Le 26 septembre 2021, lors d’un référendum historique, les habitant·es de Berlin disaient massivement « oui » à l’expropriation des grandes sociétés immobilières sévissant sur le territoire de la capitale allemande et à la socialisation de quelque 240 000 logements. Mais rien n’est encore gagné et cette lutte n’est que le dernier épisode d’un long combat pour le droit au logement.
À un moment où les victoires sociales se font rares et où le néolibéralisme poursuit sa course folle, peu importe les crises qui se succèdent et les situations déjà désastreuses qui s’accentuent, nous avons de bonnes raisons de nous réjouir lorsqu’une mobilisation parvient à enrayer la machine. D’autant plus lorsque les « réponses » apportées par le politique aux excès du marché semblent invariablement déboucher sur plus de marché, et que nos sociétés occidentales connaissent un terrible repli réactionnaire.
Le « oui » berlinois va radicalement à contrecourant de ces tendances : il cherche à répondre à la crise du logement en rompant avec la logique marchande, en refusant le mantra du secteur immobilier selon lequel la seule issue possible serait de construire toujours plus pour faire augmenter l’offre, et il oppose la socialisation à la logique de privatisation. La campagne pour l’expropriation a réussi à fédérer largement sur la ville les mouvements pour le droit au logement et à mobiliser la société à travers une revendication à la fois radicale et concrète car elle s’appuie sur la Loi fondamentale allemande.
Cependant, le gouvernement de Franziska Giffey (SPD) semble déterminé à tout faire pour ne pas avoir à mettre en œuvre le résultat du référendum et la campagne s’est désormais déplacée vers le terrain de la confrontation politique et juridique avec le Sénat berlinois et le lobby immobilier. La capacité des berlinois·es à maintenir la pression sur le politique sera sans doute cruciale dans cette bataille.
La campagne portée par l’initiative Deutsche Wohnen & Co enteignen (Exproprier Deutsche Wohnen & Co, DWE) est loin d’être la première mobilisation pour le droit au logement à Berlin, même si elle dépasse les précédentes par son ampleur et sa capacité à toucher largement la société.
Au cours des dix dernières années et alors que les salaires ont à peine augmenté, les loyers ont doublé, devenant de plus en plus inabordables pour les habitant·es, locataires à plus de 80 %. Les grandes sociétés immobilières comme Deutsche Wohnen, Vonovia, Akelius et d’autres sont les principales responsables de cette explosion des loyers. Promettant de verser des dividendes élevés à leurs actionnaires, ces sociétés ne cessent d’augmenter leurs loyers et d’imposer des pratiques abusives à leurs locataires.
Les Berlinois·es avaient obtenu, en 2020, après des années de mobilisation et un autre référendum, un gel des loyers (Mietendeckel). Après la mise en œuvre d’instruments ayant montré leur insuffisance – tels que le Mietpreisbremse (frein aux loyers), le Milieuschutz (protection de l’environnement urbain) et le droit de préemption – ce gel des loyers était le premier outil capable de réellement entraîner une baisse des loyers. Mais dans un arrêt du 25 mars 2021, la cour constitutionnelle de Karlsruhe avait abrogé la loi berlinoise, considérant que les Länder ne sont pas compétents pour prendre ce genre de décisions et qu’il revient au seul gouvernement fédéral de limiter le droit de propriété.
Le « oui » berlinois oppose la socialisation à la logique de privatisation.
Il est utile de faire ici une petite parenthèse. Cette décision, reposant sur une lecture libérale de la Loi fondamentale allemande (Grundgesetz), pourrait faire penser que nous sommes condamné·es à rester prisonni·ères d’une logique marchande où le droit de propriété l’emportera toujours sur le droit au logement. Or il n’en est rien. Les lois ne sont pas immuables, pas même les Constitutions. Elles varient, tout comme leur interprétation par les tribunaux, selon les époques et les rapports de force.
