La région bruxelloise a cette chance inestimable d’être encore aujourd’hui un port intérieur, maritime et fluvial. Mais l’incompatibilité de cette fonction avec certains projets immobiliers semble peu perçue par nos autorités. Le potentiel portuaire du bassin de Biestebroeck est largement freiné, voire bloqué [1]. Illustration au travers du projet de plateforme de transbordement.
En 2011, les fantasmes immobiliers commencent à planer sur le destin de Biestebroeck sous forme d’un port de plaisance entouré de logements de luxe (la Marina). Dans le même temps, le Port de Bruxelles se bat pour y développer un projet d’une toute autre tonalité : un centre de transbordement, pendant du pôle logistique de l’avant-port (voir le Master Plan du Port 2010-2014). Le Port est en effet propriétaire à cet endroit de 2,2 hectares et de plusieurs centaines de mètres de quai stratégique puisque c’est le seul endroit du versant sud du canal qui est doté d’un bassin giratoire pour les péniches et de quais dotés d’une profondeur adéquate. Il est vrai que les péniches sont de moins en moins nombreuses à s’aventurer jusque là suite à l’abandon progressif des activités nécessitant une localisation à front de canal, celles-ci se reportant progressivement sur le boulevard Industriel, aujourd’hui passablement surchargé. Si bien que le bassin de Biestebroeck n’accueille plus aujourd’hui que 8% du trafic du Port de Bruxelles, malgré son dimensionnement de port fluvial.
Si la largeur des terrains dont le Port est propriétaire suffit pour maintenir une activité portuaire minimaliste telle qu’opérer le chargement et déchargement de matériaux et marchandises, une extension de la zone portuaire actuelle permettrait un projet plus ambitieux et utile à la ville mais de moins en moins probable au vu des appétits immobiliers grignotant le foncier adjacent au quai.
Charger la barque jusqu’à ce qu’elle coule
L’avenir du bassin comme zone d’activités portuaires s’annonce mal depuis que le gouvernement a changé l’affectation de la zone en ZEMU (zone d’entreprises en milieu urbain) en vue d’autoriser la création de logements sur les terrains bordant le canal, et ce malgré l’avis contraire de la Commission Régionale de Développement et du Plan marchandises qui préconisaient à cet endroit un espace dédié à un port-Sud.
Désormais, les terrains de la rive droite, autrefois affectés exclusivement à l’activité industrielle, doivent accueillir des projets mixtes associant activités productives (au rez-de-chaussée) et des fonctions résidentielles combinées avec de l’équipement, des commerces de détail et des services. Ce changement d’affectation du sol constitue le cheval de Troie pour les projets spéculatifs de divers promoteurs dont Atenor (déjà propriétaire de 4 hectares) et la nébuleuse immobilière dénommée Rivend (propriétaire du terrain jouxtant la future plateforme) avec un risque bien réel de condamner définitivement toute capacité portuaire à venir dans le sud de Bruxelles à moins d’un coup de gouvernail vigoureux de la Région. Ce revirement ne semble pas à l’ordre du jour au vu de la dernière déclaration de rentrée du gouvernement qui annonce pour 2016 « la mise en chantier ou l’aboutissement d’une série de projets immobiliers publics et privés autour de ce même bassin de Biestebroeck ».
Au-delà des projets privés, ce n’est, en effet, pas moins de trois projets publics qui sont annoncés dans la zone, tous portés par Citydev (ex-SDRB) : le projet City Gate I s’étalant sur trois îlots (Goujons, Kuborn et Marchandises) et prévoyant 55 000 m² de logement conventionné, le projet City Gate II envisageant jusqu’à 20 000 m² de logements et, enfin, un projet en partenariat avec le promoteur privé Atenor pour 118 logements (16 000 m²) sur la parcelle de ce dernier. Plus au Sud, à hauteur du pont Paepsem, c’est le promoteur Eaglestone qui construit à front d’eau 200 appartements. Pas besoin d’être devin pour subodorer que les futurs acquéreurs de ces biens se montreront peu enclin à cohabiter avec des activités productives et logistiques. Les ambitions faibles de la Région pour préserver ces activités à cet endroit sont de facto submergées par une coalition d’intérêts en faveur d’une reconquête urbaine à front d’eau [2].
Le seul projet de logistique qui se dessine à l’heure actuelle dans la zone est celui de la plateforme de transbordement précitée, mais réduite à portion congrue en raison des appétits immobiliers qui ont mangé les parcelles aux alentours.
Un projet entre deux eaux
La plateforme de transbordement est inscrite dans la stratégie du Masterplan du Port de Bruxelles à l’horizon 2030 au sein d’un réseau plus large le long du canal à des fins de distribution urbaine de marchandises. Dans le cadre du projet européen « Connecting Citizen Ports 21 » (CCP21), rassemblant 7 ports intérieurs, la plateforme de Biestebroeck pourrait ainsi être reliée à l’ensemble du réseau fluvial belge.
