Inter-Environnement Bruxelles
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C’est à un projet de changement du réel que cherchent à nous rallier les appels insistants à rendre la ville « intelligente ». L’impulsion vient de grandes entreprises privées. Néanmoins, les pouvoirs publics urbains semblent se laisser convaincre avec de plus en plus d’enthousiasme par cette utopie.

© Thomas Burion - 2021

« Année 2035. Auderghem, chaussée de Wavre. Je sors de chez moi. Il est 8h22. Le module Toyota que j’ai commandé hier soir via mes Google glasses est pile à l’heure. Je m’installe confortablement, côté fenêtre. Et c’est parti pour mon premier trajet de la journée. J’ai fini par m’habituer à ces véhicules sans conducteur. 8h26 Square Montgomery. Je descends au son d’une agréable voix qui me souhaite une bonne journée. Je marche 10 mètres jusqu’à l’escalator de la station d’hypertube qui m’engloutit vers le quai. 8h32. Une capsule s’arrête juste en face de moi. Je m’assied, boucle ma ceinture. Accélération. J’arriverai au Palais 12 à 8h37. Juste le temps de prendre un café avant d’assister à la conférence sur la législation des voitures volantes. » [1]

L’imaginaire qui s’est donné le nom de « smart city » n’est pas très rêveur. Sa vision est futuriste, mais elle parle d’un futur proche, reprenant des technologies qui existent déjà ou qui ont déjà été mises en place ailleurs. Son avenir radieux semble à portée de main. Qui a conçu cette utopie ? D’où vient-elle ? Quelle est sa substance, sa rationalité ? À ces questions, on répondra : la « smart city », c’est une utopie patronale de perception intégrale et de pilotage automatisé par des lignes de code informatique de tous les fonctionnements urbains, en vue de leur « optimisation ».

D’où ça vient ?

À vrai dire, l’idée de « smart city » n’est pas neuve. Elle réactive plutôt le vieux fantasme de la cybernétique, formulé à l’aube de la Guerre Froide à l’initiative de militaires. Il s’agissait alors de concevoir les systèmes d’interaction les plus fusionnels possibles entre les soldats et leurs armes, de plus en plus sophistiquées. Plus largement, le rêve cybernétique était d’unifier l’humain et la machine, fantasme qui produisit la figure du cyborg, puis tomba progressivement dans l’oubli. Dans les années 1980, il inspira encore les personnages de Robocop et de Terminator. [2]

Ce qui nous est aujourd’hui présenté comme « smart city » a commencé à faire parler de lui au milieu des années 1990. Cette fois, l’impulsion a été donnée par quelques grandes entreprises, alléchées par l’ampleur des marchés potentiels de « l’intelligence urbaine ». Ces forces économiques ont rapidement trouvé une oreille attentive du côté de gouvernements urbains à la recherche de nouveaux « partenaires » (privés) pour réorganiser leur « gouvernance » et prêts à adopter « l’impératif de compétitivité territoriale » comme alpha et oméga de toutes leurs politiques de développement. Le thème de la « ville intelligente » a ainsi émergé comme « une initiative ‘technopush’ qui a su s’imposer comme un modèle d’urbanisation viable et souhaitable, renforcée en cela par les prédispositions des collectivités à la dévolution d’un certain nombre de leurs compétences techniques à des opérateurs tiers sous l’influence du New Public Management et à la conviction que ce secteur (numérique, économie de la connaissance…) constitue le moteur par excellence de la compétitivité économique » [3]. La « smart city », en somme, c’est donc d’abord l’autre nom de l’entrée dans la fabrique des politiques urbaines de géants industriels tels que Siemens, IBM, Toshiba, Cisco puis Google, Amazon, Orange, Uber,…

Le rôle d’IBM est emblématique. Cette multinationale de l’informatique a commencé à s’intéresser de près à la « smart city » au début des années 2000, alors que ses affaires n’allaient pas très bien (au point qu’elle dû céder son activité de fabrication de PC à un concurrent chinois – Lenovo – en 2005). Il lui fallait trouver d’urgence de nouveaux domaines d’activité lucratifs. C’est à ce moment que certains cadres d’IBM identifièrent le « marché des villes » comme à la fois potentiellement énorme, très profitable et encore largement sous-exploité [4]. Selon les termes de la firme, cette nouvelle activité consiste à « insuffler de l’intelligence dans les systèmes et les processus qui font fonctionner le monde – dans des éléments que personne ne considère comme des ordinateurs : voitures, appareils, chaussées, réseaux électriques, vêtements et même systèmes naturels, comme l’agriculture et les cours d’eau » [5].Depuis lors, la multinationale a signé des contrats de consultance ou d’équipement avec un grand nombre de villes à travers le monde et elle est devenue propriétaire de la marque déposée « smarter cities »®. Si IBM a beaucoup fait pour qu’émerge le thème de la « ville intelligente », elle n’a pas été seule. De fait, l’audience et la diffusion actuelles du thème de la « smart city » tiennent beaucoup à des stratégies de grandes entreprises pour gagner des parts d’un nouveau marché qu’elles-mêmes s’efforcent de construire depuis une vingtaine d’années.

