Alors que plusieurs articles de ce numéro se sont attachés à décrire les liens entre la volonté de promouvoir l’entreprise coloniale et l’émergence de l’Art nouveau tel qu’il s’est épanoui en Belgique, il est nécessaire de revenir sur les conditions matérielles dans lesquelles étaient – et continuent à être – exploitées les richesses du Congo.
Une interview de Toma Muteba Luntumbue par Martin Rosenfeld (IEB).
Le véritable pillage organisé des richesses était doublé d’une exploitation extraordinairement violente des populations à l’époque coloniale. Mais le regard aiguisé de Toma Muteba Luntumbue montre que les choses n’ont pas fondamentalement changé aujourd’hui. Revenons sur les différentes modalités de cet extractivisme d’alors et d’aujourd’hui dans une interview entrecoupée d’encarts thématiques où Lucas Catherine décrit les grands produits phares d’exportation du Congo colonial utilisés par les artistes de l’Art nouveau.
Le régime criminel de Léopold II décimera de façon violente beaucoup plus d’habitants qu’il n’en aura soustrait à l’esclavagisme des Arabes.
Aujourd’hui, comme il y a plus d’un siècle déjà, pendant la période de domination coloniale de la Belgique sur le Congo, nous semblons avoir une idée très imprécise de la valeur des matériaux que nous utilisons. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les conditions dans lesquelles étaient exploités les produits phares de l’exportation à l’époque coloniale – caoutchouc, mais aussi ivoire, bois et métaux précieux – ainsi que de nos jours ?
Toma Muteba Luntumbue : À la suite d’un décret déposé par Léopold II, en 1891, la plus grande partie du territoire du Congo fut déclarée soit « domaine privé de l’État », soit « domaine de la Couronne ». Ce décret rendait le roi des Belges dépositaire de toutes « terres vacantes », grossièrement tout espace non-cultivé, non revendiqué et situé en dehors des zones habitées de façon permanente par les populations. Les conséquences de ces mesures seront terribles étant donné que les populations utilisaient ces terres accaparées arbitrairement pour tout ce qui était nécessaire à leur subsistance. Avant l’occupation européenne, les techniques agricoles locales consistaient à laisser la terre au repos après quelques années de culture et à se déplacer pour éviter l’épuisement du sol. Des opérations militaires seront menées pour réprimer dans le sang les soulèvements des régions réfractaires à la pénétration coloniale. Les populations seront forcées de s’établir définitivement dans des espaces de plus en plus étroits, soumises à toutes sortes de réquisitions, dont un impôt obligatoire en nature. Dans beaucoup de régions, les cultures vivrières seront négligées, la chasse et la pêche abandonnées, et l’alimentation des populations s’en trouvera considérablement réduite.
Le régime léopoldien instaure une économie de pillage intensif des matières premières ou des produits agricoles. À ce titre, Léopold II est une sorte de précurseur : des arrangements juridico-mafieux lui assuraient le monopole absolu de l’ivoire, du caoutchouc, etc. Cette politique d’exploitation recourait à la terreur, en imposant le travail forcé et des corvées aux habitants. Une milice armée menait des expéditions punitives, des enlèvements d’enfants et de femmes, sans parler des mutilations atroces dont les images ont fait le tour du monde. Les produits récoltés dans ces conditions représentaient jusqu’à 98 % des exportations.
Il n’est pas exagéré d’affirmer que Léopold II avait organisé à son profit, mais sur une plus grande échelle et de façon plus méthodique, les conditions d’esclavage des Congolais. Son régime criminel décimera de façon violente beaucoup plus d’habitants qu’il n’en aura soustrait à l’esclavagisme des Arabes.
À partir des années 1915-16, l’exportation des produits minéraux va constituer l’axe et le pivot d’une économie prédative. Pendant plusieurs décennies les grandes sociétés minières et d’autres sociétés capitalistes mettront en coupe réglée le territoire congolais, en se concentrant sur les ressources susceptibles de procurer le plus de profits. Les bénéfices tirés dépassaient largement ceux que ces sociétés pouvaient obtenir en Belgique. Les conséquences directes du système d’exploitation coloniale sont la décomposition de l’économie traditionnelle, les destructions d’ordre écologique et l’épuisement des forces de travail. En fait, les communautés locales ont été projetées artificiellement dans un système économique qui leur restait totalement étranger. Aujourd’hui, les anciens territoires colonisés sont étranglés par une économie d’exportation de matières premières assujettie aux fluctuations de prix des marchés mondiaux fixés de manière abusive.
