Démocratie et numérique
Comme tout dispositif technique, les dispositifs numériques sont pris dans un enchevêtrement complexe de représentations, d’acteurs et d’institutions qui déterminent leurs formes et leurs usages. Réseaux centralisés vs. décentralisés, logiciels libres vs. propriétaires, plateformes capitalistiques vs. communs coopératifs… La déclinaison peut être infinie. Néanmoins, la richesse de ce foisonnement ne doit pas faire oublier des rapports de force asymétriques.
En effet, il existe un numérique dominant dont les formes sont imposées par la poignée d’acteurs qui monopolise le marché. Cette mainmise n’est pas neutre ; elle a des conséquences directes sur les imaginaires, les normes et les modes de gouvernement.
Avec la micro-informatique, puis le big data, on observe la mise en place de politiques de management par la donnée dès les années 1980. Cela passe par tout un ensemble de dispositifs technologiques qui requièrent des formes de partenariats public-privé toujours plus intégrées… et déséquilibrées. Cela se traduit en effet par une externalisation massive des compétences et une dépendance des pouvoirs publics face aux entreprises qui détiennent l’expertise technique et savent s’imposer sur le marché.
Le système numérique tel que nous le connaissons n’est qu’une version possible de son évolution.
Le cas de Sidewalk est éloquent. Sidewalk Labs est une agence d’innovation urbaine appartenant à Alphabet (ex-Google). Pour gagner le marché public lancé par la ville de Toronto pour la réhabilitation du quartier de Quayside, l’agence va jusqu’à promettre de construire à ses frais un institut d’innovation urbaine, d’ouvrir un fonds d’investissement pour les start-up locales ou encore une usine de bois massif, ce qui représenterait une économie estimée à 1,3 milliard de dollars canadiens pour la ville. Et cela ne s’arrête pas là. Sont également proposées des aides pour financer le développement des infrastructures numériques qui seront déployées dans le cadre de la réhabilitation, et le partage pendant vingt ans des bénéfices engrangés par ces mêmes infrastructures. Personne n’est dupe, les gains attendus reposent sur l’exploitation des données qui seront collectées par les capteurs de la ville. Mais dans un contexte budgétaire toujours plus contraint, comment refuser ? Sidewalk est loin d’être un cas isolé [1]. Thalès use de stratagèmes similaires à Nice [2]. Les JO 2024 ont été le prétexte d’intenses tractations en faveur des lobbys sécuritaires [3]. Les grands cabinets de conseil [4] sont les premiers gagnants de la dématérialisation des démarches administratives… La liste est vertigineuse, tant le phénomène est structurel. Comment renverser le rapport de force ? Comment reprendre la main ?
La numérisation n’est pas qu’une affaire de solution technique, mais un sujet de société à part entière.
Le système numérique tel que nous le connaissons n’est qu’une version possible de son évolution. Une version qui résulte de choix politiques, économiques et industriels spécifiques. Elle correspond aux ambitions des grandes entreprises de la tech qui, avec le soutien des États, orientent les politiques publiques en leur faveur. Celles d’un numérique ultra-libéral qui répond à des logiques extractivistes, commerciales et sécuritaires. Le tout en invisibilisant les violences sociales et environnementales qu’il génère. Depuis des décennies, la façon dont le développement numérique est conduit échappe complètement à la société civile. Les citoyennes et les citoyens sont écartés du débat. Smartphones, réseaux sociaux, 5G, et maintenant Intelligence Artificielle… on leur impose sans cesse de nouveaux systèmes techniques au fonctionnement opaque, sur lesquels ils et elles n’ont aucune prise, que ce soit dans leur conception, dans leur gestion, ou dans leur accès. Malgré l’hégémonie des entreprises de la tech, cette configuration est loin d’être inéluctable. Cependant, elle nécessite de s’interroger collectivement sur la mise en œuvre de politiques numériques en phase avec les territoires et les populations.
Pas besoin d’être un·e expert·e pour exiger un système sain, transparent, et qui ne nuise pas à nos droits les plus fondamentaux.
Au Mouton Numérique, nous appelons à « désingéniériser » les technologies. C’est-à-dire, à envisager le débat technologique au-delà d’une minorité d’expert·es et ingénieur·es, en ouvrant les discussions au sein du grand public. La numérisation n’est pas qu’une affaire de solution technique, mais un sujet de société à part entière. Car ces outils façonnent nos interactions au quotidien, en posant des questions d’ordre social. De la communication avec nos proches à l’accès aux services publics ou à l’information, la numérisation de nos activités est un processus profondément politique. Il affecte directement l’organisation de nos existences et de notre vivre-ensemble. Il est donc légitime d’avoir un droit de regard et de contestation lorsque ces systèmes nuisent au bien-vivre des personnes, ou bien à certains groupes. La numérisation devrait faire l’objet d’un débat public au même titre que l’alimentation, l’organisation du travail ou de la santé. S’interroger sur la conception des espaces, des outils et des infrastructures numériques, en prenant en considération leurs conséquences sur la vie des gens, serait la base d’une approche démocratique. Les expériences numériques concernent tout le monde, pas besoin d’être un·e expert·e pour exiger un système sain, transparent, et qui ne nuise pas à nos droits les plus fondamentaux.
