Inter-Environnement Bruxelles
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Et si le plus court chemin au cash devenait la monnaie locale & citoyenne

Alors que l’Épi lorrain, la plus ancienne monnaie locale et citoyenne en Belgique, a dépassé le cap des dix ans et démontré la capacité des MLC de durer dans le temps, l’engouement médiatique et citoyen autour de ces monnaies marque un net ralentissement [1]. Cette tendance pourrait cependant prochainement être inversée grâce à un nouvel atout des MLC. En effet, vu des difficultés grandissantes d’accès au cash en euro, l’utilisation des MLC pourrait être boostée par les partisan·anes du cash.

Bancontact © Matthias Förster - 2023

En dix ans, le paysage et les services bancaires se sont radicalement modifiés et ce, au désavantage des client·es et des petit·es commerçant·es qui disposent de moins d’agences et moins de services comme l’accès au cash alors que les frais bancaires augmentent. Dès lors, être une monnaie papier avec un bon réseau de comptoirs de change permet de mettre à disposition du public une quantité significative de cash. Dans un avenir très proche, l’accès au cash et la dimension humaine de ces initiatives pourraient représenter un avantage pratique mais aussi symbolique important et engendrer une plus grande utilisation de ces monnaies.

Les monnaies locales jouent cash depuis toujours

La mise en avant des objectifs [2] et des qualités des monnaies locales et citoyennes (MLC) en matière de résilience [3], circuit court, économie douce, gouvernance, émancipation citoyenne, ou encore d’impact environnemental et/ou simplement d’éducation à la finance responsable… a déjà fait l’objet de nombreux articles et analyses bien audelà de Financité qui accompagne ces dix-sept initiatives en Fédération Wallonie-Bruxelles.

À la lecture de celles-ci, il apparaît (évidemment) que les MLC ne sont pas magiques et ne peuvent régler à elles seules tous les problèmes causés par le modèle économique dans lequel nous vivons. Cependant, l’actualité fait apparaître une nouvelle qualité importante qui tombe à point nommé pour relancer l’usage et le soutien à ces monnaies dont la masse en circulation a subi une baisse notable en 2022.

Ce nouvel atout des MLC est qu’elles disposent en réserve, bien au-delà des montants déjà en circulation, d’une quantité d’argent liquide importante. À l’heure où les banques tentent de réduire l’usage du cash contre l’avis de la population [4], la perspective de disposer de billets de MLC pourrait attirer de nombreux utilisateurices inquiet·es face au « tout-numérique » et/ou soucieux·ses, pour une meilleure résilience, d’entretenir une diversité d’outils de paiement, ou de se garantir des moyens de paiement sans intermédiaire et gratuits (à la différence des paiements électroniques).

Avant d’aller plus loin, il faut se rappeler que l’objectif des monnaies locales et citoyennes est de faire circuler une monnaie mais dans un réseau limité de partenaires. Ceux-ci doivent respecter une charte de valeurs traduite en critères d’adhésion créés et débattus par un groupe citoyen (établi en ASBL). Cette monnaie est donc une monnaie d’échange qui vise à rester en permanence en mouvement de main en main pour faire tourner l’économie réelle. Inutile de glisser vos billets dans votre tirelire et encore moins de les apporter à la banque. En effet, les MLC se veulent aussi un outil contre la spéculation. Liée à la valeur de l’euro (et garantie par un montant équivalent en euros placés par l’ASBL dans une banque éthique et/ou au profit de la transition), cette monnaie s’utilise facilement, comme un chèque-cadeaux, même sans en maîtriser les finesses de sens.

Ces billets ne pouvant retourner à la banque tournent donc dans l’économie réelle au profit des membres locaux évitant ainsi la fuite des richesses vers l’économie mondialisée des multinationales et favorisant par ailleurs le maintien des savoir-faire et de l’emploi local.

Bien qu’utilisée de manière mineure actuellement, envisager que très rapidement un nombre très important de personnes doive, ou puisse, utiliser de la monnaie locale ne tient ni du fantasme ni de la théorie. En effet, suite aux inondations de juillet 2021, la commune de Theux avait en quelques jours organisé un marché local d’urgence pour permettre aux habitant·es de subvenir à leurs besoins malgré les inondations. Rapidement, le problème du cash s’était posé pour les petit·es producteur·ices non équipé·es de moyens de paiement numériques mais qui pouvaient pourtant nourrir la population qui, elle non plus, n’avait plus accès aux distributeurs de billets (sous eau). Quelques heures et quelques coups de fil plus tard, des billets de Val’Heureux (Liège) étaient rendus disponibles au syndicat d’initiative qui s’est alors improvisé en bancontact afin de mettre à disposition de toutes et tous la quantité de monnaie suffisante à leurs échanges.