Les conséquences directes du système d’exploitation coloniale sont la décomposition de l’économie traditionnelle, les destructions d’ordres écologiques et l’épuisement des forces de travail.
Il est aujourd’hui de plus en plus admis que le projet colonial mis en place par Léopold II au Congo était avant tout une entreprise capitaliste : l’investissement massif dans une série d’infrastructures de transport en vue de l’exploitation de ressources naturelles. Alors que c’est bien toute la force de l’État qui était mis au service d’un tel projet, l’objectif premier était le retour sur investissement, et ce quel qu’en soit le coût social et humain.
Si l’indignation liée au projet colonial, et aux souffrances qui l’ont accompagné, est de nos jours largement partagée, ne retrouve-t-on pas aujourd’hui le même genre de pratiques dans les formes d’extractivismes liées, par exemple, à l’exploitation des métaux rares au Congo ?
T. M. L. : Alors qu’elle se trouvait pratiquement en faillite au début des années 2000, la RDC a été forcée par la Banque mondiale et le FMI de libéraliser son secteur minier dans l’espoir d’attirer les investissements étrangers. Ces mesures avaient pour but d’éviter d’augmenter la dette de l’État et d’apporter les capitaux nécessaires au financement des infrastructures dans l’ensemble du pays. N’ayant plus les moyens de maintenir et développer ses actifs miniers, l’État congolais consent à les céder à des partenaires techniques et financiers internationaux ayant les moyens et les compétences pour les développer à sa place. On considère aujourd’hui que ce fut une erreur fatale. Car d’importants gisements de minerais ont été mis à disposition de sociétés privées dans des conditions opaques, accompagnées d’exonérations fiscales, douanières et autres facilités administratives. C’est en réalité cinq ou six entreprises étrangères (telles que TFM, KCC, Rwashi, Sicomines) qui vont exporter à elles seules plus d’un million de tonnes de cuivre et 100 000 tonnes de cobalt.
Les contrats de coentreprises passés entre ces sociétés étrangères et les entreprises d’État, à la faveur du code minier de 2002, se sont révélés désavantageux pour le Congo. L’entreprise de l’État, la Gécamines, qui a la charge de la gestion des ressources minières du pays, n’étant dans les faits qu’un partenaire minoritaire qui n’a pratiquement rien à dire.
La mégestion du portefeuille minier par les entreprises d’État congolaises et la corruption à différents échelons, les royalties non versées au trésor public, le soupçon de surfacturation des travaux et l’absence de tout contrôle parlementaire témoignent de la défaillance endémique de la gouvernance de tout ce qui touche au secteur minier. Nous sommes toujours dans un système de mines hérité de la colonisation qui ne bénéficie pas à la population congolaise. Jadis, l’économie coloniale était aux mains de quatre sociétés qui se subdivisaient en succursales pour échapper à l’impôt en Belgique et maximiser leurs profits. Aujourd’hui, cette économie prédatrices profite de la faiblesse de l’État et de l’absence de transparence dans l’octroi des licences, dans la mise en œuvre de mesures fiscales, et dans la lutte contre la corruption.
Le bilan est accablant après quinze-vingt ans, car les dividendes promis par la Gécamines, les impôts devant permettre à l’État de se reconstruire, n’ont jamais été versés. La vérité est que ces entreprises ont utilisé les gisements pour les donner en garantie à des banques étrangères afin d’emprunter au lieu d’apporter des capitaux. Ce sont des prêts qu’elles ont apportés à la place des capitaux promis. Comme à l’époque coloniale, ce sont des entreprises étrangères et leurs filiales – si pas occidentales, aussi désormais chinoises – qui détiennent les richesses du Congo. Richesses qui ne profitent pas aux Congolais dont l’immense majorité vit avec moins de 2,15 dollars par jour. On s’est par exemple aperçu que la Sicomines, coentreprise, entre la Gécamines et plusieurs sociétés chinoises, vendait les minerais congolais à moitié prix aux entreprises chinoises.
