Inter-Environnement Bruxelles
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Démolition-reconstruction : quel bilan CO₂ ?

Suite à un arrêt de la Cour constitutionnelle relatif aux parkings souterrains, les habitants du Sablon ont échappé à une importante démolition-reconstruction. C’est l’occasion de rappeler que rien n’impose aux promoteurs de mesurer l’impact environnemental de ce type d’opération. Inter-Environnement Bruxelles et l’Association du Quartier Léopold proposent un outil accessible pour en calculer le bilan CO².

Le projet Lebeau, mis à l’enquête publique en octobre dernier, c’est la construction d’un ensemble mixte comprenant logements, bureaux, hôtel et commerces – sans oublier un parking souterrain de 385 places réparties sur quatre étages. Pour ce faire, ce ne sont pas moins de 39 000 m² qu’Immobel entendait détruire. À en juger par l’action des habitants (pétition, communiqués) et son écho médiatique, le nombre d’avis transmis à la commune (341) et les interventions lors de la longue concertation, l’opération projetée a suscité une forte mobilisation riveraine et associative. Et semble avoir fait l’unanimité contre elle.

En cause, d’abord, la densification induite : reconstruire 41 000 m² sur un terrain de 6 800 m² aurait conféré à l’îlot un ratio de densité de 6, soit plus du double de ceux des îlots environnants, compris entre 2 et 3. En outre, comme l’a rappelé le comité Lebeau Sablon lors de la concertation, le projet ne respecte pas tous les principes avancés par le Plan régional de développement durable pour opérer une densification [1].

Ce ne sont pas moins de 39 000 m2 qu’Immobel entendait détruire.

Au sujet des bâtiments Belgacom, voués à la démolition, la Commission Royale des Monuments et des Sites (CRMS) estime qu’« il y là un ensemble homogène et cohérent notamment du point de vue des gabarits, des matériaux, de la typologie […] qui marquent le paysage urbain, conte un pan de l’histoire de l’urbanisation à Bruxelles et présente une architecture digne de conservation, même si elle n’est pas classée » [2]. « Elle n’est pas classée » : c’est muni de cet extrait que le juriste d’Immobel tentera de délégitimer les remarques pointant l’intérêt architectural et patrimonial des bâtiments.

Ce sont aussi les gabarits du nouvel ensemble qui ont suscité la réaction des riverains. Les nouveaux immeubles auraient en effet été surélevés de deux à quatre niveaux par rapport aux précédents (dont la hauteur est déjà problématique), voire neuf pour le bâtiment de la rue de Ruysbroeck. Au final, voici la situation projetée : des tours (13 à 15 étages) sur les coins de la parcelle, plusieurs immeubles de logements (8 à 10 étages) le long de la rue Lebeau et un ensemble de studios (10 étages) en fond d’îlot. Dans le rapport d’incidences, l’impact visuel des nouveaux bâtiments est occulté par des effets de grand angle. Fort d’une maquette commanditée auprès d’un architecte indépendant, le comité Lebeau Sablon estime que « le projet d’Immobel est de bâtir un château fort dominant le quartier du Sablon » [3].

Une démolition-reconstruction victime de son parking

Deux jours après la concertation, le projet Lebeau s’écroulera comme un château de cartes suite à un arrêt de la Cour constitutionnelle. À la faveur d’un recours en annulation introduit par un particulier et soutenu par IEB, celle-ci a annulé une disposition du CoBAT relative au stationnement, modifiée en 2017 [4]. À l’époque, le gouvernement bruxellois avait rehaussé le seuil à partir duquel une étude d’incidences environnementales (EIE) devait être réalisée en cas de construction d’un parking souterrain. De 200, ce seuil fut porté à 400, facilitant de fait les grands projets immobiliers.

Dans son arrêt du 21 janvier, la Cour rappelle qu’un rapport d’incidences environnementales (RIE) ne présente pas les mêmes garanties d’indépendance qu’une étude d’incidences [5]. Elle estime par ailleurs que la raison avancée par le gouvernement en 2017 pour justifier sa réforme (réduire la longueur et le coût de l’évaluation environnementale) ne constitue pas un motif d’intérêt général. Conclusion : les dispositions litigieuses « entraînent, pour le public concerné par la réalisation de parkings de 201 à 400 places de stationnement […] un recul significatif du droit à la protection d’un environnement sain » (p.16), droit consacré par l’article 23 de la Constitution.

Au Sablon, c’est un parking de 385 places qui devait voir le jour. Comme l’ont souligné les riverains, la CRMS, l’ARAU et IEB, la construction de cette infrastructure est aberrante, ce dont témoigne le RIE joint à la demande de permis. Sa lecture nous apprend que le parking AlbertineSquare, situé à proximité de la rue Lebeau, compte de 250 à 435 places libres selon le moment de la semaine. De plus, à moins de dix minutes à pied du projet, on recense trois parkings publics dont l’offre cumulée est de 1 600 emplacements [6]. Et il n’est pas inutile de paraphraser le RIE qui estime fort justement que le Sablon bénéficie « d’une très bonne accessibilité en transports en commun ». Tram, bus, métro : on dénombre en effet près de dix lignes à proximité de la rue Lebeau.

