Inter-Environnement Bruxelles
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Des besoins particuliers à l’intérêt général : pour une meilleure accessibilité

De nombreux freins institutionnels demeurent quant à la prise en compte de tous les publics dans les projets d’aménagement du territoire et de mobilité. Au milieu des diverses ambitions régionales (ville durable, numérique, touristique), la question de l’accessibilité de Bruxelles a tendance à passer au second plan. Elle constitue pourtant une lecture cruciale de la ville, car son absence de prise en compte conduit, dans bien des cas, à une exacerbation des inégalités.

© Fien Jorissen - 2020

Le rapport à la ville, tant dans ses déplacements que dans l’espace public, diffère fortement selon que l’on soit un homme ou une femme, selon que l’on soit en situation d’un handicap cognitif ou physique, selon que l’on habite un quartier ou un autre, selon que l’on puisse utiliser ou non les différentes applications numériques ou automates existants, etc. Cette multitude de points de vue, de besoins et de désirs, peine encore bien souvent à transparaître dans les plans urbains stratégiques, permis d’urbanisme, projets d’infrastructure ou contrats de quartiers, qu’IEB suit à longueur d’année. Ce numéro de Bruxelles en mouvements entend, en contre-pied, explorer quelques-unes des nombreuses dimensions que recouvre le terme d’accessibilité à Bruxelles.

Quelques-unes seulement, car ce journal ne pourrait avoir la prétention d’être exhaustif, mais surtout, car la notion même d’accessibilité est complexe et difficilement mesurable sur base d’indicateurs pris isolément. En effet, elle se trouve toujours au croisement de différents déterminants (origine sociale, sexe, âge, origine géographique, capacités cognitives ou physiques), eux-mêmes influencés par l’organisation des systèmes de transport et la manière dont les différentes ressources se distribuent spatialement dans la ville [1].

La difficulté d’en tirer des méthodes opérationnelles d’aménagement du territoire « clef sur porte » ou de dresser l’inventaire des points d’attention qui seraient applicables à tous les quartiers constitue sans doute, au même titre que la relative absence de diversité des décideurs politiques et des planificateurs urbains, l’une des raisons qui expliquent le chemin qu’il reste à parcourir en la matière. Alors que la participation des habitant·e·s à la démocratie urbaine semble aujourd’hui limitée au strict minimum (quand elle ne se réduit pas à de la simple information) et que les projets mis à l’enquête publique se succèdent dans un temps de plus en plus compressé par les procédures urbanistiques, la prise en compte de l’accessibilité demande au contraire d’associer des profils diversifiés le plus en amont possible et de se donner le temps de les écouter.

En matière d’accessibilité, répondre à des besoins particuliers permet dans bien des cas d’améliorer l’intérêt général.

Si de nombreux projets urbanistiques récents et à venir tentent de se justifier au nom de l’intérêt général alors qu’ils répondent avant tout à des intérêts particuliers, comme ceux des promoteurs immobiliers, en matière d’accessibilité, répondre à des besoins particuliers permet dans bien des cas d’améliorer l’intérêt général. Ainsi la ville de Vienne, par exemple, a réfléchi à une série d’aménagements nécessaires pour les personnes âgées et les personnes accompagnant des enfants (les femmes, généralement) et a notamment prolongé le temps de traverse aux passages pour piétons et augmenté la largeur des trottoirs. Des aménagements qui profitent au final à tout le monde.

Aurélie Akerman, formatrice en alphabétisation et coordinatrice de la mission sensibilisation à Lire et Écrire Bruxelles cite un autre exemple : « les personnes qui viennent en formation ont souvent de gros problèmes de mobilités qui ne sont pas liés à des problèmes de desserte, mais au manque de connaissances et de compétences liées à l’écrit. Lire le plan du transport, préparer son voyage et ses correspondances, ce sont déjà des compétences d’écriture et de lecture. On estime qu’un adulte sur dix est en difficulté avec l’écrit. Si on se dit qu’un adulte sur dix est potentiellement incapable de prendre les transports en commun, est-ce acceptable ? En 1968, la Ville de Mexico organisait les Jeux olympiques. Ils se sont dit qu’ils allaient accueillir des gens de toute la planète et des langues multiples, il y a donc eu à cette occasion une forme de traduction du réseau de métro avec une iconographie et des symboles pour chaque arrêt qui renvoient au quartier concerné et qui perdurent aujourd’hui. Un plan du réseau de la STIB en iconographie serait aussi valable pour notre public que pour n’importe quelle personne étrangère qui doit se repérer dans la ville. Ce n’est pas un langage universel, mais quelque chose que tout le monde peut s’approprier. »

Certaines mesures comme l’augmentation du prix des tickets à l’unité ont des répercussions pour les personnes à petits revenus ne pouvant pas prétendre aux tarifs sociaux.

