Tristan Wibault, qui a travaillé sur le droit des étrangers à l’Ambassade Universelle, partage son expérience : droit d’asile, accès aux droits sociaux, détention administrative, régularisation, protection de la vie privée, droit du travail, conventions d’occupation, Règlement Dublin...
On te connaît à travers ton implication à l’Ambassade Universelle et de par ton métier d’avocat. Quel est ton parcours ?
J’ai étudié le droit à l’UCL où j’ai découvert le droit des étrangers en stage professionnel, puis j’ai bifurqué vers d’autres choses. J’ai suivi un cursus sur les politiques de développement où les professeurs avaient un esprit assez critique et pointu. C’est à l’Ambassade Universelle que je me suis rebranché sur le droit des étrangers même s’il y avait d’autres personnes qui s’occupaient de ces aspects juridiques, notamment une juriste qui gérait le suivi des dossiers de régularisation des habitants de l’Ambassade. Au même moment, il y avait aussi tous les mouvements d’occupation comme celui des Afghans à l’église Sainte-Croix où j’ai commencé à travailler avec des avocats. Quand l’Ambassade s’est terminée, j’avais envie de me recentrer un peu. J’ai été engagé comme juriste en droit d’asile au Comité Belge d’Aide aux Réfugiés (CBAR). Cette association n’existe plus, elle a été dissoute récemment.
Pourquoi le CBAR ?
Le CBAR était une asbl qui avait comme objet social l’aide juridique aux demandeurs d’asile. Elle a été financée pendant longtemps par le Haut Commissariat des Nations unies pour les réfugiés (HCR ), c’était donc très cadré, elle était un peu à part dans le milieu des associations en Belgique dans le sens où ce n’était pas une association qui faisait du lobbying, c’était vraiment très technique. On essayait de trouver des solutions pour des cas individuels en travaillant en binôme avec des avocats.
Concrètement, c’était du travail en réseau. Mon travail consistait à fournir des conseils juridiques à des demandeurs d’asile détenus. J’avais un droit de visite et j’étais en lien avec tous les visiteurs des centres fermés. Nous étions deux à faire cela. On allait très régulièrement à la frontière près de l’aéroport, où il y avait le plus de demandeurs d’asile. On lisait les rapports de visite et on s’occupait beaucoup des cas que l’on appelait « Dublin », en référence au règlement décidant du pays dans lequel le demandeur d’asile doit déposer sa demande. Il y avait aussi des questions de procédures d’expulsion pour ceux qui avaient été déboutés mais dont le dossier devait être rouvert.
J’ai fait des notes juridiques sur tous les points de droit possibles et imaginables et liés à la détention administrative. Après avoir travaillé 7 ans à ceci, dont 5 exclusivement sur l’aide juridique pour les demandeurs d’asile en centres fermés, j’avais un peu fait le tour et je travaillais finalement toujours avec les mêmes avocats. Donc je me suis dit que je travaillerais d’autant mieux avec les personnes en étant moi-même avocat et je me suis inscrit au Barreau.
Pendant cette période, étiez-vous en conflit permanent avec l’administration et sa casquette politique ?
Ce qui est intéressant c’est que tu n’es jamais tout seul. Quand on s’est battu pour que les gens ne soient plus renvoyés en Grèce dans les années 2008 à 2011 et jusqu’à ce qu’on gagne ce jugement à la Cour européenne des droits de l’homme à Strasbourg (CEDH ), cela a créé une dynamique collective très forte entre des avocats et d’autres acteurs. Au bout d’un moment, dès qu’il y avait quelqu’un qui risquait d’être renvoyé en Grèce, il y avait toujours un avocat pour déposer un recours à la CEDH . C’était un élan considérable et je crois que les avocats belges ont été assez dynamiques. C’est très intéressant quand tu arrives comme ça à démultiplier les efforts, ça peut être une puissance énorme. Ce n’est pas pour rien qu’on veut dégager les avocats en droit des étrangers.
Pourquoi avoir choisi de travailler dans un cabinet d’avocat ?
J’avais envie de pouvoir travailler avec d’autres avocats qui sont sur d’autres questions juridiques sur lesquelles je ne connaissais rien et de partager des expériences. Le cabinet qui a accepté de m’engager et où je travaille maintenant depuis 3 ans essaye de développer des questions transversales. La question du logement par exemple. Tous nos clients, quel que soit leur profil, ont des problèmes de logement.
