Dans les années 70, alors que de nombreux autres territoires urbains européens se désindustrialisent massivement, Cureghem maintient une dynamique économique productive (métiers de la viande, du textile, puis de l’automobile). Ceci n’empêchera pas la commune d’Anderlecht de lui tourner le dos durant plusieurs décennies. Cette terre d’accueil de populations issues de l’immigration qui n’ont pas de droit de vote présente peu d’intérêt pour les édiles locaux. Cette indifférence politique se traduira notamment par l’élaboration d’un grand projet autoroutier laissant entrevoir une vaste démolition de certaines parties de Cureghem vouées désormais à accueillir un trafic automobile de transit plutôt qu’une population en transit : une pénétrante depuis Paris dénommée autoroute industrielle reliant Drogenbos à Vilvoorde en passant par Tour et Taxis ! Sous la pression des habitants du quartier, mais aussi en raison de l’état exsangue des finances belges, le projet autoroutier destructeur sera finalement abandonné en 1979. Mais qu’advint-il par la suite de ce territoire singulier ? [1]
Bien qu’à proximité de la gare du Midi et des quartiers centraux, le mépris pour le territoire cureghemois se prolongera encore de longues années. En 1982, l’école des Vétérinaires, située non loin des Abattoirs, déménage à Liège, les travaux de rénovation s’étant révélés trop coûteux. A la même époque, la commune envisage la fermeture des abattoirs. C’est la force du tissu économique cureghemois qui prendra la relève du dédain des pouvoirs publics. Les maîtres-abatteurs et des entrepreneurs du quartier vont se regrouper en société anonyme en 1983 pour sauver le marché et les abattoirs en créant la S.A. Abattoirs et Marchés d’Anderlecht (Abatan) (nous reviendrons sur l’histoire des Abattoirs dans une autre chronique [2]). A trois encablures de là, dans le quartier dit du Triangle, la commune d’Anderlecht met également des sabots dans les métiers à tisser des grossistes textiles mais ceux-ci tiennent bon [3]. Quant aux vastes espaces laissés vacants par les grossistes en viande, ils seront récupérés par les exportateurs de véhicules d’occasion issus essentiellement de la communauté libanaise (voir une prochaine chronique consacrée au quartier Heyvaert [4]).
Jusqu’au milieu des années 1990, le PS et le PRL (ancien nom du MR) convergent sur le principe de l’intervention minimale à Cureghem, renforçant par là, la marginalisation du quartier et de ses habitants. Christian D’Hoogh [5] déclarera en 1994 : « Cachez ce Cureghem que je ne saurais voir ».
Dans les années 90, ce n’est plus l’arrivée de l’autoroute depuis Paris mais celle du nouveau terminal TGV qui va bouleverser le quartier. Désormais, il s’agit non plus de démolir mais d’y investir en transformant les quartiers jouxtant la gare en zone accueillant des bureaux et des hôtels. A partir de là, Cureghem va enchaîner les contrats de quartier, surtout sous la pression régionale. Toutefois, l’octroi du droit de vote aux étrangers au niveau communal quelques années plus tard (2006) incitera les élus à mieux prendre en considération les intérêts de certaines communautés immigrées.
Mais c’est surtout la volonté d’attirer un nouveau public qui est le fer de lance des politiques de « revitalisation ». Le premier Plan régional de développement (1995) insiste sur la rénovation des quartiers centraux en mettant en avant le concept ambigu de « mixité ». L’hôtel de luxe Be Manos, le pôle multimédia The Egg et les lofts de la rue de la Bougie ne sont d’évidence pas à destination des habitants en place et risquent peu d’améliorer leur condition socio-économique malgré l’arrivée progressive de familles de classe moyenne aux revenus plus élevés et dotées d’un autre capital culturel.
Cureghem se voit la cible d’une kyrielle de dispositifs publics ou privés bien au-delà de la figure classique du contrat de quartier : zone prioritaire pour le Plan canal, Master Plan pour le bassin de Biestebroeck et les Abattoirs, projet pilote du Plan guide de la rénovation urbaine, fonds FEDER... « Il ne s’agit plus d’une préoccupation pour la création de conditions de logement saines, mais d’attractivité du quartier, pour les résidents et investisseurs potentiels. La recherche de la qualité architecturale et paysagère est très peu mise en relation avec ses effets sur la valeur d’échange et le maintien de la valeur d’usage de ces quartiers ». [6]
La commune d’Anderlecht promeut les logements acquisitifs Citydev au nom de la mixité sociale. [7] Une mixité qui accroît le prix du foncier et des loyers sans que cela s’accompagne d’un effet redistributif des richesses pour les habitants moins bien lotis. Dans le même temps, quasi aucun logement social n’est produit sur ce territoire qui n’en contient pourtant que 4 % alors que le revenu de ses habitants est de plus de 20 % en dessous de la moyenne régionale, et n’atteint qu’à peine un peu plus de la moitié de celui d’un habitant du Vivier d’Oie à Uccle.