La difficulté réside néanmoins dans le fait que l’intérêt général ne saurait se trouver simplement au croisement de tous les besoins particuliers. Elle demande tout à la fois de penser les aménagements physiques que les usages qui s’y déploieront. Ainsi, si la réinstauration de bancs dans l’espace public est nécessaire pour augmenter le bien être des personnes âgées et des femmes circulant avec des enfants, leurs emplacements et orientations doivent être pensés de manière à limiter leur accaparement par la gent masculine qui peut augmenter le sentiment d’insécurité des femmes seules circulant dans l’espace public, en particulier la nuit. Si le réaménagement de rues et de places en espace de plain-pied permet une meilleure accessibilité aux personnes avec une déficience motrice, ces espaces de circulation partagée peuvent se révéler dangereux et stressants pour les personnes avec une déficience visuelle ou auditive. Enfin, il n’est pas rare que les transformations de l’espace public précèdent ou accompagnent une transformation de la composition sociale des quartiers via la hausse des valeurs immobilières aux alentours. Ce qui aura dès lors été gagné en termes d’accessibilité physique sera perdu en termes d’accessibilité sociale.

Accessibilité et transport public

En ce qui concerne le transport public, la nécessité de penser les infrastructures et leur usage par des individus particuliers et non plus uniquement par individu moyen (souvent un homme jeune et en bonne santé) semble avoir été intégrée en ce qui concerne le handicap physique. En théorie du moins, car il n’existe pas d’obligation légale. Si la STIB entame les chantiers pour mettre en conformité les 15 stations de métro existantes qui ne sont actuellement pas accessibles aux PMR, certaines lignes de tram nouvellement inaugurées ne rencontrent toutefois pas les critères requis. Dans l’article « L’épineux combat pour l’accessibilité à Bruxelles », le Collectif Accessibilité Wallonie Bruxelles (CAWaB) revient sur certains des échecs qui se produisent encore sur le terrain, alors que la Région et les opérateurs de transport public disposent aujourd’hui de davantage d’outils pour planifier l’accessibilité des projets.

On estime qu’un adulte sur dix est en difficulté avec l’écrit. Si on se dit qu’un adulte sur dix est potentiellement incapable de prendre les transports en commun, est-ce acceptable ?

En termes d’accessibilité sociale, peu de progrès semblent avoir été faits depuis l’instauration il y a de nombreuses années d’une tarification sociale. Au contraire, certaines mesures comme l’augmentation du prix des tickets à l’unité tout en maintenant le tarif de base pour des paiements par carte bancaire ou par smartphone, ont des répercussions pour les personnes à petits revenus ne pouvant pas prétendre aux tarifs sociaux, parmi lesquelles les personnes sans papiers.

Et concernant les nouvelles infrastructures, l’obsession de « faire gagner du temps » semble toujours constituer la priorité numéro une des politiques de transport public. Guidée par la nécessité d’accroître la vitesse commerciale de ses véhicules et donc d’échapper aux embouteillages, la STIB développe actuellement le projet d’un métro nord qui devrait à terme remplacer la ligne de tram 55.

L’article « Tram 55 : chronique d’une mort annoncée ? » revient, à travers le compte rendu d’un débat d’habitant·e·s, sur les rôles très différents de ces deux moyens de transport et sur l’importance du transport public de surface pour, entre autres choses, stimuler la vie de quartier, assurer les trajets locaux et permettre un meilleur contrôle social. Un dernier facteur primordial quand on se penche sur l’accessibilité par le prisme du genre.

Du point de vue des femmes

Qu’il se manifeste dans l’espace public ou bien dans les transports, le sentiment d’insécurité des femmes constitue le ciment de ces « murs invisibles » [2] qui se dressent et restreignent les espaces qui leur sont accessibles. Face à certains lieux, et à certaines heures, la peur a pour effet d’immobiliser ou de provoquer des stratégies d’évitement qui demandent un surplus d’organisation dans la planification de ses trajets, une organisation qui dépend à la fois des compétences sociales des individus (savoir rechercher l’information nécessaire, par exemple) et de leurs ressources économiques (disposer d’un abonnement au transport public ou pouvoir payer un taxi) [3].

Pour en parler, nous avons rencontré Garance asbl, une association d’auto-défense féministe, qui travaille depuis plusieurs années sur la question des espaces publics. L’article « Être une femme et se réapproprier l’espace public » se penche sur cette notion complexe qu’est le sentiment d’insécurité. Il décrit également les marches exploratoires organisées par l’association qui permettent d’apporter des réponses collectives aux manquements des aménagements de l’espace public et aux usages problématiques qui s’y déploient, tout en permettant aux participantes de prendre conscience des automatismes qu’elles ont souvent, malgré elles, intégrés dans leur usage de la ville.

L’inégalité de genre se mesure également à l’aune du temps accordé par les femmes aux tâches domestiques et au soin des enfants et/ou des personnes âgées qui implique de devoir réaliser des trajets en chaîne (domicile, travail, école, crèche, courses, activités extrascolaires…) alors que la mobilité reste fortement organisée selon une logique de déplacement individuel d’un point A à un point B. Une étude récente de la Ligue des Familles a permis de démontrer que huit parents sur dix effectuent ce type de trajets multifonctionnels, mais qu’ils ne sont que trois sur dix à être satisfaits de l’accessibilité des transports en commun lorsqu’ils voyagent avec leurs enfants [4].

