Le premier Bruxelles en mouvements (BEM) de 2024, année du jubilé d’Inter-Environnement Bruxelles, est aussi une première dans l’histoire des BEM. En effet, aucun numéro n’a encore été consacré aux « questions animales ». Entre destructions par le capitalisme, effondrement des espèces et remise en cause du naturalisme, plusieurs raisons mènent à proposer une telle thématique aujourd’hui.
Si l’on excepte les vaches en tant que matière première de l’abattoir d’Anderlecht ou la figure métaphorique du pigeon utilisée pour parler des piétons, aucun animal n’a encore figuré en « une » de notre journal. En réalité, dans l’histoire du BEM, les animaux ont été fondus dans l’idée plus générale de « nature ». Cette notion, qui a parfois été l’objet de nos publications, a le don de crisper les positions au sein de la fédération et de l’équipe d’IEB lorsqu’elle s’invite dans les dossiers concrets. À défaut de pouvoir résoudre les tensions, on peut commencer par essayer de les expliquer.
Les devenirs des animaux et des humains sont liés car ils sont pour toujours en relation.
IEB, en tant que fédération, s’est constituée principalement comme un « mouvement urbain » dans lequel la défense des conditions d’existence des habitant·es, les questions sociales et l’attention pour la démocratie urbaine ont toujours été premières. Si la « nature » a trouvé sa place dans l’action d’IEB au cours de ses cinquante années d’existence, ce fut surtout soit en tant que paramètre des conditions d’existence des Bruxellois·es (sous forme d’espaces verts aux usages bénéfiques pour la santé), soit en tant qu’élément d’ensembles patrimoniaux (par exemple la forêt de Soignes ou les arbres de l’avenue du Port). Par ailleurs, IEB a toujours posé un regard crtique sur l’instrumentalisation de la nature comme un outil du maintien des inégalités socio-spatiales ou socio-environnementales au profit des classes les plus favorisées. L’opposition récente de riverains ucclois à la construction de logements sociaux au nom d’une « nature à préserver », opposition qui en rappelle bien d’autres avant elle, ne trompe personne. Ainsi à IEB, l’invocation de la « nature » est toujours lue au prisme de rapports inégaux et de situations socio-spatiales chaque fois spécifiques (le Marais Wiels n’est pas les Dames Blanches).
On peut donc dire qu’IEB se retrouvait dans une vision assez « fonctionnelle » de la nature, c’est-à-dire lui assignant des fonctions (par exemple « contribuer à améliorer la santé des habitants » ou « remplir une fonction paysagère ») [1].
Cette vision a sa contrepartie au sein des associations de défense de la nature bruxelloises (et belges de façon plus générale), parfois membres d’IEB d’ailleurs, qui se sont historiquement constituées autour d’un paradigme conservationniste, c’est-à-dire, pour le dire simplement, autour de l’idée que pour préserver la nature, il faut créer des zones de protection. Ces espaces (de type réserves naturelles) étant les seuls à même de procurer aux animaux et aux végétaux des habitats et conditions de reproduction, dans un monde hostile pour elles. Ce positionnement historique a fait l’objet de critiques maintes fois ravivées : en réalité une telle « politique de la nature » autorise, voire légitimise, la destruction « par ailleurs », c’est-à-dire en dehors des zones protégées, et ne remet pas en cause le système économique capitaliste qui « par nature » détruit le monde vivant et exploite sans limite les ressources naturelles.
Aujourd’hui, cette ligne de démarcation, présentée ici de façon caricaturale, entre défenseurs des questions sociales (qui voient dans la nature un ensemble de fonctions et un instrument de domination) et défenseurs de la nature (qui considèrent que la nature a une valeur en soi et qu’il faut la protéger dans des zones ad hoc) se recompose sous l’effet des convulsions, crises et débâcles du monde. La disparition à une vitesse effrénée de nombreuses espèces, la prolifération d’autres dans des endroits qui les ignoraient jusque-là, la traversée des barrières d’espèces par de nouveaux agents pathogènes… toutes conséquentes à l’appropriation du monde par l’économie capitaliste, forcent à considérer les devenirs humains sur des terres dévastées en termes de « devenirs communs » avec d’autres êtres vivants, et à mieux prendre en compte l’emboîtement des circulations et des échelles spatiales.
