Avez-vous déjà visité le site internet de Bruxelles-Mobilité ? La lecture n’y est pas toujours passionnante, mais au-delà des circonvolutions austères, on peut y trouver un article peu en phase avec l’habituelle réserve de l’administration...
Ce dernier se trouve au sein de l’onglet « se déplacer ». Le service public y détaille l’ensemble de l’offre disponible en matière de transport et s’y retrouve pêle-mêle la marche ou les autocars, les trottinettes et les taxis. À charge du lecteur de sélectionner un sujet pour avoir davantage d’informations. Lorsque par curiosité, j’ai un jour ouvert le volet consacré à l’automobile, je suis tombé sur le titre suivant : « Bruxelles en voiture… ou pas » [1]. La page en elle-même détaille les différentes primes existantes pour se passer du véhicule et les emplacements des différents parkings de dérivation. L’administration y déclare donc clairement sa volonté de construire de nouvelles manières de se déplacer en ville, et ce, sans la voiture individuelle. Si la déclaration est suffisamment signifiante pour qu’on en célèbre la teneur, il ne faudrait pas se leurrer : elle n’indique pas le triomphe du mouvement environnementaliste.
D’abord, parce qu’on ne fait pas fi de l’histoire ainsi. Les politiques publiques des trente glorieuses ont laissé des traces et, entre les autoroutes de pénétrations, les autoroutes souterraines ou les autoroutes radioconcentriques, la société de l’automobile a laissé des empreintes significatives au sein du bâti régional. Ensuite, parce que les évolutions récentes en matière de transport en commun et d’aménagement de l’espace public ont certes rééquilibré la situation à la marge, mais la voiture reste de loin le mode transport le plus utilisé en périphérie. Le nombre de kilomètres parcourus par les habitants de la Région bruxelloise continue lui aussi d’augmenter. Dans ce contexte, décréter l’obsolescence d’un mode de transport, c’est dire tout et son contraire. Si la nouvelle politique de mobilité reprend directement les revendications environnementalistes, remettre en cause le système de mobilité ne se fera pas sans arbitrages, sans combats et sans perdants. Comme on peut à la fois abroger le système automobile et promouvoir une politique urbaine contestable, voici une liste non exhaustive des différents clivages auxquels on doit être attentifs afin de ne pas se perdre dans une rhétorique « durable » et policée.
Analyser la place de la voiture à Bruxelles, c’est immanquablement s’interroger sur la ville et son territoire. Car, quand l’administration régionale remet en cause la présence des voitures, elle pose un acte au sein de ses frontières. Cette initiative ne cache donc pas l’inadéquation qu’il existe entre l’espace politique de la Région et son espace morphologique. Or, si les dimensions d’un même espace ne sont pas délimitées de manière symétriqueles limites ne concordent pas, c’est parce elles sont des réponses différentes à des tensions vécues par la société en son temps. Ainsi la constitution de la Région bruxelloise fut le fruit de conflits communautaires tandis que l’extension suburbaine de la ville relève du champ économique.
En effet, c’est bien une politique publique délibérée qui a entraîné l’urbanisation résidentielle en périphérie. Elle voulait conforter à la fois la croissance nationale des années 60 et l’accès à la propriété en banlieue [2]. Les nouveaux lotissements ont été accompagnés par la création d’un réseau routier dense et d’une interdépendance entre Bruxelles et sa périphérie. L’ensemble de ces facteurs ont engendré de multiples déplacements pendulaires et les relations économiques entre ces deux entités sont telles que, fonctionnellement, établir une distinction entre Bruxellois et Banlieusard semble un peu artificiel.