Malgré les réactions outrées que le Mietendeckel a suscitées dans les rangs des libéraux toutes tendances confondues – qui ne sont pas sans rappeler des réactions similaires chez nous dès qu’il s’agit de toucher au sacro-saint droit à la propriété privée –, l’encadrement des loyers n’est pas une nouveauté. Les loyers étaient gelés dans l’ensemble de la RFA jusqu’en 1955. À Berlin-Ouest, cet encadrement du marché locatif dura même jusqu’en 1987 et sa suppression donna lieu à ce que le Berliner Mieterverein (la plus grande association de locataires berlinois·es) appela en 2008 la « dernière grande campagne de politique du logement à Berlin ».
Néanmoins, cette décision, qui constitue indéniablement une défaite du mouvement et une régression considérable pour le droit au logement, n’eût sans doute pas entièrement l’effet escompté par les député·es CDU et FDP, initiateurs de la plainte. D’une part, les différentes campagnes pour l’encadrement des loyers en Allemagne ont amorcé un important travail de convergence avec comme horizon un gel au niveau fédéral (Bundesweiter Mietendeckel). D’autre part, la campagne pour l’expropriation des grands groupes immobiliers, qui avait perdu une partie de son souffle avec l’introduction du gel des loyers, connut un regain de force considérable qui l’amena à prendre une ampleur sans précédent. La réaction de la population semble porter un message très clair : il faut arrêter la folie des loyers, d’une manière ou d’une autre. Et si nous ne pouvons pas geler les loyers… eh bien exproprions !
En effet, par leur simple taille, ces grands groupes immobiliers possédant plus de 3 000 logements ont une influence massive sur le marché locatif berlinois puisqu’ils possèdent ensemble plus de 240 000 logements, soit 12 % du parc locatif ! La socialisation de ces logements n’aurait ainsi pas seulement un impact direct sur la vie des locataires directement concerné·es, mais aussi sur tout le marché locatif, faisant indirectement baisser les loyers dans leur ensemble. Par ailleurs, la majorité de ces logements appartenait autrefois au Land de Berlin. Il s’agit donc aussi pour les Berlinois·es de reprendre ce qui leur appartient et qui a été bradé au secteur privé par le politique, de reprendre le contrôle de leur ville en somme.
L’article 15 de la Loi fondamentale allemande, sur laquelle repose la campagne, dit que « le sol […] peut être transféré en propriété commune à des fins de socialisation ». Ce même article permettrait également l’indemnisation des sociétés immobilières à des valeurs inférieures à celles du marché via un prêt financé par les loyers des appartements socialisés, évitant ainsi de gréver le budget du Land de Berlin. Une fois remboursés, ces appartements continueraient à produire des revenus qui permettraient, par la suite, de financer de nouvelles constructions pour continuer à agrandir le parc de logements socialisés.
Par ailleurs, l’enjeu de la socialisation est aussi un enjeu démocratique : dans le secteur privé mais aussi dans le secteur du logement public, les locataires n’ont pratiquement pas voix au chapitre. La socialisation permettra de considérablement augmenter la participation et le contrôle des locataires sur la gestion de leur habitat, car les bâtiments seront transférés vers une institution publique (AöR – Anstalt öffentlichen Rechts) gérée avec la participation des locataires. Ainsi, les Berlinois·es revendiquent également leur droit à la ville en matière de politiques urbaines.
Le mouvement pour l’expropriation est le fruit d’une campagne de longue haleine et d’une mobilisation sans précédent des Berlinois·es. La DWE, à l’origine de la campagne, est une initiative de démocratie directe portée par des individus engagés et des personnes issues d’associations de locataires, de groupes engagés sur les questions urbaines et de partis politiques. Cette campagne est parvenue – malgré leurs différends politiques – à fédérer largement les défenseur·euses du droit au logement, à imposer ses revendications dans le champ politique et à tisser des alliances avec d’autres mouvements comme les Fridays for future, les syndicats ou encore les jeunesses du SPD et des Verts.