Qu’est-ce que cela a changé pour toi ?
Je n’ai pas l’impression d’avoir changé de travail, simplement je n’ai plus de patron et j’en suis très content. Je choisis mes défenses. Je fais toujours beaucoup d’asile, mais j’ai déjà élargi beaucoup dans les faits, puisque dans le droit des étrangers, il y a beaucoup plus que le seul droit d’asile. Je m’intéresse aussi à l’accès aux droits sociaux. C’est intéressant d’avoir des avocats qui connaissent bien le droit des étrangers et qui maîtrisent aussi le droit social. On voit que les droits sociaux des étrangers sont les premiers à être sous pression. J’essaie donc de me former petit à petit au droit social. La pratique du droit des étrangers m’a conduit à bien connaître les droits fondamentaux, la jurisprudence de la CEDH et notamment la protection de la vie privée. Je m’intéresse aussi aux questions d’accès aux données. Comme les étrangers sont les premiers à avoir été fichés, j’en viens à connaître cette matière. Une question récurrente en centre fermé : que vont-ils faire de mes empreintes digitales ? Cela m’intéresserait de pouvoir développer ceci sur une base plus large.
As-tu travaillé des dossiers en lien avec le droit du travail ?
Oui, par rapport aux questions de permis de travail forcément, mais ça reste archaïque comme matière. Justement, j’ai assisté récemment à une formation à ce sujet donnée par l’ADDE (Association pour le Droit des Étrangers). Un des formateurs travaillait pour l’OR .C.A (Organisation pour les Travailleurs Immigrés Clandestins) qui défend beaucoup les travailleurs exploités sans-papiers. Le droit du travail, c’est aussi toute la question de la personne qui est employée sans titre de séjour. Quand il y a un accident de travail, la personne est quand même protégée par la législation du travail et l’employeur ne peut pas se décharger d’un certain nombre de responsabilités, même s’il n’y a pas de contrat de travail.
Vous occupez-vous du droit au logement ? Qu’est-ce qu’implique la loi anti-squat ?
D’après les avocats qui travaillent là-dessus, une bonne partie des conventions d’occupation qui sont signées à Bruxelles viennent après occupation. Le fait de criminaliser le squat va changer le rapport de force, ça me paraît assez évident. On voit bien que la question d’avoir un lieu pour mener une lutte quelle qu’elle soit est aussi un enjeu très important. Si cette loi passe, c’est un mode d’action qui va disparaître ou du moins qui va se restreindre parce que criminalisé.
Pourquoi devons-nous passer par toute une armada de dispositifs (assemblée des juges, différentes Cours européennes, etc.) pour faire valoir des droits ? Tu peux expliquer ton combat pour les visas humanitaires ?
J’ai été intéressé à la question des visas depuis mon travail au CBAR , à l’époque la seule ONG qui avait développé une réelle expertise sur le regroupement familial des réfugiés. La dernière année où j’y travaillais, les deux collègues qui s’occupaient des visas étaient sans arrêt sollicités par des Syriens qui demandaient comment faire venir leur famille. Alors on en discutait pour trouver des solutions.
Et puis quand j’ai commencé au bureau d’avocats, j’ai eu deux, trois dossiers où j’ai obtenu un visa humanitaire. Notamment, un monsieur syrien qui était handicapé mental et dont toute la famille était venue en Belgique avec un passeur, sauf lui qui n’était pas capable de voyager dans ces conditions. Après des mois de procédures au tribunal, il a enfin obtenu son visa.
Je connaissais l’avocat Thomas Mitevoy qui travaillait sur ces questions et on s’est demandé pourquoi ne pas faire de demande sur la base de l’article 25 du code des visas qui stipule que l’on peut avoir un visa court séjour pour un motif humanitaire. J’avais lu sur le blog d’un prof d’université en Angleterre un petit commentaire de jurisprudence où il estimait qu’on pourrait interpréter l’article 25 en ce sens. À différents endroits, on voyait cette réflexion poindre. Souvent la pratique découle de réflexions collectives car nous sommes dans un tissu linguistique d’interprétations, mais au final, ces lectures doivent être audibles.