Si l’usage du vélo permet de diminuer le sentiment d’insécurité des femmes dans l’espace public, car il permet d’être tout le temps sur la route, une étude récente de Pro Vélo [5] rappelle que les femmes sont moins nombreuses que les hommes à pratiquer ce mode de déplacement. Pour les femmes qui roulent à vélo, le transport de charge ou d’enfants constitue le deuxième frein, après les longues distances, à son utilisation.

Dans ces conditions le recours à la voiture, tant pour reprendre le contrôle sur le sentiment d’insécurité que pour effectuer des trajets multifonctionnels, reste une réalité qui semble assez peu prise en compte par les politiques de diminution de l’emprise de l’automobile en ville.

Tout le monde ne peut pas se permettre d’avoir la maîtrise de ses déplacements.

Et la justice sociale ?

Une idée reçue voudrait qu’une mobilité importante soit le signe d’une situation sociale aisée. Il est vrai que certains ménages pauvres ont des déplacements plus courts et moins fréquents, particulièrement quand ils vivent au cœur de la ville et qu’ils peuvent bénéficier de réseaux relationnels forts basés sur la proximité.

De plus, de nombreux ménages populaires bruxellois ne possèdent pas de voiture. Par contre, avoir des revenus plus élevés n’augmente pas le nombre des déplacements, seulement le rayon des distances parcourues, en particulier sur la mobilité relative aux loisirs.

Être aisé permet même dans certains cas de bouger moins et de faire bouger d’autres personnes à sa place (songeons à l’essor des livraisons à domicile).

En réalité, la question n’est donc pas de savoir qui bouge plus et qui bouge moins, mais bien de prendre en compte que tout le monde ne peut pas se permettre d’avoir la maîtrise de ses déplacements [6].

La dépendance à la voiture est aujourd’hui une réalité, en particulier pour les plus précaires qui effectuent souvent des déplacements quotidiens longs, complexes, en horaires décalés et/ou coupés.

À l’heure où la Région bruxelloise envisage l’instauration d’un péage urbain, une demande historique d’Inter-Environnement Bruxelles, l’article « Diminuer l’usage de la voiture en ville à tout prix social » nous invite à réfléchir aux conséquences sociales des mesures qui visent à réguler l’usage de la voiture en ville. En effet, la dépendance à la voiture est aujourd’hui une réalité, en particulier pour les plus précaires qui effectuent souvent des déplacements quotidiens longs, complexes, en horaires décalés et/ou coupés. Un constat qui se pose avec force à Bruxelles, car de nombreux ménages populaires sont aujourd’hui contraints de quitter la ville pour la périphérie proche en raison de la hausse du coût du logement. Une périphérie proche très mal desservie en transports en commun, ce qui rend la voiture presque indispensable. Une réflexion sur l’accessibilité de Bruxelles ne peut donc pas faire l’impasse sur la nécessité de mêler la justice sociale aux mesures environnementales.

Une réflexion sur l’accessibilité de Bruxelles ne peut donc pas faire l’impasse sur la nécessité de mêler la justice sociale aux mesures environnementales.

La démocratie urbaine en réponse

Pour clore ce dossier, deux articles, l’un rédigé par la Plate-forme d’action Santé et solidarité, « La mobilité est un déterminant de la santé » et l’autre par l’association anderlechtoise Les Pissenlits, « Démarche communautaire et mobilité en santé », nous gratifient d’un retour sur le projet « Ensemble pour la santé » qui réunit habitant·e·s, associations et professionnels du secteur de la santé afin d’agir, à travers le travail social communautaire, sur le lien entre les déterminants de la santé et la mobilité. Un travail d’autant plus nécessaire en temps de pandémie du COVID. Et un exemple de démocratie urbaine en action qui constitue, à l’instar de l’ensemble du dossier, une inspiration pour les habitant·e·s, les décideurs politiques et les associations pour œuvrer vers une future meilleure prise en compte de l’accessibilité à Bruxelles.


[1Fol Sylvie, Caroline Gallez. « Mobilité, accessibilité et équité : pour un renouvellement de l’analyse des inégalités sociales d’accès à la ville ».

[2DI MEO G., 2011, « Les murs invisibles. Femmes, genre et géographie sociale », Paris,
Armand Colin, coll. Recherches, 344 p.

[3Marie Gilow, « Déplacements des femmes et sentiment d’insécurité à Bruxelles : perceptions
et stratégies », Brussels Studies, 2015.

[4« Mobilité : et les familles dans tout ça ? », La Ligue des Familles, 2020.

[5« Être femme et cycliste dans les rues de Bruxelles », Pro Vélo, 2020.

[6Jean-Pierre Orfeuil, Fabrice Ripoll, « Accès et mobilités. Les nouvelles inégalités », Gollion (Suisse), Infolio, coll. Archigraphy poche, 2015