Les choses se concrétisent lorsqu’en juin 2015 le Port de Bruxelles publie un appel à candidatures en vue de l’exploitation de ce centre de transbordement urbain. Dans le cadre de cet appel à projets, la superficie utile totale de la plateforme de transbordement est d’environ 2 000 m² (63,3 m x 30 m), soit le tiers d’un terrain de football, rien de bien ambitieux donc. Le principe de la plateforme est simple : la marchandise arrive jusqu’au bassin de Biestebroeck par la voie d’eau et la livraison finale (dernier kilomètre) se fait par la route.
L’appel de marché souligne d’emblée que cette plateforme est située dans un contexte urbanistique particulier comme projet pilote du Plan Canal bruxellois.
Ce dernier définit un triple objectif au développement des territoires qui bordent le canal :
Ces trois enjeux sont mis sur le même pied faisant fi du rapport de force qui se joue entre les différentes fonctions urbaines en compétition sur un foncier urbain se raréfiant avec comme corollaire une valeur économique croissante ouvrant la voie aux logiques spéculatives.
Cette tension se retrouve dans l’appel d’offres qui prévoit que le projet « se doit de présenter un caractère exemplaire en termes d’intégration urbaine et paysagère », notamment en maintenant l’accessibilité publique des quais et leur usage partagé et en prévoyant une mixité des usages et fonctions. Les candidats sont donc invités à faire preuve de « la plus grande créativité pour que les fonctions résidentielles et économiques puissent cohabiter harmonieusement ».
Du côté du Port de Bruxelles on espère un outil performant « à la disposition des opérateurs logistiques dans le but d’intensifier le report modal vers la voie d’eau et de promouvoir une distribution urbaine performante et durable ». Du côté du gouvernement bruxellois, l’accent est surtout mis sur « l’intégration urbaine du projet ». Conciliable ?
L’exemple du site de Tolbiac à Paris
Dans le cadre d’un aménagement sur la Rive Gauche de la Seine à Paris en 2005, il est prévu de réaménager la centrale à béton pour améliorer son intégration urbaine en assurant sa mise en lumière, en réduisant sa hauteur, en assurant l’accessibilité du site en dehors des heures d’exploitation. Cet aménagement fut au final considéré plus comme une vitrine publicitaire pour le Port et comme un exemple peu reproductible. « Les entreprises risquent de ne pas accepter systématiquement un coût largement supérieur à un aménagement classique : une telle installation portuaire revient à 1,8 millions d’euros contre 600 000 pour une centrale à béton classique » (Paffoni, Renouveau du transport fluvial et dynamiques métropolitaines : le cas des ports fluviaux franciliens (1980-2010), 2013). |
S’intégrer au point de se saborder
L’appel à projets stipule que le contexte urbanistique ainsi créé par la politique régionale est à la fois une contrainte dans la construction et l’exploitation du site, mais aussi une opportunité de fournir à ces différentes fonctions économiques un service de livraison particulièrement innovant et non soumis à la congestion routière qui gêne trop souvent le développement économique de Bruxelles. Le projet doit avoir « un aspect novateur d’un point de vue logistique (transport de palettes par voie d’eau et services logistiques annexes) mais aussi par la qualité de son aménagement, la mixité de ses fonctions (usage partagé des quais, sur le modèle parisien de La Bourdonnais) et son intégration urbaine favorisant la coexistence de fonctions diverses (dont notamment du logement) ».
Dans la mesure du possible, le terrain de la plateforme sera « aménagé de manière à être accessible au public en dehors des heures d’exploitation, au moins pendant le weekend et les jours fériés. Lors de l’aménagement du site, une attention particulière devra être apportée à l’effet architectural des clôtures et des portes nécessaires à l’exploitation ». L’espace de stockage devra « être complètement sécurisé, de sorte que le quai puisse être accessible au public en dehors des heures d’exploitation ». Enfin, le projet doit penser sa « combinaison avec d’autres programmes envisageables sur le terrain (par exemple, des activités récréatives, la présence d’équipement public) afin de rencontrer notamment les objectifs du Plan Canal » et penser ses synergies avec les projets alentour (des projets immobiliers de logements).
L’importance accordée à l’intégration urbanistique apparaît clairement dans la ventilation qui est faite des points destinés à mesurer la qualité de l’offre. En effet, cette dernière vaut autant à elle toute seule (100 points sur 200) que la qualité opérationnelle et financière de l’offre (également 100 points sur 200). L’opérabilité et l’expérience en matière de plateforme logistique ne valent ainsi qu’un quart des points et sont mis exactement sur le même pied que la flexibilité dans l’aménagement pour organiser une accessibilité différenciée entre les périodes d’exploitation et les autres (50/200). En outre, il suffit que le lauréat obtienne un minimum de 50 % des points pour chacun des critères. Un projet pourrait donc être accepté alors que sa validité opérationnelle serait seulement de 25 points sur 200.