Malheureusement, ce coup de main des MLC à la relance économique en situation de crise n’a fait l’objet d’aucune mise en avant par les médias nationaux. Pourtant, force est de constater que l’ASBL le Val’Heureux et le syndicat d’initiative ont réussi à faire le boulot des banques [5] en matière de « liaison » entre acteurices économiques dans un contexte extrêmement difficile alors que les banques étaient, elles, en incapacité de le faire.

À l’heure où les banques tentent de réduire l’usage du cash, la perspective de disposer de billets de MLC pourrait attirer de nombreux utilisateurices.

Haro sur le cash !

Depuis de nombreuses années, les banques mènent régulièrement un discours anti-cash tantôt se plaignant de son coût (transport, machines, personnel…), tantôt mettant en avant le danger que représente l’argent liquide pour les gens.

Le Covid a malheureusement été une terrible opportunité pour nous éloigner au plus vite du cash. Pour ce faire, les banques ont développé une double stratégie (élaborée de longue date) visant à la mise en place :

  1. d’un « bastonnage » (entendez « bashing » [6]) permanent du cash, l’affublant de tous les maux, allant même jusqu’à mentir (et se faire corriger par le BNB) quant au côté contaminant de billets au Covid ou encore agitant le danger de l’argent physique alors que les fraudes et piratages numériques sont en pleine explosion. Dans la foulée, les banques ont par contre oublié de nous dire qu’en passant à 100 euros par jour sans contact, une personne qui avait deux cartes se retrouvait donc en quelque sorte avec 200 euros sur lui (au porteur) chaque matin ! Situation sans doute assez rare en cash !
    Bien que de nombreux arguments soient au minimum disproportionnés [7], voire fallacieux pour certains, leur répétition a ancré dans l’esprit du grand public que le cash serait dépassé et/ou ne serait pas un outil à défendre et encore moins un enjeu citoyen ;
  2. d’une désertification bancaire généralisée allant de la fermeture des agences à la nonréouverture des guichets (existant encore) après le Covid, sans oublier l’organisation de la réduction de près de 30 % des distributeurs de billets d’ici 2025.

L’objectif visé est de provoquer ainsi une diminution de l’usage du cash par les client·es et de changer leurs habitudes afin que la suppression du cash ne crée plus aucune résistance alors qu’il s’agirait tout simplement d’une privatisation de la monnaie et d’une mainmise sur notre argent !

Malgré tout, de nombreux mouvements de résistance sont en route tant à propos du cash que de la déshumanisation des services aggravant la fracture numérique.

Cependant, comme le souligne l’analyse Financité [8] sur le « mauvais » accord signé par le gouvernement avec les banques au sujet du cash, la pression populaire n’est pas encore suffisamment forte pour arrêter cette dynamique imposée par les banques.

De nombreux mouvements de résistance sont en route tant à propos du cash que de la déshumanisation des services aggravant la fracture numérique.

S’il est trop tôt pour se résigner à la disparition totale du cash, il est urgent d’anticiper le manque de cash dans les mois à venir en mettant en place des stratégies collectives, notamment au moyen des monnaies locales et citoyennes.

Le réseau numérique est fragile et exposé en permanence à de problèmes internes et externes.

En attendant le c (l)ash…

Mais, au-delà des enjeux politiques et sociétaux liés au maintien du cash, quels sont les risques « mécaniques » liés à l’argent numérique ?

Cela nous est déjà arrivé à toutes et tous : le terminal de Mister Cash est en panne… Sans cash vous devez rebrousser chemin, faire quelques mètres ou kilomètres et aller acheter ailleurs. Bien entendu vous me direz que c’est aussi ce que vous auriez dû faire si le boulanger n’a pas de quoi rendre la monnaie sur votre billet de 20 euros. C’est vrai, à ceci près que, s’il accepte la monnaie locale (exceptionnellement ou pas), vous avez deux fois plus de chance d’avoir dans votre portefeuille de quoi arriver au montant attendu permettant ainsi une vente de plus pour le·la commerçant·e. Mais sortons du cas par cas et, sans tomber dans un récit de science-fiction, imaginons des situations à grande échelle qui toucheraient durant plusieurs jours le boulanger et tous les autres commerçant·es d’un quartier, d’une commune, d’une ville… comme cela est déjà arrivé en France ou en Amérique latine ou à certains endroits de la province de Liège suite aux inondations.