Les décisions de l’initiative sont prises via des assemblées générales bimensuelles. Il existe ensuite sept groupes de travail qui organisent les différents aspects de la campagne, mais aussi de nombreux groupes de quartier (Kiezteams). En tenant des stands, en faisant du porte à porte, en collectant des signatures ou encore en collant des affiches, ces groupes de quartier – auxquels un millier de Berlinois·es ont participé activement – formaient l’épine dorsale de la campagne !
Le texte de la résolution a été soumis en octobre 2018 au Sénat berlinois. Entre avril et juin 2019, une première collecte de signatures – dont l’objectif était d’en récolter 20 000 afin d’initier le processus de référendum – en avait recueilli plus de 77 000. Le Sénat avait alors bloqué le processus pendant plus d’un an. Ce n’est finalement qu’en septembre 2020 – et après des protestations massives – que la pétition a été déclarée légalement recevable. Après quoi, la Chambre des représentants de Berlin avait quatre mois pour traiter la pétition. Cependant, la coalition SPDVerts-Linke n’avait pas pu se mettre d’accord pour adopter la loi de socialisation réclamée.
En janvier 2021, l’initiative DWE a donc mis en œuvre de la deuxième étape du processus de référendum, une nouvelle collecte de signatures. De février à juin 2021, 359 000 personnes ont signé pour lancer le référendum (175 000 signatures valides étaient nécessaires) !
La première victoire du mouvement a été d’imposer la tenue du référendum du 26 septembre 2021 pour l’expropriation des sociétés immobilières privées possédant plus de 3 000 logements sur le territoire de la capitale allemande. Pour que le « oui » à l’expropriation de Deutsche Wohnen & Co l’emporte, une majorité simple des votant·es et la participation d’au moins 25 % des personnes ayant le droit de vote étaient nécessaires. Les résultats furent au-delà de toutes les attentes : 1 798 308 Berlinois·es (73,5 % des électeur·ices) ont participé au référendum, et 1 035 950 votèrent pour l’expropriation. La victoire fut sans ambiguïté : 57,6 % de « oui » contre 39,8 % de « non » [1].
Suite aux élections qui se tenaient elles aussi le 26 septembre 2021, les Berlinois·es se retrouvent avec un nouveau gouvernement en bonne partie hostile à l’idée de l’expropriation-socialisation, mais chargé de mettre en œuvre le résultat du référendum. En particulier Franziska Giffey, à la tête du SPD berlinois, est connue pour sa proximité avec le secteur immobilier. Pour le gouvernement, par la voix de la bourgmestre-gouvernante, il s’agit à présent de mener une « enquête juridique sérieuse » via une commission d’expert·es. Le porte-parole de DWE, Rouzbeh Taheri, a beau déclarer que « le mandat est clair et sans ambiguïté », et qu’on peut négocier le « comment » de la socialisation, mais pas le « si », il ne fait pas trop de doutes que le SPD mettra tout en oeuvre pour faire échouer le processus. Et il ne faut pas oublier non plus la réticence des Verts pour qui la proposition de DWE constitue un « dernier recours ».
La commission a commencé à se réunir le 29 avril dernier. Elle compte treize membres, trois pour chaque parti de la coalition, trois pour l’initiative à l’origine du référendum, et sa présidente, Herta Däubler-Gmelin, ancienne ministre fédérale de la Justice pour le SPD. La gauche et les Verts se sont mis d’accord sur leurs six expert·es, le SPD de son côté a choisi de nommer trois opposants déclarés à la socialisation. La commission se donne environ un an pour arriver à ses conclusions et il est clair que la transparence et la publicité des débats – indispensables pour garantir un débat public et éviter que le sujet ne disparaisse petit à petit derrière les portes closes de la commission – seront des enjeux majeurs et donnent déjà lieu à un bras de fer entre les différentes forces impliquées.
