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Deuxième ronde du « plus grand piétonnier d’Europe »

Mohamed Benzaouia – 14 avril 2017

Au centre de Bruxelles, le méga-piétonnier, dont les ambitions apparaissent essentiellement touristiques et spéculatives, risque de mettre à mal les commerces de proximité et se cantonne à renvoyer toutes les nuisances liées au trafic dans les rues voisines, plus étroites et densément peuplées.

La base juridique de ce projet imposé est de plus en plus faible. Suite à un avis négatif sur le permis remis par l’auditeur du Conseil d’Etat en juin 2016, la Région bruxelloise, la Ville de Bruxelles et Beliris ont décidé de retirer les permis récemment délivrés.

De nouvelles demandes de permis pour l’aménagement de la zone piétonne ont été déposées par Beliris en mars 2017. Voici une analyse du contenu de cette demande de permis d’urbanisme.

Une base légale contestable

Le Rapport d’incidences environnementales (R.I.E.) se fonde désormais sur le Règlement complémentaire de police relatif aux voiries communales dans le Pentagone, approuvé par le Conseil communal du 19 septembre 2016 et ensuite par le Ministre de la Mobilité.

Ce plan, validé par le Règlement après quelques modifications, n’a fait l’objet d’aucune évaluation préalable des incidences et d’aucune enquête publique. Cel qui contrevient à la Directive européenne 2001/42 relative à l’évaluation des incidences de certains plans et programmes sur l’environnement.

Concernant le périmètre et la méthode

L’évaluation des incidences s’arrête au strict périmètre des boulevards. Elle ne porte pas sur la « boucle de desserte » et ses conséquences, pourtant dénoncées par les habitants et les commerçants ainsi que par les associations dès la première enquête publique (permis retiré).

La Cour de Justice européenne tient compte de l’« interdépendance fonctionnelle » des projets. Elle est démontrée si la réalisation d’un projet est tributaire de la mise en œuvre de l’autre, ce qui suppose une certaine simultanéité (arrêt du 18/02/2013). La « boucle de desserte » fait partie intégrante du projet. Et le projet a des incidences, à tout le moins, jusqu’à et y compris la petite ceinture.

D’une manière générale, la méthode utilisée ici est contraire au droit européen. En effet, l’application de la Directive européenne 2011/92/UE sur l’évaluation des incidences des projets sur l’environnement, prévoit que (Art. 3.) : « L’évaluation des incidences doit identifier, décrire et évaluer de manière appropriée, en fonction de chaque cas particulier, les effets directs et indirects d’un projet sur l’ensemble des facteurs suivants : l’homme, la faune et la flore, le sol, l’eau, l’air, le climat et le paysage, les biens matériels et le patrimoine culturel ainsi que l’interaction entre ces facteurs. »

La Cour de Justice européenne s’est prononcée sur les exigences de cet article : « Il ne suffit pas de collecter des données mais de les examiner au fond et, le cas échéant, de les compléter. L’autorité environnementale compétente doit se livrer à un travail aussi bien d’investigation que d’analyse afin de parvenir à une appréciation aussi complète que possible des effets directs et indirects du projet concerné sur les facteurs énumérés à l’article 3 et sur leur interaction » (CJUE, Commission c. Irlande, C-­‐50/09, 3 mars 2011).

Dans le cas qui nous occupe, les documents fournis dans le cadre de l’enquête publique ne répondent pas à ces exigences.

La Ville de Bruxelles a estimé qu’une étude n’était pas nécessaire pour le plan de circulation et a demandé au bureau d’études SUM un simple rapport d’incidences. La raison invoquée par la Ville est que cette enquête publique ne porte que sur les aménagements du piétonnier, et non sur le plan de circulation. Pourtant, lors de la mise en piétonnier des boulevards centraux, cette étude d’incidences n’a pas non plus été réalisée, au motif, cette fois, qu’il s’agissait d’une phase-test de 8 mois.
À la demande de la Région, la Ville de Bruxelles a dû mettre sur pied un comité d’évaluation de la phase test. Cependant, cette évaluation ne s’est faite qu’entre professionnels du transport, sans consultation de la population.