Si les pannes « système » de quelques heures (ou les temps d’indisponibilité pour mise à jour) ne sont plus exceptionnelles [9], quels autres phénomènes nous pendent aussi au bout du nez ou plutôt au bout du fil ! Nous ne faisons ici que les citer sans ordre ni de probabilité ni de gravité, mais afin de mettre en avant que l’ensemble de ces situations parfois légères font ensemble (au minimum) peser un risque lourd sur le système de paiement de nos achats quotidiens.

Problèmes internes aux banques :

  • maintenances et mises à jour du système informatique ;
  • failles d’un nouveau programme ;
  • bugs par exemple liés à la saturation du réseau lors de grosses journées type « black friday » ;
  • attaques du système informatique, par exemple, en vue d’obtenir une rançon de la banque ;
  • vols de données ;
  • vols de montants sur les comptes des client·es (même si normalement ces montants devront être remboursés).

Problèmes extérieurs :

  • pannes internet du fournisseur de la banque ;
  • pannes d’électricité généralisées liées aux infrastructures électriques, aux pics de consommation/black-out ;
  • effet en cascade de pannes suite à des événements naturels de grande envergure, inondation, grands vents froids, collisions de satellites… ;
  • terrorisme numérique ou attaque numérique commerciale.

On le comprend bien, le réseau numérique est fragile et exposé en permanence à de problèmes internes et externes. Pour les gestionnaires mais aussi pour les utilisatrices, anticiper une immobilisation longue du système ou des problèmes en cascade tient plus du bon sens que de l’appel au loup.

Que faire par ailleurs, même quand tout fonctionne, durant un long week-end de fête locale, pour prendre un verre en fancy-fair, aider un·e sans-abri, faire une cagnotte pour le départ d’un·e collègue ou encore donner l’argent de poche à ses enfants et les aider à gérer leur tirelire !

À l’inverse, si le réseau est le point faible du système informatique/électrique, le réseau humain de partenaires (prestataires et usager·es) des monnaies locales est un vrai plus. En effet, face à une situation exceptionnelle sans que celleci soit cataclysmique, disons une attaque informatique de quatre jours ! les MLC disposent déjà :

  • d’une cartographie des acteurs de la région,
  • d’une communauté humaine se faisant confiance, ce qui facilite la solidarité,
  • d’une expérience de gouvernance partagée permettant de coordonner collectivement les décisions à prendre dans l’intérêt général,
  • d’un stock de billets à mettre à disposition (non sans les compter avant de le mettre à disposition en échange de remboursement).

La monnaie est un bien commun, de nombreuses autres pistes de mise à disposition faciles peuvent voire le jour rapidement.

Passer du bancontact au banc-contact !

On peut évidemment garder les monnaies locales dans des caisses quelque part en attendant l’urgence. Mais, au vu des autres bienfaits des MLC comme le soutien au petit commerce, la promotion des circuits courts, le renforcement du lien social, la préservation du savoir-faire local… il est bien plus efficace d’augmenter la quantité en circulation dès maintenant.

Mais comment augmenter les moyens de se procurer du cash MLC pour pallier le manque de cash (momentané ou progressif) prévu par les banques ?

