une augmentation des prix des logements (ce sont d’ailleurs les constructeurs et les agents immobiliers qui sont montés les premiers au créneau lorsqu’il a été question, récemment, de supprimer ces déductions).

Appliquant le même genre de recettes, la Région de Bruxelles-Capitale a instauré des déductions sur les droits d’enregistrement, une « aide à l’achat » qui lui coûte 49 millions d’euros par an (de quoi construire 450 logements sociaux...), et qui a un effet probablement très limité sur l’accessibilité des logements car les vendeurs la répercutent sur les prix qu’ils pratiquent. Le soutien à l’acquisition se fait aussi, à Bruxelles, à travers les prêts hypothécaires du Fonds du Logement et les primes à la rénovation. En ce qui concerne les primes à la rénovation, la lourdeur des démarches et les conditions d’octroi [3] ont comme conséquence qu’elles bénéficient surtout à des ménages ayant des revenus moyens ou supérieurs, s’installant dans les quartiers centraux. Les prêts du Fonds du Logement, eux, sont essentiellement utilisés par des ménages ayant des revenus inférieurs à la moyenne. A travers ces prêts, une partie des classes populaires quitte les quartiers centraux pour s’installer à l’ouest de la région.

L’État et l’évolution des quartiers

Voilà pour les (principales) interventions des pouvoirs publics sur le marché du logement. On pourrait s’étendre sur ce que l’État ne fait pas : toujours pas de régulations du marché locatif (le contrôle des loyers revient pourtant régulièrement sur la table à Bruxelles), pas non plus de politique visant une meilleure répartition des logements selon les besoins.

Mais il reste aussi à évoquer les interventions publiques qui pèsent, de manière plus indirecte, sur le marché du logement : les pouvoirs publics influencent en effet, de mille manières, la géographie des prix de l’immobilier. On peut montrer que, lorsque le sol fait l’objet d’un marché, la valeur d’un terrain dépend de l’utilisation que l’on peut en faire. Il se crée donc une sorte de hiérarchie des usages du sol, chaque propriétaire ayant intérêt à fixer pour son terrain un prix le plus élevé possible, c’est-à-dire compatible avec les activités les plus lucratives. Cela empêche alors d’en faire un usage « inférieur » dans la hiérarchie : s’il est possible de créer du logement de luxe dans un quartier, le prix du sol s’adaptera à cet usage potentiel et rendra l’usage en logement moyen ou populaire financièrement impossible. Or, cet usage potentiel du sol est fortement influencé par les pouvoirs publics. A Bruxelles, c’est dans les quartiers centraux que la hausse
des prix des logements est la plus forte, et les pouvoirs publics y sont particulièrement présents : rénovation des espaces publics (réaménagement de la petite ceinture ouest, des berges du canal, rénovations de voiries dans le cadre des « contrats de quartier »), modification des plans d’affectation du sol pour satisfaire au mieux les demandes des promoteurs (PPAS des rues Bara et de France derrière la gare du Midi, projet Up-Site en face de Tour & Taxis,...), encouragement de certains types de commerces « innovants » tandis que d’autres sont dissuadés (phone-shops), ou encore installation d’équipements — pensons à la rénovation subsidiée du Centre d’Art Wiels, par un promoteur qui vend des logements haut-de-gamme à proximité immédiate, tablant sur un « effet Guggenheim » dans l’ensemble du quartier,... On pourrait allonger la liste.

En conclusion, même si en termes de quantités, le marché du logement bruxellois est dominé par les promoteurs immobiliers, ce marché est très fortement influencé par les politiques publiques. La Région et les communes créent, de diverses façons, une nouvelle demande de logements moyens et haut-de-gamme dans les quartiers centraux, en même temps qu’elles orientent vers ces quartiers un investissement privé à la recherche de plus-values immobilières. L’essentiel du marché étant laissé à l’initiative privée, les pouvoirs publics — sans parler des habitants — n’ont aucune prise sur les hausses de prix que ces interventions ne manquent pas de provoquer. Ce que nous appelons la « crise » du logement, à Bruxelles, n’est que le résultat très prévisible de ce système !

Alice Romainville
chercheuse


[1Sur le marché libre, cette répartition déséquilibrée s’effectue entre une partie de la population qui sous-occupe de grands logements et une autre qui en sur-occupe de petits. Au total à Bruxelles, il y a bien assez de chambres pour tout le monde ! Voir « La Région de Bruxelles-Capitale face à son habitat », rapport VUB-ULB pour Mme Françoise Dupuis, 2007.

[2Voir « Les échos du Logement », 2008, volume 2.

[3Le montant de la prime varie inversement aux revenus du ménage, mais il n’y a pas de condition de revenu pour obtenir une prime dans les quartiers « en revitalisation ». Ailleurs, la prime est accessible aux revenus inférieurs à 60 000 euros par an (3,5 fois le revenu médian bruxellois). Ces plafonds ont été revus à la hausse récemment.