De toute évidence ici, les conséquences politiques étaient trop importantes et la Cour nous a simplement répondu qu’elle n’était pas compétente pour répondre à la question de savoir ce qu’on entend par « raisons humanitaires » pour la délivrance d’un visa.
Tout le droit de l’immigration est désormais configuré par des textes de lois européens. Donc cela crée des nouvelles tensions dans son interprétation. Pour maintenir une uniformité de ce droit et éviter que chaque État le dénature à sa façon, il y a cette idée d’une Cour centrale. On peut alors demander une interprétation à la Cour de justice de l’Union européenne qui donnera une réponse, suite à quoi tous les juges doivent appliquer la disposition en suivant cette interprétation.
Cela a donné quelques jugements incroyables qui changent radicalement la façon de regarder ce droit. Au niveau national, le droit de l’immigration est souvent construit comme une exception aux autres droits. Cela a donc permis d’ouvrir de nouvelles portes. Malheureusement, cette page est en train de se tourner et il n’est pas certain que le droit européen garantisse encore cela pour l’avenir.
Tu parlais tout à l’heure de la famille syrienne arrivée illégalement en Belgique et qui a obtenu plus tard le droit de faire venir un membre de sa famille. Y a-t-il plus de chance en trompant les procédures ?
Il y a le droit de sortie mais pas le droit d’entrer. L’Espagne vient d’être condamnée par la Cour de Strasbourg pour avoir repoussé des gens qui grimpaient sur la barrière de Melilla il y a quelques années. La Cour européenne des droits de l’homme a donné raison aux plaignants qui déclaraient qu’ils auraient dû pouvoir entrer et être enregistrés comme demandeurs d’asile. On a là explicitement un jugement qui dit qu’un demandeur d’asile a le droit d’entrer par tous les moyens.
Tout avocat qui creuse finit toujours par se retrouver face à des questions que lui amène son client et qui vont l’amener autre part.
Par exemple, j’ai beaucoup de clients qui viennent de Gaza. Ce sont des procédures d’asile qui traînent énormément alors que ça ne devrait pas poser de problème d’être reconnu comme réfugié. Mais bon, des décisions négatives sont prises, annulées par des juges et ainsi de suite. Les gens qui sont dans des centres d’accueil parfois depuis plus d’une année n’en peuvent plus. Les assistants sociaux interpellent l’avocat pour accélérer la procédure d’asile car la personne va mal. C’est normal d’aller mal sans aucune intimité et possibilité de se construire sa propre existence sur d’aussi longues périodes. Mais en fait, à ce moment-là, ça déborde du cadre légal convenu. Ce sont des choses que je trouve intéressantes dans le travail d’avocat. Il faut résister face au fonctionnement que l’on veut t’imposer et qui fait que tu es débordé et que tu n’entends plus ton client quand il te pointe un problème.
Quels sont les grands changements dans le droit d’asile depuis le début de ta pratique ?
J’ai commencé quand tout le système avait été réformé au niveau de l’asile, justement pour transposer les textes européens. Il a fallu travailler avec des normes qui ne sont plus issues du droit national mais avec le droit européen. Pour le droit d’asile particulièrement, je ne sais pas s’il y a vraiment eu des changements importants dans le sens où il y a depuis longtemps un système de suspicion qui est mis en place car c’est considéré comme une des dernières portes ouvertes d’immigration et il y a l’idée que les gens vont abuser de cette porte. Malgré tout, c’est un droit assez protégé par les conventions internationales avec des critères et des évolutions bien établis. Par exemple, plus personne ne met en cause le fait qu’une femme puisse être protégée parce que c’est une femme face à certains contextes. Cela ne fait plus de débat comme il y a vingt ans. Il en est de même pour les personnes homosexuelles. Les textes ont accompagné l’évolution de la société en intégrant des catégories sociales vulnérables.
Par contre depuis quelques années, il se passe des choses catastrophiques au niveau de l’accès à l’asile, par exemple les Soudanais. Ces personnes subissent une telle répression durant toutes les étapes de leur voyage qu’ils finissent par faire le choix de disparaître en ne demandant plus l’asile. Cela montre l’impasse des choix que posent les pays européens.