Remettre en question l’utilisation de la voiture en Région bruxelloise va donc immanquablement avoir des impacts sur la périphérie. Il est d’ailleurs probable qu’il s’agisse d’un objectif implicite. Car, on ne peut que constater un rapport différent à l’automobile entre le centre et la périphérie. Ainsi cinquante pour cent des déplacements entrant en RBC [3] résultent d’un déplacement entre le domicile et le travail. Plus généralement, on constate que la voiture est davantage utilisée à l’extérieur de la ville (la part modale de la voiture est de 75 % en périphérie pour 33 % à Bruxelles) [4]. Ces données tendent à produire un discours où les navetteurs seraient responsables à la fois de la congestion routière et des nuisances environnementales subies par les citoyens en agglomération. Dès lors, il est tentant de les désigner comme les responsables de la situation actuelle. Puisque l’agrégation de leurs comportements individuels engendre des nuisances, il est nécessaire de les contraindre à d’autres pratiques … et par des plans de mobilités si nécessaire !
Pourtant, se concentrer sur le comportement spécifique des navetteurs, c’est occulter les différences profondes qu’il existe en matière d’usage de la voiture au sein même de la Région bruxelloise. C’est ne pas admettre que la motorisation des ménages est bien plus importante en seconde couronne qu’en première [5]. Il faut donc sortir des logiques régionales et reconnaître l’existence d’un problème plus structurel. L’usage des transports en commun en atteste : il a augmenté de manière impressionnante dans toutes les régions de Belgique. En vingt ans, les passagers transportés par tous les opérateurs publics ont doublé. Pour, la SNCB, l’augmentation est moins forte, mais elle atteint tout de même soixante pour cent [6]. Cette tendance aurait pu être accentuée si seulement les différentes entités fédérées du pays partageaient des objectifs communs. Pourtant, un manque de cohérence apparaît lorsqu’on observe les actions des différentes autorités de tutelle : les plans de mobilité ne sont toujours pas concertés et l’intégration tarifaire entre les différents opérateurs est inexistante. Parfois, les objectifs apparaissent même antinomiques. C’est le cas notamment du RER où l’on peine à trouver les financements nécessaires à son achèvement tandis qu’un régime des voitures de société dispendieux est maintenu. Dans ce contexte, proclamer une limitation de l’usage de la voiture en ville risque d’amplifier la cacophonie. L’impact va être ressenti par toute la population ne bénéficiant pas de transport collectif de qualité.
Car la périphérie n’est pas un espace homogène. Les banlieues aisées y côtoient les espaces plus industriels et, avec l’augmentation du prix de l’immobilier à Bruxelles, cet endroit est aussi devenu une zone de relégation [7]. Dans ces conditions, les mesures envisagées vont certes atteindre les personnes utilisant leurs véhicules par convenances. Mais elles vont aussi avoir un impact sur ceux qui l’emploient par nécessité ! Comme être mobile, c’est à la fois un besoin primaire et une contrainte, certains groupes sociaux fragilisés vont voir leurs l’accès aux services essentiels compromis (travail, enseignement, activités culturelles). Mener une politique publique favorisant le transfert vers de nouveaux modes de transport ne peut donc se faire sans discernement et accompagnement social.
Ces exemples indiquent que les relations entre le centre et la périphérie sont des éléments centraux permettant d’expliquer bien des politiques publiques. Les différentes entités fédérées essayent à la fois de maximiser leurs accès aux richesses de la ville et de minimiser les nuisances qu’elles subissent. Mais derrière les apparences vertueuses, les politiques publiques cherchent davantage à favoriser des intérêts spécifiques que de réellement diminuer l’usage de la voiture en ville. Certaines mesures emblématiques du plan de mobilité bruxellois « Good move » illustrent cette tendance. L’une d’entre elles, la gestion dynamique des flux, veut allonger les phases d’arrêt des feux de circulation en cas de congestion excessive des voiries en aval. Pour ce faire, on commandera les dispositifs à distance afin de reporter les embouteillages en amont. Autre exemple, la hiérarchisation des voiries veut diminuer les nuisances des automobiles au sein des quartiers. L’objectif est de créer des espaces apaisés et ce faisant, de créer un maillage fin où chaque voirie serait dédiée à un moyen de transport spécifique. Le report du trafic automobile se ferait dès lors en cascade : des quartiers vers les voiries structurantes et des boulevards vers le périphérique. Ce faisant, la Région prévoit donc bien une diminution du trafic automobile en son centre, mais acte surtout une augmentation du trafic sur le périphérique [8], à l’extérieur de ses frontières ...