Lorsque l’État congolais était le seul actionnaire, il produisait 500 000 tonnes de cuivre par an, la Gécamines survenait alors à près de 70 % des besoins budgétaires de l’État. Aujourd’hui, avec plus d’un million de tonnes exportées, les entreprises ne contribuent même pas à 17 % des revenus de l’État. Victime de décennies de conflits, de fragilité et de développement contrarié, la RDC est devenue l’un des cinq pays les plus pauvres du monde.
Du fait des contrats léonins signés avec les opérateurs étrangers, l’État congolais est obligé de se rabattre sur le maigre secteur des mines artisanales qu’il peut encore contrôler.
Alors que la Belgique et le reste de l’Europe découvraient, dès la fin du xix e siècle, la richesse des produits du Congo à l’occasion des expositions coloniales, très peu était connu des conditions de production imposées aux populations locales. N’y a-t-il pas aujourd’hui le même genre de cécité, au moins partiellement volontaire, vis-à-vis des conditions actuelles d’exploitation des ressources du Congo, notamment en ce qui concerne les métaux rares ?
T. M. L. : La RDC produit 60 % du cobalt mondial, intrant principal dans la fabrication des batteries de véhicules électriques et des systèmes de stockage dont la demande croissante suit la progression des marchés de l’énergie. Mais on estime également à un quart la production de cobalt passant par le marché noir. La société australienne AVZ Minerals a mis au jour un gisement de lithium d’excellente qualité estimée à 400 millions de tonnes, soit la plus importante ressource non exploitée au monde. Le lithium est indispensable pour les batteries électriques. La Chine étant le seul pays ayant actuellement la capacité industrielle de transformer ce lithium en batteries, 90 % y sont exportés ou alors il est acheté/commercialisé de façon opaque sur place.
Depuis la libéralisation du secteur minier, les mines artisanales à ciel ouvert pullulent dans le Sud et l’Est du Congo. Des femmes et des hommes travaillent à mains nues ou creusent avec de simples pieux pour trouver les minerais de coltan, de cobalt ou de cassitérite, un minerai contenant de l’étain. Les creuseurs artisanaux, qui peuvent être structurés en coopératives, sont contraints de vendre sur place à des sociétés qui leur achètent au rabais, car l’État leur interdit désormais d’acheminer la marchandise en ville. Du fait des contrats léonins signés avec les opérateurs étrangers, l’État congolais est obligé de se rabattre sur le maigre secteur des mines artisanales qu’il peut encore contrôler.
Les conditions d’exploitation des métaux rares portent les stigmates du système colonial qui les a fait naître. Le modèle de coopération apporté par la Chine en Afrique, même s’il connaît des ratés, a la vertu d’être en rupture avec ces pratiques brutalistes d’antan en s’appuyant sur l’extraction des matières premières en échange d’infrastructures : construction de routes, ports, barrages, hôpitaux, stades, écoles. Même si ces travaux sont intégralement pris en charge par des entreprises chinoises et réalisés par des ouvriers chinois.
Qu’entend-on lorsque l’on parle d’extractivisme à propos du Congo, que ce soit à l’époque coloniale ou aujourd’hui ?
T. M. L. : Lorsqu’on évoque le régime colonial, on se rend effectivement compte qu’il n’y a rien de nouveau sous le soleil, que l’extractivisme n’est pas une pratique récente. Nous sommes dans la continuité d’un système aux contours mafieux, dont le principe consiste à exploiter des ressources naturelles, d’en tirer profit par une commercialisation, en général sur le marché global, au mépris de la réalité locale, des droits humains et environnementaux. Ce qui diffère toutefois de l’époque coloniale, c’est l’ampleur et l’intensité avec lesquelles la surexploitation des ressources naturelles s’effectue aujourd’hui et, surtout, l’exacerbation de notre sensibilité face aux conséquences brutales et incontrôlables sur le plan environnemental, telles que le changement climatique et la disparition en temps réel des espèces. Les effets de l’extractivisme pour le Congo, c’est principalement la guerre, la violence inouïe, les dommages causés par l’exploitation minière, la déforestation, l’extrême pauvreté de la population d’un pays considéré comme potentiellement le plus riche d’Afrique ou, du point de vue de ses ressources naturelles, comme un des plus riches du monde. L’extractivisme, c’est aussi la trop longue cécité ou l’indifférence internationale devant le nombre de victimes directes et indirectes de ce système.