Ces dernières années, les mobilisations contre les effets néfastes des technologies se multiplient à travers le monde. Contre la consommation des ressources, contre l’exploitation des travailleurs et des travailleuses, contre la surveillance des populations et la criminalisation des activistes, contre les cyberviolences. On voit apparaître de plus en plus de contestations contre l’implantation des datacenters : en Uruguay, aux Pays-Bas, en France, en Irlande. Ultra-consommateurs d’eau et d’énergie, ils sont accusés de mettre en danger l’approvisionnement des territoires concernés sans contreparties positives pour les habitantes et habitants sur place.
En février 2024, un collectif d’associations, dont Le Mouton Numérique, a signé une lettre ouverte au Premier ministre français Gabriel Attal [5] pour alerter sur les maltraitances institutionnelles liées à la dématérialisation des services de la CAF qui entravent dangereusement l’accès aux droits de ses bénéficiaires. À l’approche des JO de Paris, Amnesty International publiait au printemps 2024 une note intitulée JO 2024 : Pourquoi la vidéosurveillance algorithmique pose problème ? [6] La publication visait à alerter sur les dangers d’une généralisation de la vidéosurveillance algorithmique qui menace « le respect du droit à la vie privée et à la liberté d’expression ». Un problème pointé du doigt par le collectif citoyen Saccage 2024 un an plus tôt [7]. Enfin, encore plus récemment, à l’occasion de la sortie de l’iPhone 16 (septembre 2024), des collectifs militants congolais ont organisé des rassemblements devant les grandes boutiques d’Apple à travers le monde (Europe, États-Unis, Australie, Japon) pour dénoncer les atrocités de l’extractivisme minier qui sévissent dans la région du Kivu à l’Est de la République Démocratique du Congo. Ces rassemblements prenaient place dans le cadre d’une campagne mondiale de boycott de l’iPhone 16. Ces exemples montrent les conséquences bien réelles, et parfois criminelles, de la numérisation et l’importance de faire du déploiement numérique un choix collectif et démocratique. Seulement, cela exige de créer les espaces de conscientisation et de discussion nécessaires pour pouvoir agir politiquement sur la façon de produire et gérer les vies numériques.
Des collectifs militants congolais ont organisé des rassemblements devant les grandes boutiques d’Apple à travers le monde.
Si le numérique échappe aux citoyennes et citoyens, il échappe également aux collectivités locales. Les grandes entreprises imposent leurs systèmes et infrastructures de façon uniforme sans réelle prise en compte des conditions des territoires. À l’image des data centers qui prolifèrent à travers le globe en consommant espaces et ressources au détriment d’autres usages locaux. Comme le montre le travail des chercheuses Fanny Lopez et Cécile Diguet : « les réseaux du numérique se développent dans un âge post-services publics » où le travail d’architecture des infrastructures pour assurer un développement dans l’intérêt général est complétement délaissé [8].
Or, les technologies numériques peuvent être adaptées au contexte géographique, social et culturel des territoires. Sur le plan politique, cela signifie les réintégrer dans une politique locale à partir des besoins et ressources disponibles. C’est toute la théorie de l’ingénieure informaticienne espagnole Margarita Padilla – rapportée par la cyberféministe Alex Haché – qui établit un parallèle entre la souveraineté technologique et la souveraineté alimentaire [9]. Pour elle, il serait possible d’imaginer une production et une gestion des technologies relocalisées à l’échelle des territoires et des communautés. Même si elles sont minoritaires, de nombreuses alternatives numériques s’activent aux quatre coins du monde dans cette logique, prouvant que d’autres modèles sont possibles, pour développer et gérer les outils numériques en dehors des Big Tech.