Si la fin de la société de l’automobile engendre des tensions spatiales entre les différentes parties de la métropole bruxelloise, elle pose également la question des moyens mobilisés pour la dépasser. De nouvelles infrastructures devront être construites tandis que d’autres seront réaménagés. Cependant, face aux coûts de ces dernières, d’aucuns soutiennent qu’il est impossible pour l’état d’assumer les besoins de mobilité propre à chaque citoyen. C’est ainsi que l’action publique prend de nouvelles formes : les services !
Cette approche immatérielle semble pourtant bien éloignée de la conception antérieure. À l’époque, la mobilité était une question de flux. Pour que la voiture puisse pénétrer efficacement en ville, une politique délibérée de transformation urbaine a été menée. Entre les années 50 et 70, l’État a concentré une masse importante de capitaux et,, la cité a progressivement été jalonnée par des ceintures autoroutières, des viaducs et des tunnels pénétrants. Ces investissements s’expliquent aussi par les conceptions économiques des « Trentes Glorieuses » . Jusque dans les années 80, l’état-planificateur engendre la demande par une politique volontaire d’investissement. Les grands travaux à Bruxelles ont résulté de cette logique. Ils sont conçus alors comme une condition préalable permettant la prospérité de tous. Une série de crises [9] va pourtant avoir raison du paradigme ambiant. La synthèse néo-libérale qui lui succède appréhende l’économie d’une manière radicalement différente. Les budgets doivent y être à l’équilibre et, seule, la compétition permet d’attirer efficacement les capitaux nécessaires à la croissance. Dans ces conditions, ériger et entretenir des infrastructures est bien plus complexe.
La période actuelle n’est pourtant pas dénuée de solutions. Ainsi, la conception même de la mobilité a évolué : elle est désormais aussi décrite comme un capital. Cette évolution implique une transformation radicale des perspectives. Maintenant, les problèmes de mobilité ne résultent plus seulement des infrastructures déficientes. C’est aussi l’incapacité chronique des individus à mobiliser les compétences adéquates pour se déplacer [10] qui les engendreraient. Une offre conséquente de services s’est donc développée afin de pallier aux carences des citoyens. Ainsi, en entreprise, le conseiller en mobilité est une nouvelle fonction qui se généralise. La puissance publique n’est d’ailleurs pas en reste puisque le plan « Good Move » va ouvrir, à l’horizon 2030, jusqu’à vingt points d’informations au sein de la région. Ils auront pour fonction d’offrir un « véritable service de coaching pour répondre aux besoins spécifiques de l’usager et lui permettre d’essayer de nouvelles façons de se déplacer et de s’approvisionner » [11]. Autre développement emblématique illustrant cette tendance : le Maas, une plateforme digitale, mise en place par la Région en 2021. Il regroupera l’ensemble de l’offre disponible en matière de transport et de micromobilité (opérateur public ou privé).
Bien sûr, personne ne pense que les services peuvent à eux seuls résoudre les problèmes liés aux déplacements en RRRrégion Bruxelloise. Toujours est-il que leurs réalisations demeurent un accomplissement sur lequel les pouvoirs publics peuvent encore communiquer. Car, soyons de bon compte, il existe une réelle volonté de construire des infrastructures de mobilité en Belgique. Entre le RER, le métro nord, l’élargissement du ring ou la destruction du Viaduc Herrmann-Debroux, les projets foisonnent. Mais le constat est pourtant clair, dès qu’un projet est d’envergure : les financements manquent et les délais explosent. C’est que le paradigme économique ambiant est très sourcilleux sur les dépenses publiques. Les déficits ne peuvent plus excéder les trois pour cent et une norme comptable européenne( « SEC2010 » [12]) veille jalousement à son application.
