Le contrat de quartier durable « Bockstael » a accouché de son programme. Comparativement à d’autres contrats de quartier, le processus a mobilisé plus d’habitants, un fait qu’il faut probablement attribuer à la nouvelle échevine de la participation Ans Persoons, qui a pu activer ses propres réseaux, mais aussi à un tissu associatif local très dynamique regroupé en partie autour de la coordination sociale de Laeken, « un réseau d’initiative citoyenne issu de la volonté de certains acteurs locaux de Laeken-centre qui ont développé depuis près de vingt ans (et 3 contrats de quartiers sans compter celui-ci) une dynamique “inter associative” originale » [1].
Le programme du contrat de quartier définit les actions qui seront menées durant quatre ans. Dans un quartier dense qui présente peu de réserves foncières, il se focalise principalement sur la valorisation d’espaces en bordure de deux lignes de chemin de fer dont le tracé a structuré la définition du périmètre d’action. Un autre volet important du contrat de quartier est celui de la transformation de l’offre commerciale de la rue Fransman et du haut de la rue Marie-Christine, jugée « dégradée » et « communautarisée » [2]. Enfin, le contrat de quartier fait la part belle au développement d’équipements collectifs (salles de sport, cinéma de quartier, espaces couverts de socialisation) et d’infrastructures diverses destinées à l’associatif local, pour autant qu’il soit contrôlé par la Ville de Bruxelles.
L’objet de cette analyse n’est pas d’analyser le détail du programme. Après une rapide présentation du quartier basée sur des données objectives mises à disposition dans le programme lui-même, nous proposons au lecteur de tenter de décrypter les logiques qui ont présidé dans le diagnostic du « climat social » du quartier et, in fine, proposer une analyse critique de l’un ou l’autre axe d’action proposé dans le programme.
Quelques données objectives sur le quartier
Le périmètre choisi pour le contrat de quartier « Bockstael » s’étire grosso modo autour des deux lignes de chemin de fer L28 (qui relie la gare du Midi à la gare de Schaerbeek) et L50 (qui relie Bruxelles à Gand) qui se croisent au niveau de la gare SNCB « Bockstael ». Ce périmètre, relativement limité, présente un bâti typique d’un quartier populaire dense, avec peu d’opportunités de construction de nouveaux logements. Dans le quartier de Laeken-centre, la population est jeune (30% de jeunes de moins de 17 ans à comparer à la moyenne bruxelloise qui est de 22%), ses revenus sont bas (un revenu moyen par habitant équivalent à 64% du revenu moyen bruxellois). Le quartier connaît un bilan migratoire positif de 3,43% avec un taux de mobilité moyen largement supérieur à celui de la région bruxelloise. Le quartier attire de plus en plus de ménages issus des classes moyennes et classes moyennes supérieures, une tendance accentuée depuis l’installation de la nouvelle école européenne sur le site de l’ancienne école des cadets et qui se vérifie dans l’évolution du revenu moyen par habitant qui passe de 51% de la moyenne régionale en 1993 à 64% aujourd’hui. Cette évolution, qui semble due à une gentrification du quartier, n’occulte pas pour autant que la grande majorité de la population vit dans des conditions difficiles : un taux de chômage moyen de plus de 30% avec un pic à près de 50% pour les jeunes. Malgré l’accumulation des contrats de quartier et de quelques programmes lourds de rénovation urbaine, le bâti est partiellement dégradé et les marchands de sommeil ont une activité florissante.
Climat social
Un chapitre du rapport mérite notre attention. Il aborde le « climat social » du quartier.
L’analyse se base largement sur le diagnostic fait en 2012 par la coordination sociale de Laeken composée d’acteurs de terrain implantés localement et actifs dans le champ de la cohésion sociale et de l’éducation permanente [3]. Mais contrairement au rapport de la coordination sociale, le programme du contrat de quartier introduit un élément pour le moins intriguant : le vieux Laeken, bien que bénéficiant « d’une population riche et diversifiée », souffrirait « d’une mixité sociale inexistante ». Le périmètre de l’étude serait « terriblement communautarisé », tant au niveau géographique, qu’au niveau du tissu commercial ou encore de l’école.
Partant de ce constat, le rapport du contrat de quartier en conclut qu’il est nécessaire de :
La conclusion principale du rapport [4] est que la notion d’enclavement serait un facteur déterminent pour le quartier. Cet enclavement se matérialiserait par des barrières physiques, des regroupements communautaires des habitants, un tissu commercial communautarisé, un manque d’espaces de rencontre et une mauvaise qualité de l’espace public. Le rapport insiste sur la nécessité de renforcer le lien avec le centre-ville et de décloisonner les sous-quartiers.
Cette analyse idéologiquement très marquée mérite d’être confrontée à une analyse de terrain à la marge du périmètre d’intervention du contrat de quartier. Nous proposons de nous pencher sur l’avenue Prudent Bols, à deux pas de la place Bockstael, une avenue constituée d’une partie au bâti plutôt bourgeois agrémenté de jardinets en zone de recul, occupé par des habitants ayant un profil socio-économique supérieur à la moyenne du quartier mais également d’une partie « moins chic », avec des maisons à front de rue, d’une qualité architecturale plus commune, l’ensemble se caractérisant par une population d’une grande diversité tant culturelle que socio-économique.
