Inter-Environnement Bruxelles
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De la rue aux carrées : deux quartiers, multiples perceptions

Derrière leur image de « quartier chaud », les quartiers où s’affiche visiblement la prostitution sont aussi des lieux de vie, de travail, de transit ou de flânerie. Des habitants témoignent de leur vécu de la prostitution, tantôt intégrée comme élément constitutif de la vie de quartier, tantôt dénoncée comme source de nuisance.

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Le quartier Nord, à cheval sur les communes de Schaerbeek et Saint-Josse, est un des lieux emblématique de la prostitution à Bruxelles. Celle-ci se déroule, officiellement, dans des bars spécialisés notamment dans la célèbre rue d’Aerschot. Dans les rues avoisinantes, on rencontre une prostitution dite « en carrées ». Ces deux formes ont en commun de se dérouler en vitrine mais la prostitution en carrée a lieu dans des rez-de-chaussée de maisons unifamiliales d’où les femmes, postées à la fenêtre, attendent les clients. Ce dernier cas de figure permet aux TDS – travailleu·r·ses du sexe – d’exercer de manière indépendante.

La présence de cette activité au sein d’un quartier très densément peuplé entraîne inévitablement un lot de craintes et de tensions. Des parents concernés s’inquiètent de ce qui est imposé au regard des plus jeunes : « Les enfants n’ont pas à voir ça. À la télévision, on ne montre pas n’importe quel programme à toute heure. Ça ne peut pas se passer dehors à la sortie des écoles. J’ai envie que ma fille puisse, comme dans d’autres quartiers, se balader dans la rue, rester sur le pas de la porte, aller chez ses copines du voisinage. » [1]

À quoi cette mère craint-elle d’exposer ses enfants ? Conversations obscènes, clients qui marchandent ou racontent leurs prouesses, gestes ou objets explicites dans les vitrines des carrées, corps dénudés exposés en pleine journée. Le sentiment prégnant d’insécurité ressenti par certains est le clou dans le cercueil d’une possible cohabitation en l’état. « Installons dans le quartier un endroit comme la villa Tinto à Anvers [2], où les gens qui veulent voir y vont, et ceux qui ne veulent pas ne voient pas. Les gens qui proposent des dispositifs visant la cohabitation, qu’ils viennent habiter dans le quartier avec leurs enfants. S’ils sont tranquilles, ça veut dire que les mentalités ont changé et qu’on s’est trompé. »

Pour d’autres, ce type de situation soulève des questionnements annexes : « La vraie problématique à mon sens, ce sont les hommes en devenir qui entendent des conversations dénigrantes envers les prostituées. S’il y avait juste le fait de voir des nanas en vitrine, ils pourraient devenir ouverts d’esprit et peut-être plus respectueux parce qu’ils voient qu’elles se défendent et se serrent les coudes, mais entendre des types parler des filles comme de la merde et donner le mauvais exemple, c’est dangereux. »

Il y a pourtant des riverains que cette présence qui n’est certes pas des plus discrète n’incommode pas. Elle fait pour certains partie intégrante du « petit théâtre » de leur quartier animé.

Aux yeux de tous

Dans le quartier Nord, la sulfureuse réputation d’insécurité est démentie par certains habitants : la prostitution en vitrine serait la cause d’un sentiment accru de contrôle social.

Cette présence des TDS constitue pour certains les yeux de la rue, brassée par un flux constant de passants ; une présence continue qui vient brider la possibilité que certains désordres puissent s’inoculer « à l’abri du regard » : « Les filles surveillent la rue. Tu ne te feras jamais attaquer ou casser la vitre de ta voiture si quelqu’un regarde. Une prostituée m’avait aussi dit que beaucoup d’entre elles ont des macs, mais, si on casse ta voiture, va expliquer à ta femme ou ta compagne que tu étais rue des plantes… Donc les macs surveillent aussi, car si on casse ta voiture, tu ne reviendras pas. » Cette présence constante n’empêche bien entendu pas tous les débordements mais contribue à un sentiment de sécurité chez une partie des riverains et personnes qui transitent.

