Alice Romainville – 15 octobre 2014
En Belgique, la politique de l’habitat est axée sur le soutien à l’accès à la propriété privée plutôt que sur la production de logements publics. Cette « aide à la pierre » a une histoire qui remonte au 19e siècle – il ne faut pas chercher ailleurs l’origine de la fameuse « brique dans le ventre » des Belges.
La Région bruxelloise a, depuis sa création, appliqué le même genre de recettes qu’au niveau fédéral (voir encadré). Les aides à l’acquisition y prennent la forme de déductions sur les droits d’enregistrement, de prêts hypothécaires à taux réduits (Fonds du Logement), de primes à la rénovation et à l’embellissement des façades – des aides qui, comme c’est le cas généralement des aides aux propriétaires et des déductions fiscales, bénéficient majoritairement aux ménages des classes moyennes et supérieures [1]. À côté de ces mesures qui servent à soutenir la demande des ménages sur le marché acquisitif privé, la Région soutient également l’offre de logements à travers des partenariats public-privé (PPP). Le principe est de subsidier, par l’intermédiaire de la société publique Citydev (ex-SDRB), des sociétés de promotion immobilière pour la production de logements neufs ou rénovés, de haute qualité, qui sont vendus à prix plafonnés (1 500 €/m² maximum en 2012).
Les acheteurs des logements doivent satisfaire un certain nombre de conditions, entre autres de revenu, qui doit être inférieur à 5 000€ mensuels [2]. Ce plafond, très supérieur au revenu moyen des Bruxellois, implique que cette aide publique profite également à des familles relativement aisées qui pourraient tout aussi bien s’en passer ! C’est que Citydev cible les ménages à revenus « moyens », que la Région aimerait voir toujours plus nombreux dans les quartiers centraux de Bruxelles. Aux ménages à petits revenus, qui souffrent autrement de la crise du logement, eux, il reste l’alternative de s’inscrire sur la liste d’attente du logement social, déjà longue de 40 000 noms.
Les promoteurs partenaires
Les heureux élus ne se trouvent pas que du côté des acquéreurs des logements Citydev. Pour les promoteurs partenaires de Citydev, les subsides régionaux sont aussi une aubaine.
Il n’a pas toujours été facile, pour Citydev, de convaincre des partenaires privés de s’engager dans ses projets de logements, surtout dans des quartiers considérés comme « difficiles » (entendez « pas assez rentables ») par les promoteurs immobiliers [3]. Mais ces dernières années, les candidats se pressent au portillon. Il faut dire que, pour les promoteurs qui ont les moyens financiers nécessaires, les conditions sont épatantes : non seulement le subside régional assure la rentabilité de l’opération, mais la clientèle est assurée par Citydev sans aucun frais de publicité. Cerise sur le gâteau, la TVA sur les logements de Citydev est récemment passée à 6% au lieu du tarif habituel de 21% pour les logements neufs – un bonus fiscal concédé par l’État à un petit groupe de sociétés qui n’ont pourtant pas besoin de cela pour engranger des profits tout à fait réjouissants.
Le PPP est souvent présenté comme une façon de « partager les risques et la plus-value » entre le privé et le public. Dans le cas des opérations de Citydev, le risque est pratiquement nul vu le marché immobilier tendu et la longue liste d’attente de candidats-acquéreurs. Quant à la plus-value, on peut considérer qu’elle est tout entière absorbée par les partenaires privés. Le fonctionnement du département « rénovation urbaine » de Citydev coûte à la Région 18 millions d’euros par an [4].
Sur les grands projets de Citydev, le petit groupe des partenaires récurrents sont des filiales de grandes multinationales du bâtiment. On retrouve par exemple le groupe CFE (et sa filiale de promotion BPI) sur une dizaine de projets. CFE est un groupe belge, actif dans divers secteurs liés entre autres à la construction, au dragage et à l’ingénierie marine, présent dans le monde entier. CFE a comme actionnaires principaux Ackermans & Van Haaren, un holding financier belge, et VINCI, une multinationale française. Le groupe EIFFAGE est partenaire sur plusieurs projets (entre autres sur le récent projet « Matériaux » à Anderlecht). EIFFAGE est également une multinationale française de construction, qui emploie près de 70 000 personnes dans le monde et réalise un chiffre d’affaires annuel de 14 milliards d’euros (2013). La Compagnie Immobilière de Belgique (CIB, devenue IMMOBEL aujourd’hui), un promoteur immobilier belge surtout actif dans les tours de bureaux, longtemps lié à SUEZ, est présent sur de nombreux projets, notamment le méga-projet « les jardins de la Couronne » sur le site de l’ancien Hôpital Militaire à Ixelles. BESIX, multinationale belge de construction, est également un partenaire fréquent (sur « Jette-Village » et les « Terrasses de l’Écluse » notamment). On trouve encore le groupe de construction hollandais BAM, via ses filiales belges IMMO BAM et CEI-De Meyer (notamment sur le nouveau projet « Bara-De Lijn » à Anderlecht).
Ce qui explique que les PPP attirent surtout des groupes du secteur du bâtiment, c’est que dans ces cas-là, les travaux sont réalisés par une des filiales du groupe. Le partenaire privé joue alors à la fois le rôle du promoteur immobilier et de l’entrepreneur. La rentabilité du projet se calcule sur l’ensemble, travaux de construction compris, ce qui la rend plus attractive.