IBM en goguette à Bruxelles

L’extrait de la communication d’entreprise d’IBM repris ci-dessus provient d’un rapport rédigé par une équipe de six experts de la firme envoyés à Bruxelles pendant trois semaines, au début 2015. Cette visite fait suite à la candidature, couronnée de succès, du gouvernement régional au « Smarter Cities Challenge » d’IBM. La firme présente cette opération comme son « programme de citoyenneté visant à bâtir une planète plus intelligente » et comme sa « plus grande initiative philanthrope ». Depuis 2010, plus de 100 autres villes ont vu leur candidature approuvée, d’Accra (Ghana) à Lodz (Pologne) en passant par Medellin (Colombie), Detroit (USA), et Xuzhou (Chine) [6]. La « smart city » se veut tout terrain.

Pour Bruxelles, le rapport aurait couté 470 000 euros, entièrement pris en charge par IBM  [7]. Son contenu porte sur un « défi », posé d’entrée de jeu : « aux heures de pointe, la région de Bruxelles-Capitale fait face à d’importants problèmes d’embouteillage impliquant aussi bien les véhicules privés que les transports publics ». S’ensuit une petite vingtaine de pages qui débouchent sur quatre recommandations principales : « établir un cadre pour les données publiques (en matière de mobilité) » ; « déployer des technologies intelligentes (pour) une meilleure fluidité du trafic » ; « créer une stratégie de communication efficace qui donne envie aux citoyens de partager leur avis » ; « définir un partenariat de transport chargé de gérer les services de mobilité ». En somme, réduire les embouteillages passerait donc par la production et le traitement en continu de données (fournies par les institutions publiques et les « clients » des différents modes de transport), par l’équipement de la ville en nouveaux outils technologiques (des feux tricolores « intelligents », un système d’information sur la disponibilité de places de parking tout aussi « intelligent »,…) et par de nouvelles structures de « gouvernance » déployées à l’échelle métropolitaine.

Tout ceci est cousu de fil blanc… mais il y a plus. La lecture du rapport montre en effet à quel point les envoyés d’IBM sont parvenus à aplatir la complexité des questions de mobilité, rabougrie dès le départ à la seule question des embouteillages, dont les causes sont à peine envisagées. En termes de méthode, les experts d’IBM ont fait deux choses : reprendre des études existantes (financées par des deniers publics, elles), dont ils ne retiennent au final qu’une infime portion, et rencontrer une série d’acteurs dûment sélectionnés, à savoir : des fédérations patronales (BECI , Agoria, Brussels Metropolitan, Voka), un lobby pro-voiture (Touring), un publicitaire qui loue des vélos (JC Decaux) et une entreprise qui loue des voitures électriques (Zen Car) – en plus des institutions directement en charge du transport des personnes à Bruxelles (Bruxelles Mobilité, SPF Mobilité et Transport, STIB, De Lijn, SNCB,…). Aucune trace parmi leurs interlocuteurs d’associations de cyclistes ou d’usagers des transports publics, de syndicats, d’associations environnementales, etc. En somme : aplatir d’entrée de jeu la complexité du réel, ne pas chercher les causes des problèmes étudiés, se parer d’une légitimité scientifique en citant des travaux dont on ne retient à peu près rien, se faire la chambre d’écho d’intérêts particuliers (patronaux et pro-voiture, en l’occurrence), évacuer toutes paroles hors-champ et recommander in fine aux pouvoirs publics ce que l’on a à vendre. La philanthropie n’a sans doute jamais autant ressemblé à de la supercherie.