Une habitante raconte être régulièrement sollicitée par des clients – qu’elle doit systématiquement éconduire – mais se sentir pourtant plus en sécurité près de chez elle que dans le centre-ville de Bruxelles. Selon son ressenti, dans le quartier Nord, les choses se déroulent à la vue de tous, ce qui permet une intervention extérieure si les situations viennent à s’envenimer. Pour elle, les problématiques d’insécurité et d’incivilités commises dans la zone sont traitées de manière volontairement alarmistes, car il s’agit d’un quartier populaire qui jouit d’une mauvaise réputation.

D’après une part des habitants interviewés, les TDS sont marginalement désignés comme responsables des nuisances, et leurs clients réguliers ne sont pas non plus ceux qui causent le plus de troubles. Ce sont plutôt les personnes qualifiées par une habitante de « clients-touristes » qui poseraient le plus de problèmes. Ces curieux, qui viennent dans les quartiers seuls ou en bande pour se divertir, chercher des noises aux femmes en vitrines ou aux passants dans les rues.

Les plaintes sont légion : préservatifs usagés et autres ordures qui jonchent le sol, mictions sauvages sur les pas de portes des habitations, tapage nocturne et conversations graveleuses à toute heure, passes effectuées à la vue de tous mais aussi sentiment d’insécurité et agressions ; un panel non exhaustif de ce que certains habitants des quartiers rouges racontent subir au quotidien.

La Suisse au cœur d’Yser ?

Alors que les TDS se défendent d’être la cause de toutes les nuisances qui leur sont imputées, et se désolent de les subir également, la présence de la prostitution est pointée du doigt par les usagers et les habitants comme principale cause de désagréments dans les quartiers concernés.

C’est notamment le cas dans le quartier Alhambra, proche du centre-ville où l’on rencontre une prostitution féminine et trans [3] dite « de rue ». Dans l’usage, le client et le TDS se retrouvent dans la rue et poursuivent l’échange dans un véhicule ou un hôtel de passe après s’être accordés sur les tarifs et prestation(s).

Pascal et Hamza, employés du fritkot de la place Yser située au cœur du quartier, ont conscience des frictions entre les TDS et certains résidents. Ils attribuent ces discordes aux nuisances associées à la prostitution telles qu’ordures et nuisances sonores et non pas à la nature intrinsèque de l’activité.

Dans ce quartier, où les tensions entre TDS et résidents sont souvent mises en avant par les médias, les deux employés témoignent de relations de voisinage cordiales entre une part des habitants et ces travailleu·r·ses, parfois présents dans le quartier depuis de nombreuses années.

À leur niveau, il n’y aurait même rien à déplorer de l’influence de la prostitution sur leur boutique : « cette friterie c’est comme la Suisse, il n’y a pas de problème ici. On a pas plus à se plaindre des prostituées que des autres clients, au contraire, elles sont très généreuses. »

Dans ce même quartier, le gérant de l’hôtel de passe Studio 2000 regrette, lui, les amalgames systématiques entre les nuisances et la prostitution : « Je sais que la prostitution attire des gens qui cherchent des problèmes ou veulent en découdre et sont peut-être en état d’ébriété. Je dirais que les nuisances que les gens du quartier subissent, la plupart du temps, ce ne sont pas les prostituées qui en sont responsables. »

Selon lui, le seul but des personnes qui fréquentent le quartier pour se prostituer est de gagner de l’argent et de s’en aller au plus vite. Ce ne serait pas dans leur intérêt d’engendrer des problèmes. « J’ai un pamphlet que les filles donnent aux autres filles. Il a été traduit dans plusieurs langues. Il décrit comment se comporter correctement et les règles à suivre dans le quartier. C’est vraiment dans une volonté de bien faire. »

Influence sur les finances

Tant à la location qu’à l’achat, les quartiers chauds présentent un avantage certain, celui de proposer des prix plus bas que la moyenne bruxelloise pour des biens immobiliers pourtant idéalement situés et très bien desservis. « Au-dessus des carrées, il y a beaucoup de quart-monde, belge ou non, qui vit. Le propriétaire fait son gros loyer sur le rez-de-chaussée et les gens qui habitent au dessus paient un tout petit loyer, ils sont très contents d’être là. »

En effet, ces loyers tirés vers le bas, permettent à des ménages plus précaires de profiter des commodités et de l’émulation d’un quartier central mais ils se voient, pour certains, contraints de composer avec les spécificités du quartier.

