Inter-Environnement Bruxelles
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Crash-test pour l’Urban Ruling dans le quartier Nord

Le quartier Nord est, depuis des décennies, le terrain de jeu des acteurs immobiliers bruxellois menant de vastes opérations immobilières spéculatives. Pas étonnant donc qu’on y retrouve les premières expérimentations « grandeur nature » pour l’Urban Ruling.

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Tout le territoire du quartier Nord est truffé de Plans particuliers d’affectation du sol (PPAS), un outil urbanistique communal permettant de définir l’aménagement du territoire à l’échelle d’un quartier ou de plusieurs îlots. Ces PPAS viennent préciser le Plan Régional d’Affectation du Sol (PRAS) en définissant des affectations détaillées, l’implantation ou encore les gabarits des constructions. Ceci crée un urbanisme par à-coups entraînant un manque de cohérence dans ce quartier qui n’a jamais fait l’objet d’une vision concertée, si ce n’est celle d’y ériger un central business district avec ses huit World Trade Centers totalisant pas moins de 64 tours ! [1]

Outre préciser le PRAS, certains PPAS sont souvent taillés sur mesure pour autoriser les ambitions des promoteurs immobiliers. Les programmes qui y sont développés peuvent être bien plus denses que ce que les cadres réglementaires régionaux permettent, la tour Up Site d’Atenor ou le site Tour & Taxis faisant office de premiers de classe en la matière. Pour le premier, le PPAS Willebroeck longeant le canal et approuvé en 2009 a ouvert une voie royale à la plus haute tour de logements à Bruxelles culminant à 140 mètres de hauteur, remplaçant par la même occasion les anciens entrepôts Delhaize. À Tour & Taxis, nous n’avons pas encore eu la « chance » de découvrir le gros du programme. Mais l’on sait que plus de 100 000 mètres carrés de nouveaux logements et une tour de maximum 150 mètres sont à venir, le tout permis par un PPAS datant de 2017.

Le cas CCN, tout droit sorti du passé

En 2018, le gouvernement régional a chargé Perspective Brussels de développer une vision partagée pour le Territoire Nord, une zone délimitée par la petite ceinture, l’avenue du Port, l’avenue de la Reine et la rue Royale. L’objectif de ce processus était d’identifier les enjeux d’un territoire, volontairement plus large que le quartier Nord, afin d’établir une vision et une stratégie pour son développement. Si un diagnostic a été publié en octobre 2021, nous attendons toujours la vision partagée déterminant la route à suivre pour l’avenir du quartier. À défaut d’en avoir une, les projets publics (Ferraris, CRU 1, PAD Maximilien-Vergote) et privés (ZIN, Livin, CCN, Proximus…) s’enchaînent. Parmi ces projets privés, certains ont fait l’objet de project lines Voir l’article sur l’Urban Ruling p. 10-13 et ont vu leur développement cadré par une décision anticipée en matière d’urbanisme. D’autres semblent être tout droit sortis du passé, comme si les fantômes des années 1970 continuaient de venir hanter le redéveloppement de certains sites.

À peine quelques années plus tard, en juin 2022, une demande de permis d’urbanisme est déposée par les promoteurs privés Atenor et AG Real Estate, pour le réaménagement du site du Centre de communication Nord (CCN) qui accueillait, outre la gare du Nord, une galerie commerçante et les bureaux du service public régional de Bruxelles. On apprend via la presse que après la démolition du monolithe datant du début des années 1980, quatre tours seraient construites sur la dalle existante, rendant enfin visible la façade iconique de la gare du Nord, trop souvent confondue avec le CCN. Ce bâtiment est en soi volumineux mais la programmation du nouveau projet explose tous les records. La superficie plancher totale augmente de 6 %, le bureau passe de 79 000 à 92 000 mètres carrés, on triple presque le commerce (de 3 200 à 8 000 mètres carrés) et 50 000 mètres carrés seront dédiés au logement pour diversifier les fonctions dans le quartier. Le tout dans des bâtiments hauts de vingt à trente étages (les actuelles tours Proximus en comptent vingt-huit) [2].

Mais la réalisation de ce programme démesuré implique une révision du PPAS en vigueur à cet endroit. En effet, celui-ci date de 1967 et n’est, en réalité, même pas conforme avec la situation existante : une bonne moitié de l’emprise du CCN n’est pas reprise dans les plans tandis que le bâtiment culmine à 57 mètres de hauteur alors que le PPAS en vigueur avant sa démolition n’autorisait que 35 mètres ! En novembre 2022, quelques mois seulement après la demande de permis des promoteurs, la commune de Schaerbeek lance une enquête publique pour la révision du PPAS.