Selon le rapport de cette évaluation (addendum au R.I.E.), la circulation pendant la phase test est appréciée presque uniquement en termes de comptages (à l’exception de l’un ou l’autre constat limité de police ou encore de la STIB).

Les effets (nuisances) de la circulation (même globalement diminuée) sur certaines artères, en particulier sur la « boucle de desserte » ne sont pas mentionnés : degré des embouteillages, klaxons à toute heure, stress, pollution de l’air doublée d’un effet « canyon » (concentration des polluants entre les immeubles des rues plus étroites et dans le bas de ceux-ci).

L’être humain

L’aspect humain de la piétonnisation des boulevards centraux n’est abordé que de manière très succincte et essentiellement du point de vue des passants (clients des magasins). Aucune étude sur la population n’a été réalisée par tranches d’âge, catégories socio-professionnelles des habitants, types de logements, catégories de loyers, etc. Ceci aurait pourtant contribué à objectiver la situation actuelle et à pouvoir envisager les effets possibles ou attendus, positivement ou négativement, sur cet habitat.

L’interaction entre les facteurs

Celle-ci doit être effectuée conformément à l’article 3 de la Directive européenne 2011/92, citée ci-dessus.

Et qu’en advient-il dans le R.I.E. déposé ? « L’institution des mesures de circulation du pentagone installe un climat de vie pacifié dans la zone du projet. On s’attend donc à ce que le réaménagement (concept paysager, principes d’aménagement, valorisation du patrimoine, matériaux nobles, espaces verts et concept d’arbres, eaux, qualité de séjour, etc.) installe les boulevards centraux et l’espace public métropolitain dans l’hypercentre de la ville. Le projet doit également être porteur d’une nouvelle expérience du centre-­ville, dans lequel la nature et l’eau, le paysage urbain, les enfants et les personnes les plus âgées, les habitants, les clients des magasins et les touristes peuvent se croiser et se rencontrer ».

Il s’agit de vœux très généraux, mais pas d’une étude appropriée des interactions entre différents facteurs de l’environnement susceptibles de subir un impact environnemental en raison des projets.

Le périmètre de l’étude étant restreint, et l’impact environnemental de plusieurs facteurs étant sous-estimé, la présentation de l’interaction entre les facteurs ne peut être que très superficielle.

Les effets cumulatifs des projets

Les effets cumulatifs des projets existants et/ou approuvés font partie des critères de sélection de l’Annexe III de la Directive 2011/92 qui imposent aux états d’effectuer une évaluation approfondie des incidences des projets (Directive, art. 4).

La Région bruxelloise a été condamnée en manquement par la Cour de Justice européenne parce que, en établissant deux listes de projets, l’une exigeant une « étude d’incidences » et l’autre un « rapport d’incidences », elle n’a pas tenu compte de ce critère mais seulement d’un critère de dimension (et éventuellement de localisation) (C.J.U.E., Arrêt C-­‐435/09 du 24 mars 2011). Ainsi, même les projets de plusieurs petits garages cumulés dans une zone densément habitée doivent faire l’objet d’une évaluation des incidences, quand bien même le seuil technique prévu par une législation pour chacun d’eux ne le prévoit pas.

L’appréciation des effets cumulatifs des projets est donc essentielle.

Il n’en est pas question dans le R.I.E. déposé, bien que celui-ci mentionne une liste de projets qui s’est d’ailleurs allongée depuis 2015.

L’absence de scénario alternatif consistant

Le R.I.E. n’étudie pas non plus de solutions de substitution, ce qui est pourtant obligatoire. Aucun scénario de substitution fondamental n’est présenté en ce qui concerne le type de piétonnier retenu. Par exemple, pour ce projet, il aurait pu être présenté un scénario consistant à entretenir et rénover les boulevards historiques dans le respect du paysage urbain (voir avis de la CRMS).

Voici quelques éléments de réflexion ou documents existants à ce sujet :

  • Mise en piétonnier à certaines heures ou certaines périodes (dimanches ou week-ends, vacances) ;
  • Scénario « no car » du bureau Secchi-­Vigano publié par la région dans « Bruxelles 2040, trois visions pour une métropole » ;
  • Scénario Plan Nomo bis, Plan Communal de Mobilité de 2012, finalement non voté.
  • Mise en place d’une « zone à trafic limité » dans tout le pentagone (accès réservé aux riverains, jeu sur la temporalité des accès), modèle de plus en plus utilisé en Italie et en France.