Les prix à l’acquisition sont également plus bas que la moyenne régionale et attirent nombre d’acheteurs à la recherche d’opportunités, qui s’installent dans ces quartiers avec l’espoir de voir la prostitution disparaître du périmètre sous peu et déchantent au fil des années.

Un habitant de longue date du quartier Alhambra déclare être venu s’installer en toute connaissance de cause et désapprouver les plaintes répétées de ses voisins concernant la présence de la prostitution : « je m’excuse mais quand on vient habiter ce genre de quartier, on le sait. »

En parallèle de la prostitution se développe et fleurit nombre d’activités. Les employés de la friterie d’Yser par exemple, comptent une grande partie de leur clientèle parmi les TDS mais aussi leurs clients. Les petits commerces de nuit et autres bars profitent aussi de l’affluence.

De manière plus évidente, les hôtels de passe font aussi partie des bénéficiaires de l’activité.

Plus surprenant et insoupçonné, de petits commerces s’organisent autour de l’activité et permettent à des personnes en difficulté de joindre les deux bouts. « Tu as un vieux monsieur pensionné qui, pour arrondir ses fins de mois, fait les courses pour les prostituées. Il s’occupe du papier toilette, des préservatifs… Tu as le laveur de vitres, qui est un gars du quartier. Tu as l’homme à tout faire aussi qui vient réparer la plomberie, changer les interrupteurs cassés. Ils font ça au black et pas trop cher, ça arrange tout le monde. »

Des riverains organisés

Dans ces deux quartiers, la gestion policière semble laisser un goût amer ; elle est décrite tantôt comme inexistante, tantôt disproportionnée lors d’opérations coup de poing – coïncidant souvent avec des périodes pré-électorales. À proximité de la gare du Nord, certains résidents s’estiment laissés pour compte : « Ici on se sent comme une sous catégorie de gens. Ce qu’il se passe ici, ça n’arriverait jamais à Uccle. »

Dans l’Alhambra, des habitants mécontents et parfois même excédés par les nuisances imputées à la présence des TDS et de leur clientèle, se sont, en 1999, constitués en comité pour faire porter leur voix auprès des autorités politiques et du milieu associatif concerné.

« Je m’excuse mais quand on vient habiter ce genre de quartier, on le sait. »

Le Comité Alhambra ne s’oppose pas à l’exercice de la prostitution dans leur quartier pour des raisons morales mais bien car celle-ci est responsable d’une dégradation de leur qualité de vie [4]. Combattre activement la présence, vécue comme une réelle imposition, d’une prostitution dite « de rue » – qu’ils qualifient de « sauvage ». En effet le comité estime que cette activité n’a pas sa place dans un quartier qu’ils revendiquent comme historiquement résidentiel. Et pour cause, la liste des griefs est longue : tapage nocturne, carrousel de voitures, ordures – préservatifs usagés, seringues… – racolage agressif et incessant, passes effectuées dans l’espace public, agressions verbales et physiques.

Pour le comité, cette présence est synonyme d’insécurité, et non de contrôle social.

Suite au lobbying de ces habitants déterminés, trois règlements communaux ont été mis en place par les bourgmestres successifs [5].

Ceux-ci comportaient divers dispositifs : régulation de la circulation, installation de caméras dissuasives, acquisition et rénovation par la ville de plusieurs bien immobiliers, fermeture d’établissements Horeca liés au commerce du sexe… Le tout pour des résultats jugés, à l’heure actuelle, insuffisants par le comité.

Ces riverains organisés regrettent la dégradation progressive de la communication avec les TDS au fil des différentes actions intentées par le comité d’habitants contre leur présence. Les membres les plus visibles et actifs du groupe d’habitants se plaignent de subir insultes et autres intimidations.

