Ce 14 octobre, une marée humaine [1] s’est déversée dans les rues de Bruxelles pour dire non à l’Arizona. « Non à l’Arizona » : le seul mot d’ordre capable d’englober la multitude de revendications, la diversité de la foule et la colère présente ce jour-là. Non à l’Arizona parce que la concertation, caractéristique fondamentale de la culture politique belge, semble avoir été balayée d’un revers de la main – droite – depuis la publication de l’accord de majorité fédérale.
Désormais, l’espace médiatique et politique est saturé de propositions et de propos outranciers, directement inspirés de ce que certaines anciennes colonies anglaises d’outre-Atlantique ont de pire à offrir. Ces outrances s’enchaînent à un rythme effréné, mettant bien en peine celles et ceux qui tentent encore d’y répondre de manière raisonnée. L’austérité, non contente de ses costumes de technocrate, hurle désormais des injures, roule des mécaniques et marche au pas. Même les plus placides des habitant·es du plat pays sentent que nous vivons un basculement.
Le catalogue des horreurs serait trop long à dérouler ici, alors, contentons-nous de quelques morceaux choisis pour ce tour d’horizon bouché.
Pendant que le financement du non-marchand – c’est-à-dire la fonction publique, l’enseignement, le monde associatif, la santé, l’économie sociale – se fait joyeusement flinguer, la Belgique dépense un « pognon de dingue » [2] (via subventions et réductions d’impôts ou de cotisations sociales) pour venir en aide aux entreprises privées. Oui, on marche sur la tête. Dans le désert de l’Arizona, l’austérité, ce n’est pas pour les grandes fortunes ni les entreprises à but lucratif, mais pour les gueux·ses et celles et ceux qui œuvrent pour le bien commun.
Ainsi, dans le secondaire supérieur, les enseignant·es devront désormais assurer deux heures de cours supplémentaires par semaine, sans compensation salariale, alors que toute la profession est déjà à bout. À bout, comme un système de santé où les applaudissements de la période COVID semblent bien lointains, et auquel on cherche à imposer encore plus de travail, de flexibilité et de contrôle. Si on voulait détruire les services publics, on ne s’y prendrait pas autrement.
Dans cette grande entreprise de redistribution vers le haut, le droit du travail fait obstacle : on s’attelle donc à démanteler des conquêtes sociales vieilles de plus d’un siècle. Dans la Belgique version Arizona, on pourra dans certains secteurs à nouveau être obligé·es de travailler douze heures par jour et sans prime pour le travail de nuit dans certains secteurs. De manière générale, il s’agira bien sûr de travailler plus longtemps pour moins de paie et moins de pension, tout en pouvant être licencié·e plus facilement.
La sécurité sociale est elle aussi dans le viseur. Avec la réforme de l’assurance-chômage, jusqu’à 230 000 personnes perdront leurs allocations d’ici mi-2027. Déjà faibles en Belgique, les allocations de chômage seront désormais aussi limitées dans le temps. Le carnage social annoncé générera immanquablement une main-d’œuvre prête à accepter n’importe quelles conditions de travail [3].
Bon nombre d’exclu·es du chômage se retrouveront au CPAS, et ce seront les communes – en particulier les plus pauvres – qui paieront l’addition. Ces mêmes communes qui sont déjà à l’agonie. Une recette pour un naufrage programmé donc. Reste à se demander à qui profite le crime.
Une si virile majorité se doit évidemment de défendre l’ordre patriarcal : le matin du 8 octobre, les sièges de la majorité à la commission Justice de la Chambre étaient vides. À l’ordre du jour, une réforme de l’avortement attendue depuis près d’une décennie alors que le droit à l’avortement connaît un soutien massif en Belgique [4].
On évalue encore mal la violence que les mesures Arizona produiront, mais on devine déjà comment ceux qui nous les imposent comptent nous clouer le bec.
« Mais Charlotte, c’est super grave putain »… depuis septembre, on sait par exemple qu’un président de parti peut traiter une journaliste comme un paillasson avant de menacer physiquement l’un de ses confrères – tout un symbole de la conception que certains ont de la liberté de la presse et des contre-pouvoirs démocratiques en général [5].
Mais les pistoleros du Far West fédéral visent plus loin encore : se donner les moyens d’interdire une organisation « radicale » sans devoir passer par la justice, simplement par arrêté royal ! C’est l’objectif du projet de loi « Quintin ». La séparation des pouvoirs aussi est passée de mode chez les chantres d’un libéralisme devenu autoritaire, et cela a de quoi inquiéter – l’Institut Fédéral pour les Droits Humains notamment [6].
On pourrait encore parler des dépenses militaires délirantes, du mépris du droit international via l’obstruction belge à la reconnaissance de la Palestine, de la loi sur les visites domiciliaires qui augure des rafles de sans-papiers dans des domiciles plus si inviolables, du vide sidéral en matière de mesures environnementales, de la stigmatisation des malades de longue durée ou de la prise en otage institutionnelle de Bruxelles…
Les raisons étaient nombreuses pour rejoindre la plus grande manifestation bruxelloise depuis la Marche blanche de 1996. Mais la majorité fédérale déclare avoir entendu le signal… des 5 millions de personnes qui ont travaillé malgré la grève. On peut se demander quelle aurait été la réaction si Jean-Luc Dehaene avait, à l’époque, déclaré avoir entendu le signal des millions de Belges qui n’avaient pas manifesté pour protéger les enfants [7].
La séquence historique que nous vivons ébranle les valeurs fondamentales de notre société, celles qui forment son tissu depuis qu’elle s’est relevée de l’horreur fasciste. Que cela survienne au moment où disparaissent les derniers témoins de cette période n’est sans doute pas un hasard : il y a, de toute évidence, une mémoire qui s’efface.
Alors, gageons que le réveil sera douloureux pour les ingénieurs de l’austérité lorsqu’ils réaliseront que l’opposition à leur désert dépasse bien des clivages partisans. Les seules réformes indispensables aujourd’hui sont celles qui iraient dans le sens de plus de justice sociale et environnementale et plus de démocratie. Or, rien à l’horizon. Alors, pour entrevoir, commençons par dégager l’Arizona.
[1] Le comptage des autorités – 80 000 – a été habilement démonté par plusieurs personnes. Rien que le nombre de tickets SNCB réservés via les syndicats était de 75 000. Cela sans compter les personnes sans affiliation syndicale, très nombreuses, ni les Bruxellois·es. Considérant cela, il est fort à parier que les syndicats eux-mêmes ont sous-évalué le nombre de personnes présentes en annonçant le chiffre de 140 000.
[2] Bruno Bauraind, Clarisse Van Tichelen, Franco Sebastian, « “Un pognon de dingue” : Le soutien public aux entreprises privées lucratives en Belgique », Les notes Éconosphères – Note 3. [https://www.econospheres.be/Un-pognon-de-dingue]
[3] Lire à ce sujet le numéro 116, octobre 2025, de la revue Ensemble
[4] « Sondage sur l’avortement en Belgique », 25/09/2025.
[5] Lire à ce sujet le communiqué de presse du 14/10/2025 de l’Association générale des journalistes professionnels de Belgique (AGJPB/AVBB) : « L’AGJPB dénonce les attaques continues de GL Bouchez contre les journalistes ».
[6] En ligne sur le site de l’Institut fédéral des droits humains (IFDH) : « Interdire des organisations radicales : un projet contraire aux droits fondamentaux », 29/09/2025.
[7] Cette réflexion autour de la notion fallacieuse de « majorité silencieuse » est empruntée au journaliste Bertrand Henne.