L’arrêt de la Cour constitutionnelle étant rétroactif, les promoteurs concernés devront commanditer une étude d’incidences s’ils ne modifient pas leur demande de permis. Le cas échéant, le retour sur investissement serait reporté, affectant ainsi la rentabilité de ces projets immobiliers. D’où la réaction outrée de la promotion immobilière à l’arrêt de la Cour, qualifié de « traumatisme pour la profession ».

Pour Immobel, le traumatisme a été rapidement tempéré par la vente anticipée d’un des bâtiments du projet Lebeau. Moins de cinquante jours après l’arrêt de la Cour constitutionnelle, le Parlement bruxellois annoncera par la voie de son président qu’il se porterait acquéreur de l’immeuble Belgacom, conjointement avec l’Institut des experts-comptables [7].

De la victoire judiciaire à l’outil « démolition-reconstruction »

Rendue incomplète par la décision de la Cour constitutionnelle, la demande de permis n’a pas fait l’objet d’un avis des instances siégeant en commission de concertation. C’est surtout la Ville de Bruxelles dont nous étions curieux de connaître les remarques, dans la mesure où la majorité communale s’est engagée à « promouvoir la perméabilité des sols », « rédui[re] la pression automobile », « réduire considérablement le trafic de transit […] dans les quartiers résidentiels », « protége[r] le patrimoine moderniste et post-moderniste » et « garder une maîtrise durable et écologique des chantiers » [8]. Autant d’engagements auxquels font écho les remarques des habitants et des associations.

Dans l’accord de majorité, on lit également que la commune proposera d’« encourager la rénovation plutôt que la démolition et la reconstruction », alternative qui a nourri les échanges lors de la concertation. Fort d’une copieuse Analyse du Cycle de Vie (ACV) [9] réalisée par un bureau d’études, Immobel a estimé que l’impact environnemental de sa démolition-reconstruction est inférieur (- 36 %) à celui d’une rénovation. Autre argument : l’installation de 250 puits de géothermie (en dessous des immeubles et en intérieur d’îlot), qui réduit fortement le coût environnemental du projet, rend la démolition inévitable [10].

Les méthodes retenues par le bureau d’études ont été critiquées par le comité Lebeau, notamment celle de calculer le coût environnemental au m² (alors que la surface de plancher aurait été augmentée) et sur 60 ans (durée nulle part justifiée). C’est aussi la nécessité de démolir afin de permettre la géothermie qui a été contredite : selon les habitants, 170 des 250 puits projetés pourraient être installés en intérieur d’îlot, tout en rénovant les bâtiments. Une analyse sérieuse n’aurait-elle pas comparé le coût total de la rénovation (avec géothermie) au coût total de la reconstruction de surfaces augmentées (avec géothermie) ? Quoi qu’il en soit, les habitants ont dénoncé le manque de neutralité du rapport, réalisé de manière à justifier la démolition-reconstruction. La CRMS, elle, a pointé « l’impartialité d’une telle étude, la méthodologie adoptée [et] les paramètres introduits ».

IEB a également pointé certains de ces biais méthodologiques, tout en soulignant l’inutilité du parking et les risques de tassements que le chantier comportait. Mais c’est le bilan global du projet Lebeau – en termes d’émissions de gaz à effet de serre, de consommation énergétique et de poids des déchets – que nous avons placé au centre de la critique. Ce calcul, réalisé à l’aide d’un outil conçu par Ecores [11] à la demande d’IEB et de l’AQL, indique qu’il faudrait 43 ans pour « amortir » la production de gaz à effet de serre induite par l’opération immobilière, dont le transport des 46 000 tonnes de déchets (2 300 camions). Conclusion : bien qu’il « accueille bien des besoins plus importants », le projet d’Immobel présente « un impact global très négatif ». Deux options de rénovation présentent un bilan CO₂ bien inférieur à celui de la démolition-reconstruction [12].

Deux options de rénovation présentent un bilan CO₂ bien inférieur à celui de la démolition-reconstruction.

Impact environnemental et objectifs sociaux

L’outil de calcul « démolition-reconstruction » n’épuise évidemment pas les modalités d’appréhension des « incidences » des projets immobiliers. Il existe de nombreuses méthodologies, plus ou moins standardisées, tant quantitatives que qualitatives, et qui diffèrent selon le moment de la production où on évalue les impacts environnementaux. Précisons également que les résultats auxquels nous aboutissons ne doivent pas devenir des aiguillons surplombants de la politique foncière et immobilière. Si la rénovation est très souvent plus sobre qu’une démolition-reconstruction, ce constat doit être mis en balance avec « les attentes sociales globales portées par un territoire à un moment donné. La destruction d’un bâtiment existant pour densifier la parcelle et répondre de ce fait à une forte demande qui n’est pas remplie par ailleurs peut se justifier » [13].

