Le 25 février 2025, nous sommes allés rencontrer Julien Jardon (coordinateur Housing First), Charlotte Bonbled (chargée de communication) et Timothée Mc Dwyer (psychologue) de l’asbl DUNE, une association située près de la Porte de Hal, ancrée dans le paysage social-santé Bruxellois depuis 25 ans. Leur dispositif de réduction des risques liés à l’usage de drogues s’adresse à un public de consommateur·ices de drogues en grande précarité et d’exclusion sociale. Depuis 2023, l’association a mis en place un dispositif de Housing First (HF).
Quelles sont les spécificités de votre association dans le paysage associatif bruxellois actif sur les questions d’usages de drogue ? DUNE est née d’une action militante : un groupe d’auto-support de personnes consommateur·ices qui vivaient à la rue et qui, face à l’immobilisme des autorités par rapport à l’épidémie de sida, ont pris l’initiative d’organiser la distribution de matériel propre pour diminuer les risques de contamination par les seringues. Cela permettait aussi un vrai travail social de proximité et dès le début, on ouvrait le soir, au moment où toutes les autres structures étaient fermées. Puis les lois ont changé et donc ce dispositif est devenu légal. Il est contrôlé, subsidié, et on le fait toujours.
L’équipe de DUNE est pluridisciplinaire (infirmier·es, assistant·es sociaux, psychologues…) pour répondre aux besoins les plus immédiats des personnes. Mais DUNE, c’est aussi une approche globale de la santé et du soin. On considère que la santé et le rétablissement de notre public ne passent pas seulement par les services psycho-médico-sociaux, mais aussi par un ensemble de leviers qui permettent d’améliorer la santé et l’accès à la santé de ces personnes. Cela passe par une approche communautaire, par l’insertion sociale et professionnelle et le dispositif HF, dans lequel on s’est lancé assez récemment. Toute une série d’activités, qu’elles soient artistiques, culturelles, sportives ou réservées aux femmes, permettent aux personnes dont les besoins/compétences sont asphyxiés par les conditions de la vie en rue, de retrouver confiance et de se remettre dans des projets porteurs de sens.
Nous ne nous adressons qu’à un public qui est dans une grande précarité, c’est-à-dire des personnes qui connaissent la privation de ressources et de droits (en termes de santé notamment). On a un public majoritairement sans-abri. Pour eux, nous sommes vraiment la première des premières lignes. Les trois quarts des personnes qui viennent ici en soirée n’ont pas de logement, pas de chez-soi stable. Je pense que les personnes ne viendraient pas chez nous si elles n’étaient pas dans une précarité extrême, qu’elle soit matérielle, sociale ou affective. Il faut vraiment que la marche d’entrée du bâtiment soit le plus large possible pour que tout le monde puisse rentrer.
Quelles sont les évolutions que vous constatez depuis 25 ans en matière de consommation de drogues ? Depuis une dizaine d’années, on se rend compte que souvent il y a une consommation principale, un produit central, autour duquel tournent tous les autres produits : l’alcool, le cannabis, les médicaments… tous ne sont pas considérés comme problématiques, d’ailleurs. Toutes les drogues se consomment de toutes les manières, et la pratique de l’injection a pris un sérieux coup dans l’aile parce qu’on a découvert que cela présentait des risques importants. Il y a eu les années sida. L’injection, pour un public en grande précarité, n’est pas la manière la plus facile de consommer des drogues. Elle demande énormément de précautions en matière d’hygiène. Une manipulation qui n’est pas forcément aisée quand on est dehors. On voit bien à quel point ça change la donne pour quelqu’un de passer d’une consommation de rue à une consommation qui est encadrée, de pouvoir discuter avec un médecin en disant « moi je consomme tant, et j’ai besoin de… ».
Depuis quelques années, le port d’Anvers est devenu un port à cocaïne et on la retrouve sur le territoire de manière hyper accessible, sous diverses formes, dont le crack. Aujourd’hui, c’est vraiment le produit qui a une prévalence en matière de consommation. Et ce produit répond, pour ce public, à une fonction d’automédication : il permet d’affronter les conditions de la vie en rue.
La diminution des injections est quelque chose de positif. C’est une réduction du mode de consommation le plus risqué. Mais on n’est pas en mesure de dire si cette diminution vient du travail de réduction des risques, que ce soit thérapeutique ou de consommation, ou si c’est lié à l’accessibilité de la cocaïne. Autrefois, un gramme de cocaïne était à 50 €. Maintenant, c’est toujours 50 €. Le prix n’a pas bougé depuis vingt ans alors que sa qualité a augmenté. Mais demain, ce ne sera pas la cocaïne, ce sera autre chose. Comme le Fentanyl dont la consommation a explosé aux États-Unis.
Nous réunissons des profils de consommation très différents. C’est un lieu de rencontre avec des profils de précarité, des profils de langue, des profils culturels extrêmement variés.
On paye les politiques qu’on mène. Et c’est ici que ça ce vit.