L’analyse du dossier est affolante. On y trouve une forme d’apologie du plan Manhattan alors que celui-ci est largement considéré comme une grave erreur urbanistique marquant l’apogée de la bruxellisation, un concept architectural inspiré du Bruxelles des années 1970 et utilisé internationalement pour décrire les excès urbanistiques découlant d’une trop grande proximité entre pouvoirs politiques et promoteurs immobiliers privés. On peut y lire que « la modification du PPAS permettra de maintenir la continuité des alignements du PPAS existant ainsi que de promouvoir de nouveaux alignements qui s’avéreraient nécessaires en vue de conforter l’esprit du plan Manhattan comme ensemble iconique à valoriser au niveau patrimonial ». Plus précisément, à propos de l’îlot CCN qui est entièrement couvert par le nouveau plan, « la modification du PPAS doit permettre de maintenir les grandes hauteurs existantes et les autoriser sur l’îlot CCN dans une idée de continuité et de clarification du tissu ». L’objectif des documents soumis à l’enquête publique est clairement indiquée : créer une mixité fonctionnelle dans le quartier à travers des nouveaux logements en passant par des formes urbaines similaires aux tours avoisinantes. Il faut creuser pour visualiser le scénario imaginé par les pouvoirs publics sur l’îlot CCN. Au beau milieu de l’étude d’incidences, un schéma est proposé, quatre tours allant de 93 à 110 mètres de hauteur sur ce qui aurait pu être le parvis de la gare du Nord [3].

Les excès urbanistiques découlant d’une trop grande proximité entre pouvoirs politiques et promoteurs immobiliers privés.

La politique du fait accompli

Si ce scénario semble familier, c’est qu’il l’est bien. Les plans mis à l’enquête publique ressemblent comme deux gouttes d’eau aux bribes d’information publiées lors du dépôt du permis d’urbanisme pour les quatre tours sur l’ancien site CCN quelques mois auparavant. En prenant une publication sur Facebook de Pascal Smet datant d’octobre 2022, avant que le PPAS ne soit mis à l’enquête publique, on pouvait même observer à quoi ressemblerait l’esplanade Bolivar aux pieds des tours[facebook.com].

C’est une chose de représenter virtuellement un espace public à l’avance pour faire rêver les citoyen·nes et les utilisateurs·trices des transformations de leur quartier. C’en est une tout autre de mettre la charrue avant les bœufs d’une telle manière. Pour être clair, les nouveaux propriétaires du CCN ont introduit un permis d’urbanisme pour la construction de quatre tours avant que le cadre réglementaire en vigueur ne les y autorise. Cette opération n’est-elle pas risquée, connaissant la lenteur et la rigidité bien connue des administrations communales lorsqu’elles traitent les permis d’urbanisme ? Probablement, sauf dans le cas où les nouveaux plans ont été pensés de concert entre les acteurs impliqués. La logique est exactement la même pour l’îlot Proximus. Si l’on compare les affectations et les gabarits entre trois documents différents – la project line Proximus, le demande de permis pour le bâtiment Proximus, et le PPAS régulant la zone –, les chiffres coïncident très précisément. Or, non seulement ces documents ont été produits à des années d’intervalle, mais en plus c’est le plus récent d’entre eux, le PPAS, qui a valeur légale. C’est le monde à l’envers, car aucun des deux autres documents n’aurait pu envisager ce type d’affectation avant que le PPAS n’ait été modifié et que ces modifications n’aient été soumises à enquête publique via la procédure de publicité-concertation.

Quels mots avons-nous encore à dire ?

L’étude attentive des documents administratifs disponibles lors de l’enquête publique sur le PPAS révèle également que les décisions entérinées dans les différentes notes et accords préalables ont pu orienter certains des choix jusque dans le rapport d’incidences environnementales. Les documents révèlent en effet le fond des discussions ayant eu lieu entre bureaux chargés de l’étude d’incidences environnementales et le comité d’accompagnement composé de perspective.brussels, Bruxelles Environnement et la commune de Schaerbeek. Étant donné les incidences sur la qualité de vie attendue par le scénario préférentiel de quatre tours, le bureau d’étude a recommandé de « diminuer les superficies prévues sur l’îlot CCN ». Pourtant, ces recommandations n’ont pas pu être suivies par le comité d’accompagnement, car le procès-verbal de la réunion d’accompagnement de projet mentionne que des « choix stratégiques et accords préalables » avaient été pris. C’est-à-dire que les décisions politiques prises entre administrations dans le cadre de notes préalables auraient ici une force contraignante supérieure au rapport d’incidences environnementales produit par un bureau d’étude indépendant. Ce faisant, on sort clairement de l’objectif initial affiché pour l’Urban Ruling, à savoir cadrer les lignes directrices d’un projet et les principales dérogations auxquelles un promoteur pourrait prétendre avant l’achat d’un terrain.

Ce que montre le quartier Nord, éternel laboratoire pour l’urbanisme bruxellois, c’est que les project lines peuvent venir empiéter sur l’indépendance des bureaux d’étude en charge d’objectiver les incidences d’un projet et sur la capacité pour les citoyens et la société civile de remettre en question certains des choix posés au moment de l’enquête publique. Il nous semble essentiel de tirer les leçons de cet exemple avant de généraliser l’usage d’un outil qui, sous couvert d’avancées quant à la spéculation immobilière autour du prix de vente des terrains, entérine le grand retour de l’urbanisme clandestin et de la négociation.


[2S. VAN GARSSE, « Torens en pleinen op sokkel van het oude CCN-gebouw », in BRUZZ, 22/06/2022.

[3PPAS no 19 Quartier ouest de la gare du Nord, mai 2023.