Si le bilan CO2 ne constitue pas l’unique critère pour évaluer la pertinence et l’utilité sociale d’une opération immobilière, il reste qu’aucune disposition légale n’impose de mesurer l’impact environnemental d’une démolition-reconstruction. Pourtant, « le bâti existant constitue un considérable patrimoine en énergie, celle qui a déjà été chèrement dépensée pour le constituer en béton, en fer et en verre » [14]. Alors que les projets bruxellois de démolition-reconstruction connaissent un nouveau souffle [15], n’est-il pas pertinent d’assortir les demandes de permis d’une telle obligation ? Dans quelle mesure élargir la notion d’« incidences » à l’empreinte environnementale des démolitions-reconstructions pourrait servir cet objectif ?

Aucune disposition légale n’impose de mesurer l’impact environnemental d’une démolition-reconstruction.

Objectiver l’impact environnemental des démolitions-reconstructions

Alors que les enjeux environnementaux occupent désormais les programmes politiques et que les actions relatives à la situation climatique se multiplient, la régulation des démolitions-reconstructions semble bénéficier d’un contexte favorable. Pourtant, en novembre dernier, le gouvernement fédéral a généralisé la baisse de la TVA applicable aux démolitions-reconstructions, et le secteur de la construction devrait fortement bénéficier des plans de relance économique élaborés à la faveur de la pandémie [16]. En Région bruxelloise, les réformes récentes de l’aménagement du territoire et de l’urbanisme ont facilité les grands projets immobiliers : évidement de l’administration au profit d’organismes d’intérêt public pilotés par le gouvernement (Urban et Perspective), contournement des normes par la création d’un instrument dérogatoire (le Plan d’aménagement directeur) et suppression de l’obligation de produire une étude d’incidences pour les parkings de 201 à 400 places.

La mobilisation des habitants du Sablon et l’action associative ont permis d’avancer le thème de la démolition-reconstruction dans le débat public [17]. Ce qui témoigne que les préoccupations relatives à l’environnement ne tirent pas leur force de leur pertinence ni de leur justesse, mais bien du fait qu’elles s’emparent d’une frange grandissante de la population.


[1Entre autres : respect du patrimoine architectural, proportionnalité à l’espace public, proportionnalité à la taille des parcelles et des îlots (pp.66-69).

[2Avis de la CRMS du 26 mars 2020, pp.7-8. Si la demande de classement a été refusée, c’est parce qu’elle constituait « une réponse sur mesure pour contrevenir à un projet immobilier ».

[3Voir le document utilisé par le comité Lebeau Sablon lors de la concertation, pp.10-25. https://bit.ly/lebeau-sablon-concertation

[4Arrêt n°6/2021 du 21 janvier 2021.

[5L’étude d’incidences doit obligatoirement être réalisée par un bureau d’études agréé par la Région de Bruxelles-Capitale et implique pour partie le concours de l’administration, Bruxelles-Environnement en l’occurrence. Elle est ainsi plus longue et plus coûteuse qu’un rapport d’incidences.

[6ARAU, « Parkings publics souterrains : les projets de la Ville de Bruxelles doivent être enterrés », 8 mai 2014.

[7Cet institut « avait déjà mis au point avec Immobel un pré-accord détaillé pour l’acquisition en état de future rénovation ». Pauline Deglume et Philippe Coulée, « Le Parlement bruxellois s’installera dans l’ancien bâtiment de Belgacom », L’Écho [en ligne], 9 mars 2021.

[8Accord de majorité 2018-2024 : une ville internationale, apaisée et solidaire.

[9L’ACV est une méthode d’évaluation environnementale (standardisée par des normes ISO) qui s’intéresse aux impacts tout au long du cycle de vie d’un produit.

[10Le coût environnemental comprend celui des matériaux nécessaires à la reconstruction et celui de l’énergie consommée par les nouveaux bâtiments. Le RIE reconnaît que le coût environnemental des matériaux est 2,5 fois plus important pour une reconstruction qu’une rénovation, mais estime que la géothermie « compenserait » cette différence par une consommation énergétique moindre – du moins dans l’hypothèse d’une durée de vie de 60 ans.

[11Ecores est un « un bureau d’accompagnement et de conseil en développement durable » http://www.ecores.eu

[13« Faut-il casser Bruxelles ? », Bruxelles en mouvements n°265, juillet/août 2013.

[14idem.

[15Un îlot à De Brouckère, les bâtiments KBC à Yser (qui ont une vingtaine d’années) et moins récemment le siège social de BNP Paribas Fortis au centre-ville.

[16François-Xavier Lefèvre, « Le secteur de la construction risque-t-il la surchauffe ? », L’Écho [en ligne], 28 février 2021.

[17Xavier Attout, « Bety Waknine (urban. brussels) : "Trop de bâtiments ont été démolis un peu vite" », Trends-Tendances, 23 mars 2021. Et les articles portant sur l’outil « démolition-reconstruction », publiés dans les suppléments « immo » du Soir et de La Libre.