  1. La première chose est sans doute de vous approvisionner petit à petit mais régulièrement en MLC. En effet, plus les gens utilisent les billets plus il y en a qui tournent dans le réseau. La monnaie est donc là, comme l’eau dans le robinet, prête à servir. Il vous suffit pour ce faire de retirer du cash euro (tant qu’il y en a) et d’acheter des MLC dans un comptoir de change repris sur le site et/ou l’application de la monnaie de votre coin.
    Et pourquoi pas dès à présent faire un ordre permanent par exemple en versant automatiquement tous les mois 150 euros (numériques) à retirer sous forme de 150 MLC chez un·e prestataire près de chez vous ?
    Ou plus convivial : plutôt que d’apporter du vin lorsque vous êtes invité·e chez des connaissances, vous pouvez leur offrir quelques billets de MLC. Puis, à l’occasion de l’anniversaire de votre nièce, vous pouvez lui offrir un mélange (pour commencer) euro/MLC qui lui permettra de s’offrir un bon cocktail ou une pizza entre ami·es mais dans un commerce local.
  2. Les prestataires peuvent aussi jouer le jeu de l’air bag en devenant comptoir de change en permettant aux utilisateurices de venir changer des euros en MLC chez eux.
    Outre le change au comptoir durant les heures d’ouverture, les commerces qui disposent déjà de distributeur de pommes de terre, de pain ou autre peuvent aussi mettre à disposition des ASBL monnaies. Il suffit de concéder quelques compartiments de leur distributeur pour y glisser des enveloppes contenant de petits montants de MLC. Jour et nuit, même le dimanche de la fancy fair ou de ducasse, vous pouvez vous approvisionner en liquide alors que le Mister Cash du coin est vide depuis vendredi soir !
  3. Sans alourdir leur budget, les communes pourraient aussi gonfler la quantité de MLC tournant localement en versant en MLC des primes actuellement prévues en euros ! prime d’accueil, jubilé, obtention CEB… Cela aidera le public à mieux connaître sa commune mais aussi les plus petits commerçant·es qui ne voient souvent pas la couleur de ces primes « classiques » en euros aspirées par les ventes en ligne et/ou les grande surfaces.
  4. Et comme la monnaie est un bien commun, de nombreuses autres pistes de mise à disposition facile peuvent voir le jour rapidement.

Conclusion

Au vu de l’ensemble des risques environnementaux et/ou informatiques du réseau bancaire hyper numérisé, il est nécessaire de prévoir en cas d’accident des solutions efficaces d’accès au cash à grande échelle, mais adaptables à petite échelle selon les territoires concernés. Comme présenté plus haut au travers de l’exemple de Theux, les MLC peuvent servir de monnaie refuge particulièrement face au manque de cash en euros à venir.

C’est justement le travail que font les monnaies locales et citoyennes depuis de nombreuses années, ce qui leur permet aujourd’hui de disposer d’un outil solide de soutien à l’économie réelle. Cependant, les MLC sont des initiatives majoritairement portées par des bénévol·es et pas encore entrées dans les réflexes de consommation responsable du grand public. Dans un perspective de diminution drastique du cash, il est donc urgent de passer à l’action afin de donner aux MLC les moyens suffisants pour être une alternative au manque et/ou au besoin accru d’argent liquide.

Utiliser la Zinne à Bruxelles, le Yar à Tournai, le Volti à Rochefort est le premier niveau d’implication permettant au réseau de grandir tant au niveau des montants circulants que du nombre d’utilisateurices lui donnant plus de visibilité. Cependant, malgré les valeurs écologiques de ces projets, ceux-ci ne se déploient pas par la simple force du vent. Ces ASBL ont besoin de membres actif·ves capables de gérer les actions régulières d’information et de gestion, elles ont donc besoin, en plus d’utilisateur·trices, de forces vives participantes à ses structures de gouvernance.

Bien entendu, si Theux a pu bénéficier d’une quantité de billets de Val’Heureux suffisante, couvrir tout Bruxelles ou Charleroi demanderait de réimprimer en masse des billets, ce qui a ce stade du développement des MLC n’est pas à l’ordre du jour sans un élargissement du nombre d’usager·es. Alors que ce sont les citoyen·nes qui ont pris l’initiative de développer ces projets, les communes et/ou la Région wallonne pourraient aujourd’hui faire à leur tour preuve d’anticipation en soutenant le cash en billets de MLC. Cependant, il serait inutile d’imprimer et garder ces billets de MLC hors jeu (dans un coffre) en attendant un problème car, le jour venu, le public devra déjà être habitué à cette alternative et non pas la découvrir en urgence.

Et si le système numérique tenait bon ou si les banques revenaient sur leur stratégie actuelle, il reste au-delà de l’argument de l’accès au cash de nombreuses raisons d’utiliser ces monnaies circuit court, en versions cash et numérique d’ailleurs.

Les MLC peuvent servir de monnaie refuge particulièrement face au manque de cash en euro à venir.


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[2« Monnaies citoyennes, un territoire d’objectifs », 2019, Financité.

[5En règle générale, on peut résumer le métier bancaire à trois fonctions : la collecte des dépôts, l’octroi de crédits… mais aussi le devoir d’assurer les opérations de paiement afin de faire tourner l’économie.

[6Le bashing (mot qui désigne en anglais le fait de frapper violemment, d’infliger une raclée) est un « jeu » ou une forme de défoulement qui consiste à dénigrer collectivement une personne ou un sujet.