Les tentatives de conciliation avec le milieu associatif en charge de l’accompagnement des TDS et le syndicat UTSOPI – Union des Travailleu(r) ses du Sexe Organisés pour l’Indépendance – sont elles aussi infructueuses. En outre, le comité – qui estime que 80 % des TDS du quartier sont liés à des réseaux qualifiés de mafieux – reproche à ces acteurs de défendre indirectement ces organisations criminelles par leurs actions et les recours introduits contre les règlements émis par la commune.

« Notre quartier ne s’épanouira à nouveau que lorsque la prostitution de rue y aura disparu. »

Dans la situation actuelle, imaginer un compromis serait se bercer d’illusions. Le comité Alhambra estimant la prostitution et la fonction résidentielle du quartier irrémédiablement inconciliable, un arrangement serait toujours à leur désavantage. « Notre quartier ne s’épanouira à nouveau que lorsque la prostitution de rue y aura disparu. »

C’est dès lors à la Ville de Bruxelles de trouver une solution à cette problématique, qui passera inévitablement par un accord régional et une prise de position claire en matière de prostitution.

Si le comité Alhambra salue l’efficacité provisoire du dernier règlement de Philippe Close, d’autres acteurs du quartier ne cachent pas leur indignation. Le gérant de l’hôtel de passe Studio 2000 évoque les récits confiés par les TDS qui fréquentent son établissement : « Ces filles ne connaissent pas leurs droits et n’ont aucune idée de comment se protéger. Les cars de police arrivent, toutes les travailleuses du sexe présumées sont embarquées, peu importe si elles racolent ou non. Il n’y a pas un policier qui essaie de traduire pour elles. Soit elles paient une amende de 100 euros sur-le-champ, soit elles sont emmenées au poste. »

Un habitant du quartier depuis plus de 10 ans s’offusque également des dérives du type de mesures prises dans le nouveau règlement comme la possible pénalisation du simple fait de d’adresser la parole à un ou une TDS  : « J’aimerais bien un jour être pincé pour un truc pareil. J’ai une voisine qui est prostituée et elle fait le tapin ici. Alors qu’est ce que je fais moi ? Je fais semblant de ne pas la voir ? Ça me déçoit parce que s’il y a un policier un peu zélé qui me croise et me voit faire la causette avec elle, il pourrait me sanctionner. Je trouve ça vraiment délirant. »

Panser la cohabitation

Si certains témoignages font part d’une vie de quartier très négativement impactée par la présence de la prostitution et d’un partage contraint de l’espace avec l’activité, d’autres, plus nuancés, présentent un point de vue inusité des phénomènes positifs qui peuvent également en découler.

Le tout forme cependant des ensembles inconciliables, situations inextricables et réactions très tranchées qui ont fait échouer toute tentative de concertation jusqu’ici. Il est difficile de voir comment l’approche répressive adoptée par les autorités publiques pourra atténuer les clivages et organiser la cohabitation dans le quartier.

Maud Marsin
étudiante en écologie sociale, HELB


[1Sauf mention contraire, les citations apparaissant dans le présent article ont été recueillies lors d’entretiens avec des habitant·e·s des quartiers concernés.

[2La Villa Tinto à Anvers est une maison close à ciel ouvert. En pratique, il s’agit d’une rue bordée d’une cinquantaine de vitrines, prolongées par une chambre. Elles peuvent être louées par des TDS moyennant une pièce d’identité et la prise des empreintes digitales, relevées toutes les deux heures afin d’éviter les sous-locations et d’assurer la sécurité du TDS. Un commissariat de police et des travailleurs sociaux sont également présents au sein de la structure.

[3« Trans : terme englobant les différentes identités de genre des personnes qui ne s’identifient pas ou pas exclusivement au sexe qui leur a été assigné à la naissance. » Transstudent.org.

[4Le comité Alhambra a publié sur son site un « question-réponse » en 12 points qui explicite sa position sur la prostitution de rue dans leur quartier. Il est disponible ici : www.comitealhambra.be.

[5Cf. « Cachez cette prostitution que mes électeurs ne sauraient voir », Chedia Leroij, Bruxelles en mouvements n°294 – Mai-juin 2018.