Dans un recoin de la zone d’activités d’Anderlecht, une berge de la Senne reste cultivée jusqu’à aujourd’hui. Des générations de jardinier·e·s ont travaillé ce sol maintes fois bouleversé et porté attention à cette terre déconsidérée. Ce long travail mérite d’être pris en compte dans la manière dont les transformations actuelles sont menées.
Nous avons découvert cette coupure de journal sur « les plus grands du sanitaire » chez Marcel Jacobs, un Anderlechtois qui abrite chez lui des archives particulièrement fournies sur l’histoire de la commune, collectées par lui-même et le Cercle d’histoire Anderlechtensia. Dans une farde marquée « Bd Paepsem », parmi des cartes anciennes, des photographies annotées, des images aériennes en noir et blanc et des cartes postales non datées, cette coupure de journal légèrement déchirée et jaunissante de 1985 nous a surpris·es. Les journées portes ouvertes de ce magasin de sanitaires avaient passé l’épreuve du temps et trouvé place parmi les dossiers historiques.
Au-delà des raisons qui auraient suggéré aux archivistes l’importance de cet évènement, ce magasin a toute sa place dans l’histoire que nous étions en train d’investiguer : celle du Jardin de la Senne. Car pour décrire où se trouve ce potager qui n’a pas d’adresse, on se réfère le plus souvent au showroom des magasins Van Marcke et à son hippocampe – le même que celui présent sur la coupure de journal – dont le bleu éclatant marque le paysage du boulevard Paepsem.
La publicité situe le magasin dans une ville moderne, vue du ciel, traversée par des chemins de fer rayonnants et des routes tracées au cordeau, le long desquelles s’alignent des gratte-ciel clinquants. Le Jardin de la Senne se trouve juste derrière le magasin, de l’autre côté de la rivière qui coule toujours à cet endroit, à ciel ouvert. Les images aériennes de Bruciel, accessibles en ligne, montrent qu’à l’époque où l’annonce a été publiée, cette parcelle était déjà jardinée. [1] Pourtant, sur ce plan, pas un signe de potagers : ils se fondent dans l’ombre des arbres, dans une zone floue qui sert surtout au graphiste à mettre en évidence le magasin.
Déconsidéré mais tenace
L’invisibilité des terres cultivées dans la manière dont la ville se raconte est si récurrente qu’elle a fini par constituer un des fils de nos recherches. [2] Sur de nombreuses cartes, en particulier à partir du XIXe siècle, ces terres ne sont ni dessinées ni caractérisées : on ne peut que les deviner dans les blancs qui restent entre les routes et les bâtiments. Peu de données, peu d’images, peu de récits documentent leur existence, pourtant prégnante tout au long du XXe siècle. Cette absence empêche de mesurer l’extension et la densification du bâti au regard des terres qu’ils font disparaître ; ces sols peuplés de plantes, d’animaux, de pratiques, sont d’autant plus facilement balayés et oubliés. Regardées à travers les lunettes filtrantes d’une « ville productive », les terres cultivées sont devenues de plus en plus précaires, et n’ont subsisté que dans des interstices bien particuliers.
À Anderlecht, dans cette zone d’activités entre canal et voies ferrées, l’absence de considération pour la rivière et ses berges jardinées a longtemps été, paradoxalement, le secret de leur persistance. Cependant depuis quelques années, tout autour, les sols « bougent ». Les terrains alentours se vendent, sont re-découpés et transformés en résidences luxueuses, en écoles, en bureaux. Dans ce mouvement, une nouvelle attention, toute écologique, est portée à la Senne dont l’aménagement des berges offre l’opportunité d’un nouvel espace vert.
Ainsi, pour les êtres, exotiques ou indigènes, qui se sont jusqu’ici réfugiés au bord de la Senne et pour les pratiques qui s’y sont déployées, du jardinage à la récupération, un interstice est menacé de disparition. Du moins, un certain nombre de pressions mettent en cause le devenir de ce jardin comme interstice : recoin, refuge, où des êtres et des pratiques par ailleurs marginalisées pouvaient trouver une place.