Pourtant, le développement et l’entretien de l’existant est tellement vital pour une collectivité qu’elle est obligée de trouver des stratagèmes pour contourner le cadre normatif actuel. C’est pourquoi les gouvernements procèdent de plus en plus à des mouvements de « déconsolidation ». L’idée générale est de sortir des postes de dépenses des comptes nationaux. La puissance publique doit donc utiliser des montages opaques pour exercer son action légitime, et ce quel que soit le niveau de pouvoir. Pour la seule Région bruxelloise : 437.7 millions d’euros de son budget ont été déconsolidés cette année pour financer les dépenses en infrastructures liées à la mobilité [13] . Cette décision unilatérale devra encore avoir l’assentiment des organismes de tutelle pour être effective (Eurostat ou cours des comptes).
En synthèse, le paradigme économique et les contraintes normatives expliquent eux aussi, à leurs manières le succès des approches "servicielles" de la mobilité. Face à l’impossibilité de mener des projets d’envergure, le plus grand avantage des trottinettes électriques n’est-il pas qu’elles sont visibles ? Elles deviennent alors un élément tangible manifestant une volonté politique : la nécessaire transformation des pratiques journalières en mobilité. Cependant, pour un utilisateur, renforcer l’offre disponible n’est probablement qu’une dimension marginale influant sur le choix du mode de transport. Qui peut sincèrement croire qu’un habitant de Rhode-Saint-Genèse va abandonner sa voiture de société parce qu’un service de « Maas » a été mis en place à Bruxelles ? Des éléments structurants vont davantage influencer sa pratique : les parkings disponibles, les axes menant à l’agglomération, la qualité des services de transports collectifs… La Région bruxelloise devra donc requalifier ces infrastructures si elle veut parvenir à ses objectifs. Encore faudra-t-il qu’elle utilise les maigres budgets dont elle dispose avec cohérence. Car lorsqu’en 2020, on utilise 107 millions d’euros déconsolidés, pour rénover les tunnels de la petite ceinture, la fin de l’usage de la voiture individuelle s’apparente plus à un discours moralisateur qu’à une véritable orientation politique.
Si les transformations du système de mobilités engendrent des tensions sur les espaces et les budgets, la gestion du stationnement demeure quant à lui un enjeu politique. Par bien des aspects, le parking disponible est un incitant à l’utilisation de la voiture. Cette réalité est depuis longtemps appréhendée par nos responsables et la réduction du nombre d’emplacements de stationnement a toujours été un outil pour à la fois réaménager l’espace public et changer les comportements individuels. Cependant, dans une métropole, l’attractivité du territoire dépend aussi de la facilité avec laquelle les agents peuvent se rendre dans la ville et l’utiliser. Cette double contrainte, la ville habitable et la ville performante, induit une approche différenciée du stationnement : le parking en voirie est mis sous pression tandis que le parking souterrain est encouragé.
Préalablement à ce constat, il est nécessaire de faire l’inventaire du stationnement dans la Région. À ce jour, il existe 309 000 places de parkings en voirie dans l’agglomération bruxelloise. Loin d’être uniformes, elles sont essentiellement réglementées [14] et saturées dans la première couronne, mais abondantes et gratuites dans la seconde [15]. Le parking hors voirie quant à lui, se dénombre à 649 000 emplacements , dont nonante-six pour cent sont privés. Ici encore, nous sommes face aux résultats de la politique moderniste. Transformer la ville en carrefour de l’Europe, impliquait aussi de construire de vastes endroits pour entreposer les véhicules des salariés sous leurs lieux de travail. Le résultat est que l’offre de parking est pléthorique. À titre de comparaison, Bruxelles dispose d’à peu près le même nombre d’emplacements que Paris [16].