Vu votre public, l’accroissement important de personnes en situation de sans-abrisme en Région bruxelloise doit impacter votre travail ? Il y a des soirs où on est amené à fermer parce qu’avec six travailleurs et cent-vingt personnes qui se présentent à notre porte, on n’a pas les moyens de répondre à leur demande. L’évolution est là : elle est dans la quantité de demandes d’aide qu’on a à absorber. D’autant plus qu’on est les seuls ici à proposer un accueil en soirée. Même si le manque de moyens est une difficulté qui concerne l’ensemble du secteur associatif. Ce n’est pas simple de recruter, parce que notre boulot n’est pas facile.
On ressent aussi très fort la crise de l’accueil. C’est une violence institutionnelle énorme que le pouvoir politique met sur nous. C’est à nous de dire : « Mais non, en fait, ici, de par la manière d’aller dans ce pays, tu n’auras jamais de travail, ou très peu, probablement pas ». Et ça, c’est lourd. C’est personnel aussi. Accompagner des gens dans la survie, c’est comprendre que progressivement, la consommation arrive quand la personne a déjà connu la dégradation de tous ses espoirs, qu’elle a tenté des trucs et que ça n’a pas marché. Elle a eu des boulots au noir pas payés, des histoires d’arnaques, de violences… Sur tous les plans, la personne est complètement esseulée. Et puis là, il y a la consommation qui arrive parce que c’est un analgésique puissant contre cette douleur de l’échec, de l’isolement et du rejet.
Nous rencontrons souvent les gens à ce moment-là. La consommation n’est que la manifestation d’un rejet structurel. On a eu plus de cinquante personnes palestiniennes qui sont arrivées. L’une d’elles venait d’apprendre que, dans les trois derniers jours, dix-sept membres de sa famille étaient décédés. Elle a été laissée seule en rue parce qu’elle avait signé son truc à Fedasil et qu’on lui a dit : « maintenant tu peux aller dormir sous les ponts ».
Quand on démultiplie les facteurs de vulnérabilité et qu’on laisse des gens sans aucun encadrement, bien oui, il y a des effets collatéraux qui sont dommageables pour l’intégralité de la société. On paye les politiques qu’on mène. Et c’est ici que ça ce vit.
Qu’est-ce qui vous a amené·es à développer le projet housing first (HF) ? D’une façon générale, le HF, c’est l’idée de pouvoir proposer un logement sans conditions à des personnes qui cumulent une période de vie en rue assez longue avec des troubles de consommation et de santé mentale. L’idée effectivement, selon la phrase consacrée, c’est qu’on change le paradigme de la réinsertion des personnes sans-abri. Le vieux paradigme est celui de la réinsertion par paliers : la personne sans-abri doit commencer par fréquenter un centre de jour, suivre une cure avant de passer en maison d’accueil et de pouvoir espérer accéder à un logement. À chaque palier, il y a le risque de se faire exclure pour le non-respect des règles, parce qu’une dispute a éclaté, parce qu’on n’a pas fait les démarches qu’il fallait en temps et en heure… On peut, de la maison d’accueil, repartir à la case départ de la rue. Ce parcours d’insertion fonctionne pour certaines personnes mais pas pour la majorité qui est conduite à l’échec.
Le HF fait fi de tout ce parcours par paliers et prend la personne comme elle est, lui propose un logement sans condition. On ne lui demande pas de faire une cure, elle ne doit pas avoir l’administratif en ordre le jour J. Par contre, elle doit avoir un revenu (y compris d’intégration sociale) pour être en condition de pouvoir payer un loyer.
Le HF cible les personnes qui ont tout tenté mais qui n’y arrivent pas. Une fois qu’on a vu que rien de ce qui existe ne semble permettre une remise sur pied, ne serait-ce que temporaire, là on peut se dire que le HF semble être la solution.
À côté du logement, on propose un accompagnement par une équipe pluridisciplinaire. On élargit la réduction des risques à tous les aspects de la vie pour que la personne retrouve son pouvoir d’agir, retrouve des compétences, reprenne confiance pour améliorer son niveau de vie, avoir des espoirs, des projets futurs.
Notre service HF existe depuis un an et nous avons jusqu’à décembre 2026 pour arriver à loger 24 personnes en vue d’obtenir l’agrément de la Région. Or la difficulté en Région bruxelloise, c’est de trouver du logement accessible. On est dans la course aux chiffres. Si en décembre 2026 nous n’arrivons pas à 24 personnes relogées, nous allons avoir un souci au niveau de l’agrément et au niveau des subsides.
Dans la philosophie du HF, on tente de répartir au maximum les personnes sur le territoire pour éviter de créer des ghettos. Mais la réalité du marché de logement fait que parfois on n’a pas le choix. On va nous proposer un immeuble avec quatre logements et on va y mettre quatre personnes avec les mêmes difficultés. En pratique, ça complique assez fortement l’accompagnement et les relations entre voisins. Le risque de conflit de voisinage est un peu plus élevé et on préfère éviter ça. Surtout, on n’a pas envie que dans un quartier on dise : « ça c’est plutôt les sans-abri et ça c’est les tox ».
Comment se déroule l’accompagnement de la personne en relogement ? Dans le principe du HF, on fait des visites à domicile. Les personnes ne sont pas censées venir à DUNE pour nous rencontrer. On va les voir dans leur lieu de vie. Si on va chez elles, ce sont leurs règles qui prévalent. C’est nous qui nous adaptons.