Une pratique enracinée
Ce n’est pas le premier bouleversement que connaît ce quartier, où se sont installées successivement des activités industrielles, une gare de marchandises, des voies rapides, qui ont reconfiguré à chaque fois l’hydrographie, la morphologie et les usages des sols. Dans ce paysage en mouvement et en fabrication constante, le Jardin de la Senne est un fragment tenace et persistant d’une pratique qui a connu de nombreuses mues mais dont le fil opiniâtre est le travail du sol. Des champs aux jardins ouvriers, jusqu’à la forêt fruitière en permaculture actuelle, ce qui a tenu le coup, c’est une vivace attention au sol de cette berge de la Senne. Aux racines de cette relation sans cesse réinventée, des dimensions nourricières, affectives, des sociabilités, des savoir-faire, des intuitions, se jouent et se confrontent à des questions urbaines plus larges.
Faire exister ce jardin, et à travers lui tant d’autres qui ont su traverser le temps, n’est pas un geste romantique. Les projets urbains qui se profilent ont avec eux la force des investissements et des entrepreneurs. Et bien que non constructible, cette terre n’est pas à l’abri d’être submergée par des vagues de spéculation, y compris des spéculations écologiques. Avant qu’il ne soit question d’y aménager une promenade, cette berge de la Senne a été, et est toujours, patiemment travaillée et discrètement habitée. La vivacité de celles et ceux qui la peuplent ne peut pas être réduite à un décor de promenades bucoliques. Son histoire est faite d’occupations modestes, de résistance aux bulldozers, de blessures infligées au sol et à la rivière, auxquelles des pratiques humaines ont voulu remédier.
Le Jardin de la Senne est un fragment tenace et persistant d’une pratique qui a connu de nombreuses mues mais dont le fil opiniâtre est le travail du sol.
Tenir au sol
Les décisions qui sont en train d’être prises semblent bien indifférentes à ces terrestres attachements. Les jardinier·e·s ne sont pas invité·e·s à la table des négociations alors que la parcelle dont ils prennent soin est sur le point d’être vendue et recadastrée, et les décisions reviennent à des personnes qui n’ont passé que très peu de temps sur le terrain, mais dont la légitimité, institutionnelle ou financière, prévaut. Celles et ceux qui ont acquis une connaissance fine de ce sol, et ont pris en charge l’entretien de ces berges depuis de longues années, ne savent pas dans quels termes ils seront impliqués dans la « restauration écologique » annoncée. Ils craignent la manière de concevoir la ville qui est représentée par la publicité des sanitaires : vue d’en haut, déterrestrialisée, s’éloignant si fort de ce qui se joue au ras du sol qu’elle n’en voit plus les forces et les spécificités. Le Jardin de la Senne est un lieu qui, en dépit des apparences premières, est densément peuplé. Ce peuple pourrait tout à fait être entendu, et le patient travail de régénération du sol que des jardinier·e·s opèrent, dans un recoin de la ville productive, devrait être pris en compte. Cela pourrait permettre à ce quartier, jusqu’ici gouverné par des entreprises marchandes et la valeur foncière des terrains qu’elles exploitent, d’être appréhendé autrement, en tenant compte de son sol vivace et des pratiques qui s’y sont enracinées… Le précédent dépliant, « Sols migratoires, la Porte de Ninove en chantier », paru dans Bruxelles en mouvements n°293 (mars-avril 2018), racontait des tonnes de terres déplacées, charriées, inter-changées, dans un lieu central et fortement débattu de la ville. Quant à celui-ci, il témoigne de gestes de basse intensité, se jouant dans le temps long, dans un lieu mal connu, un peu « perdu », mais qui persiste de manière surprenante. Nous avons voulu faire importer un peu de la vivacité du sol dont ces êtres héritent, ici et maintenant, encore et encore. D’autres histoires de sols et d’écologies de Bruxelles suivront.
L’affiche ci-jointe a été réalisée par Livia Cahn, Noémie Pons-Rotbardt (recherches) et Élise Debouny (graphisme). Elle s’inscrit dans le cadre d’une recherche sur les hinterlands intérieurs en Région bruxelloise, menée depuis 2015 en collaboration avec Chloé Deligne, Nicolas Prignot et Benedikte Zitouni, à l’ULB LIEU et l’USL-B CES, avec le soutien d’Innoviris.
À propos des « Écologies de Bruxelles », voir le blog http://ecobxl.hypotheses.org.
Contact : ecobxl@collectifs.net.
Pour aller plus loin sur…
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Historienne et membre de l’Organe d’Administration
, Livia Cahn , Nicolas Prignot , Noémie Pons-Rotbardt[2] Livia Cahn, Chloé Deligne, Noémie Pons-Rotbardt, Nicolas Prignot, Alexis Zimmer (2018) Terres des Villes, enquêtes potagères de Bruxelles aux premières saisons du XIXe siècle, Paris : Éditions de l’Éclat.