On connecte bien les vaches

Le rapport des envoyés d’IBM donne aussi à voir le raisonnement qui soutient l’idée d’une « ville intelligente ». Tout part d’une façon de concevoir la ville comme un grand système technique, d’objets et de personnes. Chaque « problème urbain » est alors vu comme un dysfonctionnement d’un sous-système particulier (le problème embouteillage dans le sous-système mobilité, par exemple). Arrive ensuite la solution : des algorithmes, toujours plus développés, qui permettront de corriger ces dysfonctionnements. La condition sine qua non de la « smart city » a donc pour nom Big Data, c’est-à-dire, la mise en données perpétuellement expansive de tous les éléments du système-ville. Ce sont ces données qui doivent alimenter les tableaux de bord sur base desquels les nouveaux pilotes de la « ville intelligente » pourront opérer. Cette production continuelle de données suppose à son tour une implantation à grande échelle et tous azimuts de capteurs et de puces de géolocalisation [8]. Déjà, la fédération patronale bruxelloise appelle en ce sens à « faire évoluer la législation pour ‘libérer’ les données – sans préjudice du respect de la vie privée. Ce sont elles qui permettront d’organiser le ‘chaos urbain’ ; ce sont elles qui alimenteront le développement socio-économique des villes dans les prochaines décennies » [9]. En Ecosse, une start-up a déjà implanté des capteurs sur des vaches pour informer l’éleveur en temps réel sur l’état hormonal et la production de lait de celles-ci…

L’utopie de la « ville intelligente » ne porte donc ni sur une transformation radicale des formes urbaines existantes, ni sur une réhabilitation nostalgique d’une ville ancienne fantasmée. Il s’agit plutôt de créer un double numérique de tous les éléments qui compose la ville, humains compris, en vue de son pilotage « optimal », en temps réel, par des protocoles informatiques de plus en plus pointus.

Insidieusement, cette utopie de perception intégrale et de pilotage automatisé de tous les fonctionnements urbains fait reculer le politique. Une nouvelle technocratie publique-privée prend les devants, s’installe en amont du politique, à bonne distance des lieux de délibération démocratique. Gouverner la ville devient une affaire d’ingénieur système. En cas de canicule, de chômage, de grève ou de crise du logement, contactez votre administrateur système.

Mathieu Van Criekingen
enseignant-chercheur, Université Libre de Bruxelles

Saurez-vous reconnaître l’intelligence ?



Depuis quelques semaines, 18 poubelles dites « intelligentes » ponctuent le piétonnier du centre de Bruxelles. Reconnaissables à leur panneau photovoltaïque, elles peuvent compresser les déchets que le passant lui glisse et, atout ultime, elles préviennent elles-mêmes le service propreté une fois pleines. L’installation de 12 autres poubelles « intelligentes » autour de Schuman est prévue pour bientôt. Mais l’intelligence se paie (4 200 euros / pièce à l’achat) et a quelques limites : la poubelle intelligente ne trie pas, n’a pas de couvercle amovible pour les plus gros déchets, ne colore pas le paysage, ne fait pas sourire, ne permet plus de passer le bras pour « faire les poubelles »,…


[1Extrait du rapport d’activité 2015 de BECI, « Smart Mobility. Ce sera au temps où Bruxelles roulera », p.6.

[2Lire Antoine Picon, « Smart Cities : théorie et critique d’un idéal auto-réalisateur », Paris, Éditions B2, 2013.

[3Jean Danielou et François Ménard, « L’art d’augmenter les villes, (pour) une enquête sur la ville intelligente », rapport PUCA, septembre 2013, p.13 (en ligne sur le site du PUCA : www.urbanisme-puca.gouv.fr).

[4Selon une étude de marché relayée par le magazine Forbes (19/6/2014), le potentiel du marché des « smart city » est estimé à 1 500 milliards de $, c’est-à-dire un peu plus que le PIB espagnol.

[5IBM, Rapport du Smarter Cities Challenge – Bruxelles, juin 2015, p.4. L’entièreté du rapport est disponible sur le site de Bruxelles Mobilité et celui du Smarter Cities Challenge d’IBM.

[6Pour la liste complète, voir : https://smartercitieschallenge.org.

[7Montant cité dans Alteréchos, n°406, 8 juillet 2015. Il est vrai qu’avec 100 milliards $ de chiffre d’affaires annuel mondial, on peut se permettre quelques extras…

[8Lire Eric Sadin, « La vie algorithmique. Critique de la raison numérique », Éditions L’Échappée, 2015.

[9Extrait de l’éditorial du rapport d’activité 2015 de BECI, « De l’intelligence pour la ville et pour l’humain », p.1.