À l’échelle de cette avenue, il n’y a ni un problème d’enclavement ni de dégradation des espaces publics. Pourtant, les gens ne s’y parlent pas plus ni moins qu’ailleurs... Et il serait présomptueux d’affirmer que les relations entre classes s’y déroulent sans heurts. Paradoxalement, dans la partie « moins chic » de l’avenue, les relations de voisinages semblent plus intenses... [5]
Cette brève analyse de terrain met en lumière que le choix du périmètre d’un contrat de quartier n’est pas neutre et pose parfois bien des questions. Il néglige notamment les contrastes parfois saisissants que l’on peut constater dans un quartier à 10 mètres près. Pour certains contrats de quartier, il empêche parfois de s’interroger des éventuels effets collatéraux d’un contrat de quartier sur un environnement plus large et vice versa.
Mixité et cohésion sociale
Ce contrat de quartier, comme tant d’autres avant lui, est marqué par la pensée dominante qui voudrait que la mixité sociale serait un facteur essentiel de cohésion sociale.
Ce discours a fait l’objet d’une étude détaillée parue récemment dans Brussels Studies [6].
Outre le fait que ces concepts sont rarement définis, il faut néanmoins remarquer que les pouvoirs publics qui en font usage le font principalement pour légitimer des politiques de marketing urbain visant à briser un soi-disant communautarisme présenté comme une des principales menaces à la cohésion sociale.
Selon l’auteur de l’étude, E. Lenel, « ce langage correspond globalement à celui, très consensuel, de la cohésion sociale et de la diversité, ce qui permet de présenter la mixité comme un objectif en lui-même qui se passe de justifications ».
Un langage qui permet par exemple d’affirmer qu’en introduisant dans un quartier populaire des agents dotés de caractéristiques socio-économiques supérieures, on va améliorer la situation du quartier. La question subsidiaire étant « pour qui ? ».
Modifier l’offre de commerce, avec quelles conséquences ?
L’analyse de la « dynamique commerciale » du quartier et les propositions faites par le contrat de quartier s’inscrivent dans un schéma de pensée équivalent. Face à une offre commerciale de piètre qualité, il faudrait en augmenter le standing. On se demande en passant à quoi a pu servir l’action publique entamée de longue date pour renforcer ce noyau commerçant... Malgré tous ces « efforts », il faut bien constater que l’offre commerciale répond avant tout à la demande, sauf à décider un jour de planifier vigoureusement le commerce urbain, par ailleurs largement déstructuré par la concurrence effrénée menée de longue date par les multinationales de la grande distribution.
Bien sûr, une partie de la population (encore minoritaire malgré la hausse du revenu moyen) pourrait désirer jouir à proximité de leur domicile d’un « boulanger bio » ou d’un « café branché », mais il est manifeste qu’un tel commerce ne survivrait pas sans une nouvelle clientèle. La preuve en est qu’un Proxy Delhaize situé à deux pas de la place Bockstael n’a pas fait long feu...
La « revitalisation commerciale » du périmètre implique donc une modification de la chalandise. Mais le quartier commerçant visé ne vivant principalement que par le chaland local, une modification de l’offre commerciale nécessiterait l’accueil dans le quartier de nouvelles populations au portefeuille bien rempli, directement intéressées par les nouveaux commerces. Vu la pression actuelle sur le logement dans le quartier, vu sa fonction d’accueil et de transit de l’immigration, vu le fait que c’est principalement le marché locatif privé qui répond à la demande sociale, la « revitalisation commerciale » de la rue Marie-Christine et de la rue Fransman et l’accueil de nouvelles populations qu’elle suppose ne peut aboutir qu’à l’exclusion d’une partie de la population existante.
CQ durable... et solidaire ?
À l’occasion de la commission de quartier qui présentait le programme du contrat de quartier, l’analyse qui précède fut accueillie assez froidement par une audience composée quasi exclusivement d’habitants issus des classes moyennes. Entre le crédo qui voudrait qu’il faut de la place pour tout le monde dans tous les quartiers et le désarroi d’un riverain qui revendique simplement le droit à se nourrir correctement à proximité de son domicile, le chemin s’annonce long pour rapprocher les points de vue...
Mais en prenant le temps, il est parfaitement possible de faire le pari de créer dans ce quartier, comme dans d’autres, les conditions d’élaboration et d’expression d’une intelligence collective qui démonte les discours affirmant que « le problème des quartiers vulnérables, c’est en fait celui de territoires peu attractifs aux yeux des ménages plus fortunés et du capital, en raison de leur dégradation matérielle et d’un délitement présumé de l’ordre social » [7]. Il est temps de prendre conscience que les processus d’exclusion prennent naissance DANS un système que nous ne sommes pas forcément obligés de perpétuer.
Et s’il est encore sans doute trop tôt pour imaginer une alliance de classe entre gentrificateurs et gentrifiés contre ce même système, il n’est pas impossible d’imaginer ici et maintenant des solutions permettant de répondre aux besoins de consommation de base des uns sans porter préjudice aux autres, en privilégiant par exemple des offres alternatives basées sur le modèle des coopératives de consommateurs, sans vitrine commerciale sur l’espace public (ce qui limite leur pouvoir d’attraction de nouvelles populations), privilégiant des circuits d’approvisionnement courts et des prix accessibles pour toute la population des quartier populaires.
[2] CQD Bockstael, phase 1, version définitive 07/2013, p.12-3
[3] Plan Global de Revitalisation de Laeken, janvier 2013 à lire sur www.picol.be/wiki/files/karema/PGRL.pdf.
[4] CQD Bockstael, phase 1, version définitive 07/2013, p.12-3.
[5] Cette analyse est basée sur une étude de terrain on ne peut plus documentée : l’auteur de ce texte habite la rue...
[6] Emmanuelle Lenel, « La mixité sociale dans l’action publique urbaine à Bruxelles. Projet ou langage politique ? », Brussels Studies, Numéro 65, février 2013, www.brusselsstudies.be.
[7] Emmanuelle Lenel, ibid.