Par ailleurs, parallèlement au travail de la commission, le SPD s’empresse depuis le début de la législature à proposer d’autres mesures, dressées en alternatives à l’expropriation, notamment via une « Alliance pour la construction de nouveaux logements et des logements abordables », censée regrouper des représentant·es du politique, du secteur immobilier et des associations de locataires. La proposition principale de cette « alliance » est de mettre en place des procédures facilitées et plus rapides pour l’obtention des permis d’urbanisme, en échange d’une limitation volontaire des loyers par les géants de l’immobilier… Mais cette initiatives semble déjà se dégonfler puisque Vonovia et d’autres ont entre-temps annoncé qu’ils ne se priveront finalement pas d’augmenter les loyers (en invoquant l’inflation et la hausse des coûts et des taux d’intérêts) et que d’autre part le Berliner Mieterverein vient de retirer son soutien à l’alliance.
Si le combat n’est pas gagné, rien n’est encore perdu non plus. Et la proposition d’exproprier et de socialiser continue à gagner du terrain. Au point de provoquer une fracture dans les rangs mêmes du SPD berlinois, qui a désavoué ses dirigeant·es lors de son congrès de juin en se prononçant majoritairement en faveur d’une loi d’expropriation-socialisation si la commission devait aboutir à une conclusion positive.
Quelle que soit l’issue de la lutte des Berlinois·es, elle envoie un signal clair à toutes les villes européennes : il est possible de faire prévaloir le droit au logement sur celui à la propriété privée ! Elle marque l’histoire contemporaine des luttes pour le droit au logement en nous fournissant l’exemple d’une campagne qui est parvenue à mobiliser de larges pans de la société en partant d’un problème quotidien concret et en y proposant une réponse tout aussi concrète qui s’inscrit dans le cadre institutionnel donné sans y sacrifier la radicalité de sa perspective. C’est-à-dire en parvenant à s’ancrer dans le contexte qui est le sien, tout en trouvant un levier capable d’en bousculer le cadre. Cette lutte nous montre aussi à quoi ressemble un réel processus démocratique lorsqu’il est porté par la société plutôt que délégué aux professionnel·les de la politique.
Cela étant dit, Bruxelles n’est pas Berlin. Il existe des similitudes – comme ces quartiers centraux populaires longuement délaissés, ce statut de centre institutionnel et politique, ainsi qu’une flambée des loyers sans précédent –, mais nous ne subissons pas encore à Bruxelles l’influence néfaste de ces immenses groupes immobiliers concentrant à eux seuls une bonne partie du parc de logements. La finaciarisation du logement s’opère ici différemment [2]. De plus, le mouvement pour le droit au logement et l’histoire de nos luttes ne sont pas les mêmes [3]. Aussi – résultat d’une longue politique belge visant à favoriser l’accès à la propriété –, la proportion de locataires est moindre (60 % contre plus de 80 % dans la capitale allemande) et de nombreux ménages bruxellois sont propriétaires-occupants de leur logement… et parfois bailleurs d’un appartement « sur le côté ». Ayant pour le moment été épargné·es par une crise « à l’espagnole » voir p. 16-18, ces « petits propriétaires » servent en quelque sorte de tampons entre locataires et multi-propriétaires. Ceci rend l’articulation des intérêts des uns et des autres complexe, alors qu’il est certain que ces « petits propriétaires » sont socialement infiniment plus proches de la majorité des locataires que de ceux ou celles qui possèdent et qui louent cinq, dix, voire des dizaines de logements. Dans tous les cas, il nous appartient de trouver, à partir des réalités et des luttes qui sont les nôtres, les leviers appropriés pour faire dérailler à notre tour le train néolibéral dans sa course folle.
Il est possible de faire prévaloir le droit au logement sur celui à la propriété privée.
Le site de l’initiative Deutsche Wohnen & Co enteignen : https://www.dwenteignen.de
[1] Pour les résultats détaillés du référendum (et des élections) consultez le site du Land berlinois : https://www.wahlen-berlin.de/abstimmungen/ VE2021/AFSPRAES/ergebnisse.html
[2] Pour en savoir plus, lire M. AALBERS, La financiarisation du logement en Belgique et à l’étranger, RBDH, 2019.
[3] Sur l´histoire des luttes urbaines bruxelloises, lire notamment Bruxelles en mouvements nO 274, « Urbanisme et luttes urbaines. 41 ans, et alors ? »