Loin d’être anecdotique, le stationnement est pourtant le dernier maillon de la chaîne de déplacement automobile. Avoir un parking abondant et disponible près de son lieu de destination détermine structurellement le choix du moyen de transport. Ainsi, les Bruxellois sont deux fois plus nombreux à utiliser leurs voitures lorsqu’ils peuvent garer leurs véhicules facilement [17]. Bien conscient de ces enjeux , la Région sait qu’elle ne peut transformer la mobilité en ville sans diminuer substantiellement le nombre de parkings. Dès 2001, elle ambitionne de réduire de 15 % les emplacements en voiries [18].
Cette volonté va se heurter aux pouvoirs communaux. Les différents bourgmestres ont parfois des agendas bien différents de ceux de la Région et la suppression de stationnement est une mesure extrêmement impopulaire. Par ailleurs, l’agglomération craint qu’une accessibilité plus complexe pour les automobilistes induise une perte d’attractivité du territoire. De ces considérations émerge une nouvelle doctrine et deux plans vont alors préciser les objectifs en matière de stationnement lors de la dernière décennie. Ils devront toujours diminuer(-16 % par rapport à 2004), mais le « stationnement hors voirie contribuera significativement à compenser la suppression des places de stationnement en voirie » [19]. Dès lors, quelle que soit l’intervention de l’état sur l’espace public (création de piste cyclable, élargissement de trottoir, création d’oreille aux carrefours, etc.) [20], de nouveaux emplacements devront être créés pour compenser la perte des automobilistes. Ces nouvelles contraintes réglementaires vont créer des situations ubuesques. À la place du Miroir par exemple, le développement d’un site propre d’une nouvelle ligne de tram va impliquer la construction d’un parking souterrain à titre de compensation. Pour développer des alternatives à la voiture, la Région a donc été contrainte de construire une infrastructure souterraine ... attirant les véhicules motorisés ! Pire, le parking est actuellement sous-utilisé alors qu’il a demandé une débauche de moyens financiers. Le développement de la ligne 9 a été budgété pour 66 millions d’euros [21], le parking aurait coûté à lui seul 8,5 millions d’euros [22] …
Après ces errements, la Région opère un revirement dans la dernière mouture de son plan de mobilité. Vingt mille emplacements devront être supprimés en voirie, et ce sans compensations. Néanmoins, cela ne signifie pas que le pouvoir public n’est plus favorable aux stationnements hors voirie. En atteste nt les changements du Code Bruxellois de l’Aménagement du Territoire augmentant sensiblement le seuil de places nécessaire à la réalisation d’une étude incidence pour la construction de ceux-ci ( il passe de deux cents emplacements à quatre cents). Alors certes, la Région justifie cette politique pour des raisons différentes. Aujourd’hui, le parking hors voirie est légitimé par l’augmentation de la démographie bruxelloise. Si la population dépasse le million trois cents milles habitants, alors le stock de véhicules motorisés augmentera de quarante mille unités [23]. Il faut donc créer de l’espace pour accueillir les nouveaux arrivants.
Cependant, après cet état des lieux, il est possible d’en faire une autre lecture. Derrière l’objectif consensuel de réduire la voiture en ville se cache une sélection méthodique des pratiques. La politique de stationnement trie les usages jugés vertueux et ceux qui ne le sont pas [24]. C’est « la voiture ventouse », un véhicule utilisant de manière prolongée les emplacements sur l’espace publicss, qui en est la cible ! Ces mesures pourraient être légitimes, mais dans une agglomération ou la majorité des parkings publics se trouve en voirie, elles suppriment du commun tout en favorisant l’intérêt particulier. Les voitures ventouses, c’est aussi les citoyens et les travailleurs qui ne disposent pas d’emplacement personnel !