Il y a deux limites à l’accompagnement. La première, c’est la loi. On ne peut pas accompagner la personne pour organiser un braquage. Et l’autre limite, c’est les capacités humaines du travailleur ou de la travailleuse, parce qu’il y a parfois certains aspects dans le travail à long terme qui sont extrêmement lourds au niveau moral, psychologique, ou qui peuvent être dérangeants. Si on fait de la réduction des risques et qu’on accompagne quelqu’un pour la préparation de crack avec un minimum de risque, il faut que le/la travailleur·euse en face soit suffisamment armé·e.
DUNE accompagne pour le moment douze personnes, ça veut dire douze réalités. Certaines vont retrouver très rapidement un certain équilibre et donc un fonctionnement mais il y a des personnes pour qui c’est extrêmement compliqué parce qu’il y a des dégâts liés à la rue, des dégâts liés à la consommation. Il y a toujours une période très difficile au moment de l’entrée en logement, parce que souvent la personne considère que les problèmes vont se régler d’eux-mêmes. Mais en fait, elle se rend compte que d’autres problèmes vont s’ouvrir, par exemple la question des dettes. La personne qui arrive dans son logement retrouve une adresse officielle. Elle retrouve des meubles et puis les factures d’ambulance, les factures d’hôpital, les factures de carte d’identité, de banque, de carte de GSM, tout ça arrive. Les huissiers, les créanciers la retrouvent.
Il y a aussi une grosse part qui se retrouve relativement seule. Parce que le monde de la vie en rue est un microcosme de relations sociales extrêmement important mais extrêmement ambigu. La solitude amène aussi un besoin de consommer plus, pour survivre. Faut faire passer le temps, il faut s’occuper… On rumine ce qu’on a vécu, ce qu’on a traversé. Il y a très souvent une période où la consommation augmente très très très fort. Cela peut être quelques semaines, quelques mois, quelques années. C’est aussi très difficile à dire. Et puis oui, après, il y a parfois une diminution de la consommation. Quand la personne se dit : « j’ai vraiment fait le tour, je ne vois plus de bienfaits à la consommation ».
Comment appréhendez-vous les nouvelles mesures du gouvernement Arizona ? Quand on entend le nouveau gouvernement proposer que le consommateur réfractaire à l’idée de faire une cure se fasse retirer son allocation sociale, on se dit qu’ils n’ont rien compris. Ils ne s’intéressent pas aux sciences sociales, ni aux expériences réelles. Dire aux gens qui essaient de se réinsérer de faire face à une instance sociale qui va imposer une cure, c’est courir à l’échec. On repousse les plus précaires dans la précarité, alors qu’il y a des portes qui pouvaient s’ouvrir.
Il faudrait que les politiques aillent voir les gens qui proposent des cures pour recueillir leurs témoignages. La cure, c’est une très belle mise à l’abri pendant trois semaines. Ça fait du bien mais s’il n’y a pas d’articulation avec une postcure, ça ne se suffit pas en soi. En imposant, on ne fait pas de changement.
Il n’est pas rare de voir quelqu’un qui a un rendez-vous à l’hôpital, ne pas vouloir y aller. En fait, c’est l’attente qui est insupportable. Et ce sont des gens qui, en plus, ont passé de nombreuses années en institution, parfois depuis l’enfance. Ils ont toujours attendu car ce sont des lieux où on retire la possibilité du choix, de l’heure du réveil, de l’heure du repas. Pour beaucoup, ce sont des personnes qui ont toujours été dans un cadre où leur journée était rythmée par l’organisation institutionnelle. La notion même du temps est liée à une privation de liberté fondamentale. Et du coup, attendre c’est un truc horrible. Quand on force les gens, on les dépossède de leur but, de leur temps. Dans le HF, tu vas voir quelqu’un et il te fait attendre parce qu’il prend sa douche. Parce qu’il est chez lui. Il a cette liberté-là…
Le chemin pris par le nouveau gouvernement fédéral est extrêmement inquiétant parce qu’on attaque les plus faibles, ceux qui ont moins les moyens de se mobiliser, le moins de moyens de réagir. On donne l’impression de faire quelque chose : « Si ça vous embête la consommation, on va attaquer les consommateurs de rue. » Alors que ce sont déjà les plus faibles, ceux qui n’ont pas d’autre endroit où aller.
Et puis il y a cette particularité à Bruxelles où on a des petits états dans l’état et donc forcément oui, on a dix-neuf bourgmestres, c’est un sacré paquet de personnes… Ils ont cette mission de préserver, si pas la paix, au moins la cohésion sociale sur leur territoire. Pour assurer un climat de paix sociale, ils vont déplacer le problème. C’est ça qui est particulier dans la politique des hot spot, on écarte la misère de ce qui est visible. On vide un quartier de sa pauvreté et on peut s’en vanter. On a vidé les rues, mais on a juste déplacé le problème en sachant très bien qu’il va revenir dès que la commune ou le quartier d’à côté aura pris les mêmes décisions.