Le traitement de choc à coups de dispositifs de revitalisation s’est poursuivi avec vigueur avec le Contrat de Rénovation Urbaine (CRU) en 2017 et le Plan d’Aménagement Directeur (PAD) en 2021, lesquels visent en grande partie à encadrer le probable déménagement du commerce de véhicules d’occasion qui jouait, de facto, un rôle de verrou local vis-à-vis de la spéculation immobilière comme le montre la carte ci-dessous réalisée par le géographe Mathieu Van Criekingen [8].
Cureghem est au carrefour des flux migratoires, certains associés à sa dimension internationale « par le haut » au travers de la présence de la gare TGV et des différents services hôteliers et horeca qu’elle draine, d’autres à une dimension internationale par le bas, via les filières économiques et commerciales qui traversent ce territoire depuis la fin du XIXème siècle. Cureghem reste encore aujourd’hui le point d’arrivée de nombreuses populations à faibles revenus. Les activités économiques liées à la présence des Abattoirs, des commerces de textile et de véhicule d’occasion offrent des conditions de subsistance à une population non diplômée et, ce faisant, la possibilité de se maintenir au centre-ville. Cependant, les pressions immobilières en cours, souvent accompagnées par les politiques publiques, sont en train de faire basculer ce rôle historique d’accueil.
Les pressions décrites ci-dessus, même si elles s’opèrent graduellement, font peser un risque de rupture dans l’accès aux ressources d’un territoire proche du centre-ville. [9] Les valises à roulettes, les co-workers et autres co-housers, bien qu’en transit, pourraient dominer le paysage plus vite qu’on ne l’imagine. Il suffit de citer quelques exemples : l’exportatrice de voitures Facar, rue Heyvaert, a revendu sa parcelle en 2023 à un développeur pour y construire 42 logements dont 13 en co-living ; l’entreprise historique familiale Aciers Wauters le long du canal, leader depuis 1924 dans la distribution d’aciers spéciaux, vient de revendre sa parcelle de 1,3 ha au promoteur Revive pour y développer 20.000 m² de logements ; face aux Abattoirs, l’ancien siège de BC Motor est destiné à être transformé en espaces de co-working,... Comme le soulignent les chercheurs A. Orban et C. Sanchez-Trenado, les nouvelles activités productives qui se développent dans le quartier sont présentées comme « innovantes » et propices à une nouvelle « mixité fonctionnelle », mais elles sont très peu ancrées dans le tissu social existant et s’intègrent dans de nouveaux développements immobiliers (voir le projet de Circularium sur le site de D’Ieteren). [10]
Cependant l’équation à l’œuvre n’est pas une fatalité. Cureghem à l’instar du quartier Nord joue un rôle de quartier d’accueil mais à la différence de ce dernier, il a été moins démoli. Des activités de production offrant des emplois adaptés aux différentes classes sociales y ont été maintenues et le tissu associatif y est resté très vivace. Les pouvoirs publics à la manœuvre, tant au niveau communal que régional, disposent de leviers divers pour influencer les dynamiques en cours : préserver les espaces de production existants ancrés dans le quartier et les valoriser, remplacer les logements des marchands de sommeil par des logements sociaux et solidaires, créer des lieux d’accueil en suffisance pour les personnes fragilisées qui arrivent par la voie du Midi… La mondialisation par le haut n’a pas encore gagné mais il est temps d’agir !
Inter-Environnement Bruxelles
[1] Lire C. Scohier, « Histoire d’une terre d’accueil », Bruxelles en Mouvements, n°276, 2015
[2] Lire déjà C. Sénéchal, « L’abattoir d’Anderlecht : les trois vies d’une exception urbaine », Uzance n°4, 2015, 52-62.
[3] Lire M. Retout, Le quartier du Triangle : entre textile et mobilisations citoyennes., 2020, Université Populaire d’Anderlecht.
[4] Lire déjà M. Rosenfeld et M. Van Criekingen, « Gentrification versus place marchande. Présent et devenir d’une centralité commerciale euro-africaine d’exportation de véhicules d’occasion », in Uzance, vol. 4, 2015.
[5] Bourgmestre d’Anderlecht entre 1984 et 2000.
[6] M. Sacco, Lutter contre la dualisation sociospatiale dans les quartiers défavorisés de Bruxelles et Montréal, ULB, 2012, p. 361.
[7] Près d’un millier de logements construits depuis le début des années 2000.
[8] M. Rosenfeld et M. Van Criekingen, op. cit.
[9] Lire M. Van Criekingen, « Gentrification et résistances ordinaires des quartiers populaires. Élaboration théorique et illustration empirique sur un terrain bruxellois », Espace populations sociétés [En ligne], 2021/2-3.
[10] A. Orban, C. Sanchez-Trenado,, « À qui profitent les activités productives ? Analyse du cas de Cureghem ». Brussels Studies, 2020, vol. 153.