En France, on retrouve l’initiative Plateaux Numériques [10], qui est un programme d’accompagnement à destination des collectivités situées en zones rurales pour développer des sites web simples et durables adaptés à leurs contraintes (réseaux limités, équipements parfois obsolètes) tout en les formant à la gestion de ces services. Plus militantes, aux États-Unis, des associations de volontaires, comme le NYC Mesh, bricolent des réseaux informatiques locaux qui permettent d’accéder à Internet sans passer par les grands opérateurs commerciaux. Ces WiFi artisanaux donnent ainsi librement accès à Internet et à moindre coût pour les personnes défavorisées, et sans traçage de leurs données. Dans un monde où le numérique est omniprésent, cela permet de venir en aide à des populations précaires qui vivent dans des zones isolées ou bien dans des territoires qui traversent des périodes de crise (répression des autorités ou catastrophes naturelles). Autre exemple, en Espagne, où des collectifs féministes développent des serveurs numériques autogérés afin d’héberger des outils pour protéger les communications et les données de leurs luttes contre les risques d’attaques et de censures. C’est le cas du projet Anarchaserver [11] ou MaadiX [12].
Pas de surprises. Pour contrer un rapport de force, le plus efficace reste la lutte.
Pas de surprises. Pour contrer un rapport de force, le plus efficace reste la lutte. On doit l’abandon du projet de réhabilitation du quartier Quayside de Toronto à l’intense mobilisation, de 2018 à 2020, du collectif d’habitantes et d’habitants Block Sidewalk. En 2019, les premières requalifications en contrat de travail de travailleur·euses de plateforme numérique sont une réponse aux actions répétées menées par des collectifs de chauffeurs VTC [13] ou de livreurs [14]. Plus récemment encore, l’interdiction de Airbnb annoncée par la ville de Barcelone s’inscrit dans le prolongement des luttes de collectifs militants pour le droit au logement, notamment la PAH [15]. Mais les luttes ne sont pas les seuls modes d’action permettant de concilier démocratie et numérique. Il existe tout un continuum. Tentative d’un rapide panorama by Le Mouton Numérique.
Parallèlement à l’analyse du cycle de vie (ACV) que l’on utilise pour réaliser le bilan environnemental « multicritère et multi-étape » d’un produit, il faudrait inventer l’analyse du cycle des décisions (ACD ?) ou des choix réalisés dans les différentes phases de vie d’un dispositif numérique. Autrement dit : regarder qui est impliqué dans quels choix, à quels moments et pour quoi faire. Cela fait ressortir un ensemble de « noeuds » sur lesquels agir.
Le premier, le plus évident, c’est le « noeud » des ingénieur·es, de celles et ceux qui font et conçoivent les dispositifs. Aujourd’hui, l’homogénéité de ce groupe est connue : massivement des hommes, cadres supérieurs, blancs. C’est comme ça qu’on se retrouve avec des savons automatiques qui ne reconnaissent pas les mains noires [16], seulement 400 langues présentes sur Internet [17] (vs. les 7 000 langues parlées dans le monde), des risques en moyenne 73 % plus importants d’être blessée dans un accident de voiture frontal quand on est une femme [18] ou à peine 13 % des sites publics accessibles [19] aux personnes en situation de handicap. Une solution simple et efficace pour remédier à ces situations, prônée par de nombreuses associations de personnes concernées : « Ne venez pas nous parler : embauchez-nous ! »
Regarder qui est impliqué dans quels choix, à quels moments et pour quoi faire. Cela fait ressortir un ensemble de « noeuds » sur lesquels agir.
Le second noeud est directement lié au premier : qui est considéré comme expert·e et à quels moments on les mobilise. Ce n’est pas un hasard si Callon, Barthe et Lascoumes conceptualisent la « démocratie technique » à partir des actions d’Act Up, association de lutte contre le VIH-Sida [20]. Dans les années 1980, internet permet l’émergence d’une « institution savante de fait [21] ». L’association fait valoir, face à l’autorité médicale et aux lobbys pharmaceutiques, un savoir expérientiel, c’est-à-dire un savoir scientifique enrichi du vécu des premières et premier·es concerné·es, en l’occurrence les personnes atteintes du VIH. Aujourd’hui, cet héritage se poursuit au sein de groupes féministes de réappropriation de savoir technique comme le festival La Tenaille, ou le Fluidspace, « espace transféministe de rencontre, d’expérimentation et de hacking en tout genre ».
Cette ouverture est le point de départ de la démocratie participative. À partir de là, plusieurs options sont possibles. Soit on ouvre les instances consultatives à d’autres types d’experts : en introduisant une « contre-expertise » via des collectifs de personnes concernées, d’acteurs de terrain, etc. Soit, de manière plus audacieuse, on modifie la constitution de ces instances par le tirage au sort par exemple. Cela signifie qu’on reconnaît les citoyennes et citoyens comme capables de produire une expertise scientifique. Le problème est que les espaces ainsi créés sont rarement connectés aux instances de décision et les propositions élaborées sont souvent décrédibilisées. Le détricotage en règle de la Convention citoyenne pour le climat n’illustre que trop bien ce phénomène.
Reconnaître les citoyennes et citoyens comme capables de produire une expertise scientifique.