Ces conditions d’« intégration urbaine » imposée par la Région sont venues donner un sérieux coup de frein au projet. Le Port s’est retrouvé avec des propositions peu réalistes.
Celle qui tenait la route nécessitait pour assumer toutes les contraintes imposées, une vision à long terme pour permettre un retour sur investissement. Or à ce stade, la Région ne s’engage que sur du temporaire par crainte de gêner les futurs projets immobiliers. En conséquence, l’appel à projets a fait un flop, retardant encore le seul projet de logistique prévu dans ce bassin pourtant historiquement pleinement adapté à cette fonction porteuse d’avenir consistant à opérer un report modal du réseau routier vers la voie d’eau. Ce retard n’est pas sans conséquence financière puisque le Port risque de perdre ainsi les quelque 500 000 euros octroyés par des fonds européens.
On ne peut s’empêcher d’en conclure, à l’instar de l’analyse de K. Mazy dans sa thèse sur la connexion entre les villes et les ports fluviaux, que le flou du Plan Canal bénéficie davantage aux acteurs porteurs d’un développement urbain, tels que les promoteurs immobiliers ou certains élus communaux ou régionaux, plutôt qu’à l’acteur portuaire et industriel [3]. L’appel à projets est le signe d’une soumission de l’urbanisme au marché, créant un rapport de forces en défaveur de la fonction portuaire en raison de la différence de rente foncière au profit des fonctions résidentielles, récréatives et commerciales, tandis que le marché du transport favorise encore et toujours le mode routier plus compétitif.
Les pouvoirs publics ont enclenché un processus de mutation spatiale, basée sur la reconquête urbaine des fronts d’eau prolongeant un mouvement de retraite des activités portuaires qui, dans la plupart des cas, s’effectue de proche en proche [4]. Le Port se retrouve dans une position défensive pour proposer ses projets articulant transports, logistique et territoire. Souvent, bien en aval des préoccupations liées à la conception de ces lieux, un accord formalise la délocalisation des activités portuaires sur d’autres sites, vers l’extérieur du centre urbain, reportant dans d’autres espaces et d’autres temps, la réflexion autour d’une meilleure articulation ville-port. Alors que comparée à d’autres villes, Bruxelles est dans une situation favorable grâce à sa voie navigable de grande capacité et sa bonne liaison, elle gaspille cette chance pour favoriser des projets immobiliers bien souvent déconnectés de la bourse des Bruxellois.
Une planification urbaine à vau-l’eau
À la lumière des développements ci-dessus, il apparaît que la faible maîtrise foncière dont souffre Bruxelles offre un environnement favorable aux projets médiatisés, élaborés pour établir une valorisation foncière, utilisant les formes architecturales de « la métropole internationale au bord de l’eau » [5]. Alors que le Port peine à garantir la légitimité des activités portuaires en milieu urbain de nature à fournir un glissement des flux routiers du trafic portuaire vers le modefluvial – à l’heure actuelle seuls 7 millions des 24 millions de tonnes de marchandises transitant par le Port utilisent la voie d’eau – la valorisation foncière et immobilière hypothèque le retour des activités portuaires en milieu urbain. Or, la plupart des anciens quartiers industriels qui bordent le canal sont encore occupés par une population fragilisée sur le plan socio-économique qui peut trouver des débouchés utiles dans l’activité logistique et des grossistes. Par la désarticulation foncière qui est en train de s’organiser c’est tout un équilibre territorial qui est aujourd’hui mis en péril et qui fragilise la Région sur le plan socioéconomique et environnemental. Comme le signale Mathieu Strale dans ce dossier, même si la Région ambitionne de maintenir une mixité des fonctions, le poids des différentiels de revenus fonciers créé par sa politique régionale fait planer un doute plus que sérieux sur sa volonté de soutenir l’activité productive et logistique au bord du canal. Cela fait vingt ans qu’à force de « mixité » nos autorités évacuent les industries et les précaires. Il est temps de changer de leitmotiv si la Région veut se démarquer des villes qui ont sacrifié leur bassin de vie et d’emploi pour créer des waterfronts.
Claire Scohier
[1] Lire notre dossier dans le Bruxelles en mouvements d’avril 2013 sur l’avenir de Biestebroeck, ainsi que notre étude de juillet 2013 sur l’impact des projets immobiliers dans la zone.
[2] K. Mazy, « Les interfaces ville-port fluviaux : espaces sous tensions à la croisée des enjeux urbains et portuaires. Les cas de Lille et Bruxelles », AIVP, 2012.
[3] Op. cit.
[4] Voir l’encadré consacré au Village de la Construction.
[5] K. Mazy, op. cit.