La question qui se pose lorsqu’on en a pris la mesure, ou qu’on en subit directement les effets, c’est comment attirer l’attention du monde sur les limites et l’épuisement de nos écosystèmes ? Faire appel à une autre vision du monde, résolument anticapitaliste qui bannit l’extractivisme comme système productif et modèle de développement. L’amélioration des conditions de vie des Congolais passe par le retour aux fondamentaux d’une gouvernance responsable et transparente. Une transition sociale-écologique qui privilégie une démarche holistique qui profite davantage à la population.
— -
Dès la fin du XIXe siècle, le bois tropical devient un produit d’exportation très rentable pour l’État libre du Congo. Il provient principalement de la région du Mayumbe, dans le Sud-Ouest. La première concession pour l’exploitation de bois tropicaux a été cédée par Léopold II à la maison des Frères Fichefet. Une première cargaison arrive à Anvers le 27 avril 1894, à temps pour que ce bois puisse être exposé durant l’Exposition universelle d’Anvers qui ouvre ses portes à la fin de cette année-là.
Les frères Fichefet vont créer un véritable empire avec quatre entreprises, mais aussi la construction d’une scierie et d’un entrepôt près de Grand-Tilleul, juste à côté du palais royal de Laeken. Le traité conclu avec l’État congolais de Léopold II prévoit de leur fournir au minimum 1 000 mètres cube de bois par an, payé au prix minimum de 80 francs par mètre cube. Ce bois provient d’une concession située le long de la rivière Shiloango. Dans un premier temps, le bois est transporté en le laissant dériver vers le sud le long de la rivière, mais de nombreux troncs sont perdus de cette façon. C’est pourquoi est lancé, dès 1898, le projet des Chemins de fer vicinaux du Mayumbe auquel participe Eugène Fichefet via sa société La Luki qui faisait, en plus du bois, le commerce du cacao et du caoutchouc. Suite à une série de difficultés et à un scandale financier, le chemin de fer ne sera finalement entièrement achevé qu’à l’aube de la Première Guerre mondiale.
À l’approche de l’exposition coloniale de Tervuren, le bois tropical du Congo commercialisé par les Fichefet est encore abondant et est gratuitement mis à disposition des artistes d’un Art nouveau naissant. On le retrouve dans toutes les salles de l’exposition – du Salon d’honneur à la Salle des exportations – ainsi que dans les voitures du tramway conduisant les visiteurs les plus fortunés à Tervuren. Le bois congolais commercialisé par les Fichefet est utilisé dans des bâtiments aussi prestigieux que le Palais royal, le château d’Andenne, la villa royale de Ciergnon ou encore le Palais des Beaux-Arts de Bruxelles. Pour ce dernier, c’est Henry Le Bœuf, alors directeur de quatre compagnies coloniales, qui prend l’initiative de commander le bâtiment à Victor Horta.
C’est donc avec l’exposition de Tervuren que débute la gloire de certains parmi les plus recherchés des bois du Congo. Le plus connu, aux débuts de l’Art nouveau, est le ngulu maza : l’acajou jaune du Congo. Omniprésent dans le Salon des cultures de l’exposition de Tervuren, ce bois jaune flamboyant provient d’un arbre qui pouvait atteindre 60 mètres de haut pour un diamètre de 2 mètres. Le nom ngulu maza signifie cochon d’eau en référence à la texture de son écorce qui rappelle celle de l’animal. Les Congolais l’utilisaient principalement pour construire des canoës.
Le senia mazi, utilisé entre autres dans les voitures de tramway exposées par la société Fichefet à Tervuren, est également une forme d’acajou.
Le limba, utilisé à Tervuren pour décorer le Salon des importations, est un bois rose provenant d’un arbre pouvant atteindre 50 mètres de haut.
Enfin, le sekegna, une autre variété d’acajou, est d’un rouge intense qui explique son utilisation, par les Congolais, pour teindre leurs pagaies, paniers et tissus. Son fruit, appelé mugoria, est également un mets très convoité.
Et puis il y a l’ébène : bota ou mbota mazi, rendu très populaire pour la sculpture de petits objets tels que des piédestaux dont le noir intense tranche avec la blancheur des pièces d’ivoire amenés à y prendre place.
Après l’arrêt quasi total de l’approvisionnement en bois tropical congolais, des stratégies de remplacement sont mises en place. Notamment en utilisant du « faux bois », c’est-à-dire des peintures en trompe-l’œil, mais aussi des carrelages décoratifs aux motifs Art nouveau. Ceux-ci proviennent d’Allemagne, de France, ainsi que de Belgique, notamment via la célèbre société Boch de La Louvière.