Par ailleurs, le naturalisme [2] propre à l’Occident, indispensable au capitalisme, est pointé comme un obstacle à une reconfiguration radicale de nos sociétés. Ce mode de penser le monde, né dans le giron des colonisations et de la pensée rationaliste du xviie siècle, établit une séparation fondamentale entre l’être humain pensant (de préférence un homme blanc) et les autres êtres vivants (auxquels les femmes ou les esclaves ont un temps été assimilés), entre la Culture et la Nature. La mise en examen critique de ce qu’a produit ce paradigme ouvre la possibilité de repenser le monde, non plus en termes d’opposition (notamment l’opposition Nature/Culture) mais en termes de relations. Ainsi, les devenirs des animaux et des humains sont liés car ils sont pour toujours en relation.
La recomposition des lignes de démarcation entre défenseurs des questions sociales et défenseurs des questions de nature ne va pas sans controverses, conflits idéologiques, ou procès en (non-)radicalité, à l’image du texte caustique (et néanmoins très drôle) lancé par l’économiste et philosophe Frédéric Lordon, exaspéré par les « penseurs du vivant », sur le blog du Monde diplomatique en septembre 2021 [3]. Le texte a eu le mérite de faire réagir et de permettre à des mouvements de se positionner clairement comme n’ayant pas à choisir entre anticapitalisme ou questions sociales d’une part et combats d’écologie radicale, y compris au nom du « vivant », de l’autre, mais devant toujours concilier les deux [4]. Pragmatiquement, l’exercice est difficile mais il en vaut la peine.
Dans les brèches ouvertes à la fois par la gravité des crises et par la critique du naturalisme, de nombreuses autrices et auteurs ont ouvert des pistes. Ainsi, Ana Tsing s’est penchée sur les possibilités de vies recomposées dans les lieux ruinés par l’extraction capitaliste ou sur les proliférations d’espèces dans notre époque. L’anthropologue Frédéric Keck explore la notion de « sentinelles », c’est-à-dire ces espaces et espèces liminaires (qui se trouvent sur des limites) qui donnent des signaux précoces de ce qui arrive. Léna Balaud et Antoine Chopot, dans leur puissant ouvrage Nous ne sommes pas seuls (2021), proposent des manières de faire alliance avec la nature pour agir contre ce/ceux qui nous dévastent. Et tant d’autres encore [5].
En ce qui concerne plus spécifiquement les animaux en ville, les études, numéros de revues et ouvrages se sont multipliés ces dernières années dans de nombreux domaines. Depuis Les Animaux et la Ville de la géographe Nathalie Blanc (2000) à Paris animal dirigé par les architectes Henri Bony et Léa Mosconi (2023), en passant par Darwin in de stad (Darwin Comes to Town) du biologiste néerlandais Menno Schilthuizen (2018), qui explore les transformations biologiques et génétiques des animaux qui ont été amenés à vivre en ville, ou encore Zoocities de la philosophe Joëlle Zask (2020), c’est toute une écologie des relations, passées et présentes, entre de nombreux animaux et les villes qui sont aujourd’hui (ré) explorées et mises en lumière. Certes, il ne s’agit pas toujours de propositions politiques mais au moins de mises à plat de relations qui devront compter à l’avenir.
Ces études, articles, ouvrages montrent bien, entre autres, qu’alors que les villes sont souvent pensées comme une sorte d’antithèse de « la nature », faites de briques, d’asphalte et de béton, concentrés d’artifices humains, perçues comme des espaces inhospitaliers pour les plantes et les animaux, elles sont au contraire grouillantes de vies « sauvages », c’est-à-dire non contrôlées (et parfois non désirées), et de relations complexes entre de nombreux êtres vivants. Cette intense présence sauvage est amplifiée aujourd’hui par le fait que les villes sont des refuges au milieu de campagnes ravagées par l’agriculture industrielle, l’étalement urbain et la fragmentation spatiale. Dans les villes, les pesticides sont de plus en plus souvent interdits (c’est le cas à Bruxelles) et la nourriture est abondante (notamment grâce aux déchets produits en masse). Ainsi, la concentration d’animaux sauvages redessine les villes comme des îlots d’une diversité inattendue… mais elle impose aussi de nouvelles négociations et apprivoisements, et ranime des peurs anciennes. La gestion des poubelles et des déchets (en bacs ou en sacs ?), le nourrissage bienveillant des unes (prémices à une relation) mais fustigé par d’autres (car il faudrait laisser le sauvage à distance « pour son bien »)… entraînent redéfinition des pratiques et conflits parfois violents (entre humains et animaux, et entre humains !). Il est par ailleurs de plus en plus courant que le surgissement animal redéfinisse les espaces qui, de « lieux à l’abandon », deviennent des lieux à « haute valeur biologique », et remette en cause les assignations inscrites dans la planification (la friche Josaphat ou le Marais Wiels sont des exemples emblématiques à Bruxelles). Y invoquer la naturalité ou la non-naturalité des lieux y devient un enjeu politique.