Les nouveaux piétonniers illustrent avec éloquence la ville du futur. Au sein de ses espaces, les pouvoirs publics interdisent l’essentiel de la mobilité automobile pour y renforcer l’attractivité commerciale. Pourtant, ces nouveaux espaces urbains entraînent systématiquement la création de nouveaux parkings souterrains [25]. Les anciens besoins se trouvent remplacés par de nouveaux usages, le travailleur par le chaland, le trafic de passage par la circulation du commerce. La métropole de demain ne sera donc pas sans voiture, l’automobile et ses nuisances y seront enterrées, les embouteillages délocalisés, l’espace public libéré… mais pas pour tout le monde !
Le système automobile a démontré ses limites en matière de transport de masse. Chaque jour, la congestion des voiries rend impossible le maintien du statu quo. Ces dernières années, une série d’autres arguments majeurs ont émergé remettant en cause le « tout à la voiture ». D’abord, son omniprésence rend la ville inhabitable. Ensuite, son usage entraîne des accidents et une mortalité évitable. Enfin, la combustion des moteurs engendre une dégradation importante de la qualité de l’air. La conjonction de ses trois arguments s’est transformée en injonction morale triant les comportements vertueux et les pratiques déviantes.
Aujourd’hui, la « ville apaisée » s’érige donc comme une norme sociale et, se faisant, elle invisibilise les rapports de force inhérents aux politiques urbaines. La transformation programmée des systèmes de transports va favoriser des catégories sociales. Les classes moyennes qui ont réinvesti la ville vont voir leur cadre de vie amélioré et la valeur foncière de leurs habitats augmenter. Les grandes entreprises, elles aussi, profiteront de voiries libérées tout en préservant leurs vastes espaces de stationnement [26]. Les commerçants, enfin, vont bénéficier d’un centre-ville attractif. Mais il y aura aussi des perdants : le petit entrepreneur ne disposant pas de stationnement privé, le périurbain sans transport collectif, l’habitant des quartiers populaires de la première couronne ne disposant pas de garage… De plus, l’injonction morale agit comme un mantra, réduire la place de la voiture en ville est argument se suffisant à lui -même. Pourtant, derrière cet impératif, les politiques publiques opèrent une série d’arbitrages entre le centre-ville et la province, entre les services et les infrastructures, entre les parkings de surfaces ou en voirie ! Si l’objectif est consensuel, la stratégie pour y parvenir devra néanmoins être le fruit de délibération collective. Parce qu’en se présentant comme un prescrit neutre, les politiques de mobilité dissimulent leur caractère technocratique. Il est urgent d’édicter démocratiquement des critères clairs pour parvenir à une nouvelle mobilité. En omettant cette étape, l’autorité clive le débat et, crée un climat social où pour et anti s’affrontent.
Pour conclure, il ne s’agit pas d’incriminer la Région bruxelloise. La gestion radio concentrique des flux ou un centre-ville sans voiture sont des politiques développées par toutes les villes d’Europe occidentale. On est face à un modèle universel censé dessiner la métropole de demain. Cependant, le morcellement institutionnel belge est un catalyseur aggravant systématiquement les conséquences sociales induites par cette vision. Parvenir à une société où l’automobile n’est plus l’alpha et l’oméga des systèmes de déplacement demandera donc encore du temps. Loin d’être la fin de l’histoire, la vision institutionnelle sur la place de la voiture en ville offre un nouveau champ d’action pour le mouvement environnemental. En son sein, il faudra œuvrer pour un nouveau système de transport homogène et juste.
Chargé de mission
[1] Le titre a été édité depuis le mois de janvier 2019. L’intitulé est aujourd’hui plus sobre : « Bruxelles en voiture ». Le contenu reste le même.