Lucas Catherine
— -
C’est à nouveau à l’occasion de l’exposition coloniale de Tervuren que l’ivoire fait son apparition dans l’Art nouveau. Notamment via Philippe Wolfers, le bijoutier bruxellois, qui remet à l’honneur la sculpture chryséléphantine. Il s’agit d’œuvres combinant l’ivoire (l’éléphantine) avec des métaux précieux tels que l’argent. Le catalogue de l’exposition de Tervuren consacre un chapitre entier à cette sculpture chryséléphantine et fait remonter ses origines aux Gaulois, aux Grecs et aux Romains de l’Antiquité.
L’ivoire, avec les bois tropicaux, était alors le produit d’exportation le plus important du Congo. Tout l’ivoire congolais était commercialisé à Anvers, qui a ainsi détrôné Londres pour devenir le plus grand marché mondial de l’ivoire. L’ingénieur Van Wincxtenhoven, fonctionnaire du ministère de l’Agriculture, écrit dans son rapport pour l’exposition de 1894 à Anvers : « L’ivoire a permis des entreprises hardies, telles que des voyages de reconnaissance, l’occupation de territoires les plus éloignés […] et la création de grandes routes de transports, entreprises qui sans l’existence au Congo de cet article précieux n’auraient pas été possibles. »
Alors que l’ivoire rencontre un succès grandissant en Europe, notamment pour sa facilité de sculpture, les défenses d’éléphant n’étaient pas particulièrement recherchées par les Congolais. Pour eux, un éléphant était avant tout de la viande, beaucoup de viande. Au cours de la première grande révolte contre la colonisation, la révolte des Batetela, le chef Mulamba déclare d’ailleurs à un missionnaire pris en otage : « Nous ne tuons les éléphants que pour la viande, pas pour l’ivoire. » Il libère ensuite le prêtre et lui remet une grande défense d’éléphant en commentant : « comme ça, vous ne pourrez pas dire en Europe que nous vous avons volé ». Parmi la chair d’éléphant, le morceau le plus apprécié par les Congolais est la trompe. En swahili, celle-ci se dit tembo, un terme souvent utilisé pour désigner l’éléphant en entier. L’une des plus célèbres bières coloniales, brassées au Katanga, s’appelle d’ailleurs la Tembo. Au cours du voyage d’inauguration du premier chemin de fer au Congo, en 1898, le journaliste Camille Verhé, envoyé par Het Laatste Nieuws, écrit : « Entre autres choses, nous avons mangé de la trompe d’éléphant dont, non informé, on aurait dit que c’était de la langue de bœuf. »
La défense d’éléphant est commercialisée en trois parties. La partie la plus précieuse est la pointe, car elle est pleine. C’est ce qui permet d’en faire, entre autres, des boules de billard. Les deux autres morceaux étant creux, leur valorisation est plus difficile. Pour les Congolais, la pointe de la défense est le seul morceau utile. Notamment pour la construction de marteaux utilisés dans la transformation de l’écorce d’arbres tropicaux en fibres textiles. L’écorce est d’abord trempée dans l’eau pendant plusieurs jours, avant que les fibres ne soient détachées au marteau. Celles-ci sont ensuite tissées. Ce processus a très largement disparu avec l’importation massive de textiles européens.
Le commerce de l’ivoire en provenance du Congo va atteindre des proportions gigantesques. Durant la période 1897-1907, il a par exemple été vendu 2 333 tonnes d’ivoire congolais à Anvers. Avec un poids moyen de près de 8 kg par défense, et en comptant deux défenses par éléphant, on arrive au chiffre énorme de 13 255 bêtes tuées en moyenne chaque année sur la période ! Ce n’est que depuis 1989 que le commerce de l’ivoire est interdit dans le monde entier. En 1979, on comptait encore près de 1,2 million d’éléphants en Afrique. Dix ans plus tard, ce chiffre avait diminué de moitié. Aujourd’hui, l’éléphant est d’ailleurs menacé d’extinction au Congo et si un Congolais veut voir un éléphant, il a sans doute plus de chances de le voir au zoo d’Anvers qu’au zoo de Kinshasa, qui ne possède plus aucun spécimen…
Lucas Catherine