Soit, de façon plus audacieuse encore, on change la composition des instances de décision : qui met les sujets à l’agenda, qui écrit les cahiers des charges et qui décide des solutions et orientations retenues. On a vu comment des hashtags comme #metoo parviennent à imposer dans le débat médiatique et politique des sujets et à entraîner l’ouverture de financements ad hoc. Mais on peut aller encore plus loin, à l’image des Pôles de citoyenneté expérimentés par l’Université Fédérale de Minas Gerais au Brésil [22]. Le programme développe des projets « d’extension universitaire » dans les communautés urbaines et les bidonvilles stigmatisés de Belo Horizonte. Inscrite dans la constitution brésilienne, l’extension universitaire est un impératif adressé à l’université d’aller se confronter aux populations locales. Dans les Pôles de citoyenneté, les communautés universitaires se mettent au service des communautés les plus pauvres pour améliorer leurs conditions matérielles de vie et favoriser leur émancipation. Les décisions sont prises en commun. Il y a ni sachant·es, ni expert·es : « Les savoirs universitaires se démocratiseront et seront à leur tour enrichis par l’apport concret des communautés ».
Réinterroger la pertinence des dispositifs techniques, comprendre les phénomènes sociaux et partir de la mobilisation des premier·es concerné·es pour agir et construire ensemble des solutions.
Ces formes de recherche-action gagneraient à être transposées dans le champ du numérique pour réintégrer les solutions déployées dans l’épaisseur du contexte social qui les reçoit. Des équipes mixtes de recherche en sciences sociales et ingénierie pourraient faire communauté avec des groupes ciblés par les contrôles algorithmiques par exemple. Réinterroger la pertinence des dispositifs techniques, comprendre les phénomènes sociaux et partir de la mobilisation des premières et premier·es concerné·es pour agir et construire ensemble des solutions. Il ne suffit pas de changer d’outils pour changer les rapports de pouvoir. L’émergence d’alternatives pérennes n’est possible que par l’intégration des savoirs numériques dans un tissu social plus dense.
[1] Pour Bruxelles, voir aussi M. VANCRIEKINGEN, « En cas de crise du logement, contactez votre administrateur système », Bruxelles en mouvements no 281, février 2021.
[3] « JO 2024 : la frénésie sécuritaire », La Quadrature du Net, 15 octobre 2021
[4] « Dématérialiser pour mieux régner », Le Mouton Numérique, 25 septembre 2022
[5] « Lettre ouverte à Gabriel Attal – Utilisation d’un algorithme de ciblage et pratiques des CAF vis-à-vis de leurs allocataires », 6 février 2024
[6] Amnesty International, « JO 2024 : Pourquoi la vidéosurveillance algorithmique pose problème », 15 avril 2024.
[7] Voir aussi S. D’HAENENS, « JO de Paris : le grand nettoyage social », Bruxelles en mouvements no 330, juin 2024.
[8] F. LOPEZ et C. DIGUET, Sous le feu numérique, éd. MetisPresses, 2023.
[9] A. HACHÉ, « Le concept de la Souveraineté Technologique », Ritimo.org, 2014.
[13] Comme Capa-VTC et SCP-VTC (Syndicat des Chauffeurs Privés).
[14] Comme le Clap (Collectif des livreurs autonomes des plateformes).
[15] Plataforma de Afectadxs por la Hipoteca (Plateforme des victimes du crédit hypothécaire). Voir A. DEVILLÉ et C. SÉNÉCHAL « Espagne : La PAH (Plataforma de Afectadxs por la Hipoteca) », Bruxelles en mouvements no 319, août 2022.
[16] « This ’Racist soap dispenser’ at Facebook office does not work for black people », Futureism, vidéo youtube, 18 août 2017.
[18] « L’explication semble à trouver du côté des mannequins utilisés depuis des décennies dans les crash-tests automobiles par les pouvoirs publics et par l’industrie ». Voir C. GAILLARD « Sécurité : À quand des femmes mieux protégées sur la route ? », auto-infos.fr, 1er mars 2023.
[19] R. VALL, « Rapport d’information fait au nom de la mission d’information sur la lutte contre l’illectronisme et pour l’inclusion numérique (1) sur la lutte contre l’illectronisme et pour l’inclusion numérique », Sénat no 711, 17 septembre 2020
[20] M. CALLON, P. LASCOUMES et Y. BARTHE, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, éd. Seuil, 2021.
[21] A. CASILLI, « Le stéthoscope et la souris : savoirs médicaux et imaginaires numériques du corps », Esprit no 3-4, 2009, p. 175-188.
[22] « Le programme “Pôles de citoyenneté” » in A. RUBIÃO, « L’“extension universitaire” : une conception latino-américaine de la démocratisation de la connaissance », Le sujet dans la cité 2013/2 no 4.