Cependant, les banques ne sont pas absentes de ce juteux business. La branche immobilière de FORTIS était partenaire sur le projet de la Vieille Halle aux Blés (Bruxelles-Ville), et DEXIA sur le projet « Bervoets » notamment. L’actionnariat des grands groupes de construction cités plus haut compte aussi de nombreux groupes bancaires et fonds d’investissements. La plupart de ces groupes (CFE, VINCI, EIFFAGE, IMMOBEL, BAM) sont cotés en bourse – d’où une capacité d’investissement importante, mais également des exigences accrues de rentabilité.
Ces grands groupes sont très actifs, par ailleurs, sur le marché du logement bruxellois. Ils profitent d’ailleurs souvent d’une opération subsidiée pour réaliser un projet entièrement privé juste à côté.
Des retombées qui dépassent le cadre des opérations PPP
La réalisation des travaux par une entreprise liée financièrement au promoteur est une façon de compenser le fait que les logements doivent être vendus moins chers que sur les projets 100% privés. Une autre façon pour les promoteurs de compenser ce manque à gagner est de réaliser, dans la foulée du PPP, des logements non-conventionnés (ou même des bureaux), qui seront vendus sans passer par Citydev. Cela s’est souvent fait au sein même du projet, de nombreux projets Citydev proposant à la fois des logements conventionnés et des logements « libres », non-conventionnés, c’est-à-dire vendus sans condition et au prix du marché. Dans d’autres cas, le partenaire réalise un autre projet, un peu plus tard et un peu plus loin. La vente en bloc des logements de l’opération subsidiée peut servir à financer l’opération privée qui suit. Plus indirectement, les investissements publics massifs qui accompagnent les grandes opérations de Citydev (rénovation de l’espace public, installation d’équipements, etc.) confèrent au quartier un attrait nouveau, sur lequel les promoteurs peuvent tabler pour assurer le succès de leurs propres projets.
Ainsi, dans le cadre de l’opération des « Jardins de la Couronne », les promoteurs BPI (du groupe CFE - Vinci) et Immomills (du groupe CIB) ont réalisé 422 logements subsidiés et conventionnés mais également, à deux pas et un an plus tard, 260 logements vendus à « prix libre » et 31 000 m² de bureaux. En 2000, un consortium associant EIFFAGE, la CIB, le groupe CFE-Vinci et DEXIA profitait des subventions publiques dans le cadre du projet Linden (45 logements conventionnés et 3 commerces), près de la place Jourdan ; quelques années plus tard, le même consortium réalisait un gros projet de logements dans le même quartier, au bout de la rue du Sceptre. Même topo pour le groupe CFE au quartier Midi, qui investit en parallèle dans un projet subsidié par Citydev (« Midi-Suède ») et dans des projets privés, rue de Russie notamment.
Le financement public n’assure donc pas seulement la rentabilité de la production de logements conventionnés pour les classes moyennes mais aussi, indirectement, celle des logements à « prix libre » (plus chers), des commerces, des bureaux. Dans les quartiers visés, les pouvoirs publics investissent massivement et permettent ainsi à quelques entreprises d’être en première ligne pour profiter des plus-values générées. Tandis que la rentabilité est assurée pour les promoteurs-partenaires, rien n’est mis en place pour éviter que cet investissement public, financé par la collectivité et approprié par quelques-uns, ne se traduise par des hausses de loyer pour le reste des habitants. Que ce soit du côté de ses partenaires comme de ses clients acquéreurs, Citydev est décidément une institution qui place l’intérêt particulier avant l’intérêt collectif.
Un coup d’œil sur les dépenses de la Région bruxelloise en matière d’habitat Dans le budget régional bruxellois, les dépenses liées à la politique de l’habitat apparaissent dans deux sections différentes : celle de la politique du logement au sens strict, et celle de la « politique de la ville », dans ses aspects touchant à la rénovation urbaine. Ces dépenses représentent un peu moins de 10% de l’ensemble des dépenses inscrites au budget régional.
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[1] Voir par exemple à ce sujet « Les échos du Logement », juin 2008 (volume 2), et « À qui profitent les politiques d’aide à l’acquisition de logements à Bruxelles ? », Brussels Studies n°34.
[2] Conditions 2014 pour une personne seule. Un deuxième revenu dans le ménage ne compte que pour moitié. Le plafond est relevé en cas d’enfants à charge. Revenu imposable globalement.
[3] Cf intervention de Charles Picqué au parlement bruxellois le 3 juin 1994 au sujet du projet Jorez à Anderlecht : « Le quartier étant particulièrement difficile et défavorisé, le partenaire privé souhaitait obtenir des garanties sur l’aménagement des abords du projet et notamment de la placette qui lui fait front. »
[4] Moyenne annuelle 2011-2014, crédits d’ordonnancement avant ajustements, budget des dépenses de la Région de Bruxelles-Capitale.
[5] Voir par exemple « Les échos du Logement », juin 2008 (volume 2).
[6] Des conclusions très similaires ont été tirées en France et aux États-Unis. Voir Julie Pollard, « L’action publique par les niches fiscales. L’exemple du secteur du logement », dans « Gouverner (par) les finances publiques », Presses de Sciences Po (2011).
[7] En estimant à 7% la part du « bonus logement » qui va à des (futurs) propriétaires bruxellois et en utilisant les estimations les plus basses concernant le coût de cette mesure.