Mais si les animaux transforment la ville (ses habitants, leurs pratiques et le futur de certains lieux), l’inverse est également vrai : la ville transforme les animaux « sauvages ». Leurs taux de reproduction y sont souvent plus élevés (du fait de l’abondance de nourriture), leurs comportements diffèrent des groupes observés « à la campagne » (les renards réputés solitaires se mettent à plusieurs pour « chasser » les poubelles, le faucon pèlerin opère de nuit grâce à l’éclairage nocturne…) et leur signature génétique s’en différencie. Ce qu’on (re)découvre aussi en s’intéressant aux animaux sauvages urbains, c’est que chaque espèce, voire chaque groupe social au sein d’une espèce, a sa propre histoire et sa propre culture. La « culture » n’est ainsi clairement pas l’apanage des groupes humains.
Ce numéro de Bruxelles en mouvements à travers les sept articles qui le composent constitue une première invitation à poursuivre dans les voies esquissées ici et à mettre en évidence les interdépendances entre ce qui arrive aux villes, à ses habitant·es et à ses animaux. Au programme : animaux féraux, synanthropes, sauvages, marrons et liminaires, mammifères, insectes, arachnides et oiseaux, renards, rats, punaises, araignées et ténébrions, martinets et faucons pèlerins. Il y est question des conditions de devenirs communs face au capitalisme et à ses dégâts (Allan Wei), des longues séquelles de l’usage du DDT, d’une enquête sur des « cultures renardes » en plein Bruxelles (Chloé Vanden Berghe), de l’importance écologique de la ville en tant que lieu de production de déchets, de la méconnaissance de la vie des rats pourtant au cœur de l’écologie urbaine (Aude Hendrick et Sophie Vanderschueren), de la prolifération des punaises de lit dans le sillon des échanges mondialisés et de ses conséquences différenciées sur la santé (JeanMichel Decroly), de la génération d’une nature aussi impure que réjouissante dans les ruines laissées par un projet immobilier abandonné (Nicolas Schroeder), d’accueil et d’apprivoisement d’oiseaux en perdition (les martinets) dans une ville qui devient trop lisse (Ariane d’Hoop), et de la médiatisation du retour d’un héros transformé par la ville : le faucon pèlerin (Marius Pailhès). Gageons que d’autres « bêtes urbaines » s’inviteront prochainement !
« Par le seul fait de leur existence, ils expriment le principe de liberté. Ce reflet nous choque lorsqu’on nous demande à nous animaux humains de montrer un QR code pour droit de passage alors qu’un papillon franchit le seuil sans permission. » - Gilles Clément [6]
[1] Il y a d’ailleurs là une forme de paradoxe pour une association en partie née d’une opposition au fonctionnalisme urbanistique, doctrine qui préconisait dans les décennies post-Seconde Guerre mondiale que la ville devait être rationnellement réorganisée autour de zones aux fonctions déterminées : habiter, travailler, se détendre.
[2] Il faut bien distinguer le naturalisme, terme forgé par l’anthropologue Philippe Descola pour désigner notre mode de penser le monde (au même titre que l’animisme, qui est un autre mode), de la pratique naturaliste (effectuée par des naturalistes) qui consiste à observer et documenter la nature dans le sens commun qu’on donne à ce mot.
[3] F. LORDON, 2021, « Pleurnicher le vivant », blog du Monde diplomatique, 29 septembre 2021.
[4] À ce sujet, voir J. CONFAVREUX, « Le “vivant” noie-t-il le poisson politique ? Allier le rouge et le vert au-delà de l’anthropocentrisme », Revue du Crieur, 2023/1, 22, pp. 108125
[5] Les références des autrices et auteurs cités ici sont généralement reprises dans la rubrique « Pour aller plus loin » à la fin de ce numéro.
[6] G. CLÉMENT dans H. BONY et L. MOSCONI, Paris animal, p. 237.