Avec éventuellement la variante suivante : piétonnisation de places publiques et/ou de petites rues avec progression dans le temps (scénario semblable à celui étudié par les services urbanisme et mobilité de la Ville de Bruxelles avant le changement d’idée de la majorité actuelle).

L’impact sur les commerces

En ce qui concerne les commerces, l’accent est mis sur les nouvelles opportunités pour les terrasses, l’horeca, le haut de gamme, les achats d’impulsion, la fonction récréative.

« On s’attend à » ce que cela ait aussi un effet stimulant sur d’autres commerces…
Le R.I.E. met en exergue les projets de la Ville et d’autres promoteurs immobiliers (parfois ensemble) : du projet de Musée de la bière à « The Mint » (Centre Monnaie), en passant par la rénovation de l’hôtel Continental (qui pourrait acquérir une fonction davantage publique),…

Il fait référence aux études à l’initiative de l’échevine du Commerce, sans prendre en compte les critiques émises à leur sujet (Geoconsulting, Upcity qui promeut le « Pleasant family shopping »).

Le R.I.E. cite deux études sérieuses : l’étude de Kobe Boussauw qui procède à une revue de la littérature scientifique sur les aspects économiques des zones piétonnières, et l’étude du CERTU français (Commerces et zones à priorité piétonne).
Cependant, il n’en retient que ce que la Ville espère voir se produire sans aucun esprit critique ni questions de légitimité, par exemple quant à l’effet négatif sur les commerces de proximité existants ou l’observation selon laquelle le succès du commerce dans les zones piétonnes s’explique en partie par la présence d’une masse critique de résidents dans le centre-­ville, l’implantation d’un réseau de transports en commun efficace et la mise en œuvre de politiques décourageant le développement de grandes zones commerciales en périphérie. Par ailleurs, la vocation d’autorités publiques est-elle vraiment de faire du marketing en faveur des « achats d’impulsion » ?

Les études et projets doivent reposer sur un diagnostic, qui permet de comprendre le fonctionnement et de définir les enjeux, les objectifs et le programme. Le diagnostic constitue le socle de la décision politique. C’est sur cette base que le statut de l’espace à priorité piétonne sera choisi et que les moyens de contrôle seront mis en place (Etude du CERTU, p. 60).

Conclusion

Au préalable d’un tel projet, une étude d’incidence s’impose et le périmètre de celle-ci devrait s’étendre jusqu’à la petite ceinture et s’attacher sérieusement à tous les domaines d’une étude sur les impacts environnementaux, et très certainement sur l’être humain, traité jusqu’à présent comme une entité abstraite.

La ville se perd dans d’improbables règlements de police, un rapport d’incidence en réduction et dans un discours en profond décalage avec les réalités culturelles, sociales et économiques d’une petite ville-région aux prises avec les enjeux peu maîtrisés d’une mondialisation particulièrement déstructurante des valeurs collectives et de notre bonheur de vivre ensemble.

Nous estimons que l’aménagement du centre-ville mérite mieux qu’un projet fragmenté et déstructurant. Le secteur concerné est central dans la représentation collective bruxelloise. En effet, Bruxelles est probablement née aux abords de la Bourse des relations entre sa rivière disparue et son marché. Réalisé au lance-pierres, en faveur principalement du tourisme et donc sans véritable participation de ses habitants, ce projet fait fi de cette histoire, incapable qu’il est de réfléchir la ville dans son ensemble et à partir de ses habitants d’abord.

N’oublions pas l’aspect spéculatif - à moyen et long terme - de ce piétonnier. En effet, vu la désinvolture avec laquelle la Ville réagit aux difficultés rencontrées par les commerçants, et ses ambitions affichées d’en attirer de nouveaux qui ne cadrent pas avec la mixité commerciale, on ne peut que s’attendre à une évolution dans le sens d’une envolée immobilière, au détriment du tissu social existant.

par Mohamed Benzaouia

Ancien travailleur d’IEB