[2] R. Duterme, « Petit manuel pour une géographie de combat », p. 73, La Découverte, Paris, 2020
[3] M. Stralle, « Les déplacements entre Bruxelles et périphérie : des situations contrastées », Brussel Studies, 2019
[4] M. Stralle, « Les déplacements entre Bruxelles et périphérie : des situations contrastées », Brussel Studies , 2019
[5] T. Ermans, « Les ménages bruxellois et la voiture », p5, IBSA, 2019
[6] M. Stralle, op. cit
[7] S. De Laet, « Les classes populaires aussi quittent Bruxelles. Une analyse de la périurbanisation des populations à bas revenus », Brussels Studies, 2019
[8] Aménagement sc, « Rapport sur les incidences environnementales relatif à l’élaboration d’un nouveau plan régional de Région de Bruxelles-Capitale », avril 2019, p251
[9] Guerre du Vietnam, fin de Bretton Woods 2 et crise pétrolière
[10] J. Rensonnet « Xavier Tackoen « 95% de la population sont des analphabètes de la mobilité » », 12 septembre 2017, www.lavenir.net
[11] Good move, p122
[12] Afin de faire converger différents pays vers un ensemble supranational, divers traités imposent à la Belgique un déficit public maximal. L’État est donc contraint de présenter son bilan à l’Union européenne et, pour se faire, elle doit utiliser une norme comptable commune : le « SEC2010 ». Cette nomenclature a pour avantage de faire apparaître les comptes de manière unifiée, et ce, quel que soit le pays de l’Union d’où ils proviennent. Cependant, elle interprète certains postes de dépenses de manière trop rigoureuse. Ainsi, quand un emprunt est réalisé pour une dépense patrimoniale, l’ensemble du capital emprunté doit directement apparaître au passif du budget. Mais, lors d’un investissement en infrastructure, les montants dus sont alors tellement importants que les comptes nationaux sont mécaniquement en déficit. Pourtant, le système antérieur permettait d’éviter cette dérive : en échelonnait autrefois la dépense sur plusieurs années. La rigueur budgétaire et une norme comptable ne permettent donc plus aux États de construire de lourdes infrastructures sur leurs deniers propres.
[13] V.LA., « Budget : le gouvernement bruxellois gonfle la dette de la Région pour investir », Le Soir, 11 novembre 2019
[14] Limité dans la durée ou payant
[15] Le taux d’occupation des parkings est de 0,87 pour Molenbeek alors qu’il de 0,47 à Woluwe-Saint-Pierre in E.Dubois"Quelle(s) solution(s) au problème de stationnement à Bruxelles ?", Débat de Brupartners, 27 novembre 2019, Bruxelles
[16] Ibid.
[17] De 42,6 % à 25,9 % in Bruxelles Mobilité, « Plan Régional de mobilité/ Diagnostic - Question 07:Pourquoi le stationnement est-il difficile à Bruxelles, malgré une offre importante d’emplacements de parking ? », octobre 2017, p.5
[18] Bruxelles Mobilité, « Iris 2 – Plan de mobilité de la Région de Bruxelles Capital », novembre 2011, p110
[19] Op cit., p,11
[20] Bruxelles Mobilité, « Plan de politique de stationnement », 2013, p. 62
[21] J. Durant, « Jette : le chantier du tram 9 commence ce lundi », rtbf.be, 29 avril 2015, consulté le 16 décembre 2020
[22] T.Julien, « Jette : 10 millions d’euros pour la place du Miroir », dhnet.be, 11 janvier 2016, consulté le 16 décembre 2020 sur
[23] Si le taux motorisation par ménage reste le même qu’aujourd’hui in Bruxelles Mobilité, « Plan Régional de mobilité/ Diagnostic - Question 07 », op. Cit., p.7
[24] H. Reigner, « Neoliberal Rationality and Neohygienist Morality. A Foucaldian Analysis of Safe andSustainable Urban Transport Policies in France », Territory, Politics, Governance, Taylor and Francis,2016, 4 (2), pp.196-215.
[25] Au centre-ville, mais aussi , plus récemment, à la place de la Vaillance
[26] Cet aspect peut être nuancé puisque s’il est très difficile de toucher à la propriété privée en Belgique, Bruxelles Environnement essaye de réduire le nombre emplacement lors du renouvellement des permis d’environnement