J’ai des clients qui sont arrêtés à Vintimille, renvoyés dans le sud de l’Italie et enfermés dans les fameux hot-spots. Là, on leur fait un chantage nourriture contre empreintes digitales. L’hiver dernier, un client m’a raconté avoir été refoulé 23 fois de Hongrie… C’est inimaginable la souffrance infligée à des personnes qui ne font que traverser l’Europe.
Je ne pense pas que le droit d’asile a été pensé comme un geste gracieux. Il fallait pouvoir gérer des centaines de milliers de personnes qui vivaient en Europe sans statut mais que l’on ne pouvait pas renvoyer dans leur pays d’origine, c’est la base de la Convention de Genève.
En 2015, il s’agit d’un mouvement de population important qui arrive vers l’Europe. Ce sont des parcours migratoires auto-organisés qui se font par petits bouts et qui peuvent aller très vite. Les chefs d’États européens ont paniqué et se sont retranchés derrière le règlement de Dublin qui est un système foireux mais qui est maintenu coûte que coûte. Pour la Grèce, c’est juste une catastrophe car elle n’a pas énormément de moyens ni l’envie d’être le pays qui accueille le plus de demandeurs d’asile. Il y a des camps financés par l’Union européenne qui ne sont pas aux normes. Tsípras a fait fermer les centres de détention en arrivant au pouvoir mais les a vite remis en place après que l’Union européenne le menace de devoir rembourser ces aides. À chaque fois, ils essayent de sauver ce « Règlement Dublin ».
Ce « Règlement Dublin » ne fonctionne pas. La gare du Nord et Calais, c’est le « Règlement Dublin ».
Ce « Règlement Dublin », c’est quoi exactement ?
Au départ, c’est un accord entre quelques pays de l’espace Schengen, afin d’éviter qu’une personne fasse une demande d’asile dans un autre pays quand elle est déboutée dans le premier. Après l’ajout de différents critères, cet accord a été repris par les différents pays européens. Dans la grande majorité, c’est le pays de première arrivée qui doit traiter la demande d’asile. Les pays périphériques sont donc les plus exposés.
C’est parce que l’on voulait être certain de pouvoir faire fonctionner ce règlement que les États ont également uniformisé les règles du droit d’asile entre les pays.
L’outil qui permet de faire fonctionner ce règlement, c’est la banque de données des empreintes digitales. Elle sert à l’enregistrement des passages aux frontières et aux introductions des demandes d’asile. Aujourd’hui, on autorise aussi sa consultation par la police en organisant la connexion entre les différentes banques de données. Grâce aux empreintes, l’Office des Étrangers peut demander au pays d’entrée de prendre en charge la demande d’asile.
Ce « Règlement Dublin » ne fonctionne pas. La gare du Nord et Calais, c’est le « Règlement Dublin ».
Ce sont des dynamiques inhérentes aux réfugiés qui font que ça ne fonctionne pas. Alors pour que ça marche, ils veulent à présent réprimer les réfugiés en ayant plus systématiquement recours à la détention, avoir la possibilité de radier quelqu’un de sa demande d’asile s’il ne reste pas là où on lui dit de rester. Ce sera l’étape suivante.
Est-ce qu’il y a des propositions d’alternatives à ces politiques que tu dénonces ?
Oui, il y en a plein ! Par exemple, étant donné que les personnes choisissent majoritairement un pays en fonction des relations familiales, il s’agirait d’élargir les critères familiaux. On pourrait aussi imaginer fonctionner avec des formes de quotas où les pays les plus riches et les plus peuplés accueilleraient plus de personnes. Il y aussi des propositions pour donner la liberté de circulation aux réfugiés dès qu’ils sont reconnus, pour qu’ils ne soient plus coincés pendant cinq ans au moins dans le premier pays.
Qu’est-ce que ce genre de propositions met en péril au niveau du système ?
Cela renforce l’attractivité des pays centraux mais ça ne met rien en péril. Ils sont attractifs parce qu’ils sont économiquement forts et qu’ils ont des histoires migratoires anciennes qui font que des communautés existent. Plus de liberté permettrait de sortir de cette spirale de répression dans laquelle nous pousse le règlement actuel. Je crois que le refus d’accueillir est uniquement une question idéologique de la part de nos pays.
Propos recueillis par
Inter-Environnement Bruxelles